Ammar Mahjoubi: Africa au Ve siècle, l’épisode vandale
Au début du Ve siècle, lorsque les tribus germaniques franchirent le 31 décembre 406 le limes du Rhin, près de Mayence, la vague des invasions barbares déferla sur les provinces occidentales de l’Empire romain. Vandales, Alains et Suèves traversèrent et pillèrent la Gaule, avant de s’établir et de se répartir à travers l’Espagne; alors que les Wisigoths s’enfonçaient en Grèce, jusqu’au Péloponnèse, avant de s’attaquer à l’Italie. Conduits par Alaric, ils se jetèrent sur Rome qui, en 410, fut prise et mise à sac. En 416, Constance, le maître de la milice et le vrai chef de l’Empire et de la cour impériale installée à Ravenne, les lâcha sur l’Espagne. Ils y anéantirent les Alains et les Vandales Silings, tandis que les Vandales Hasdings évitaient le désastre et refluaient vers le sud de la Péninsule. Leur roi Gundéric enleva aux Romains Carthagène et Séville, et son successeur Genséric – plus exactement Geiserich – s’assura la maîtrise côtière de toute la Méditerranée occidentale. Doté d’un esprit profond et d’une volonté inébranlable, il était peut-être le plus remarquable des généraux et des hommes d’Etat germains du Ve siècle. Il ne pouvait donc que convoiter le Maghreb romain, avec la conquête de la provincia Africa, terre promise dont le blé ravitaillait Rome et permettrait donc de rassasier ses hordes faméliques.
Dans la province africaine, l’ordre était alors troublé par la révolte du comte Boniface contre la cour impériale de Ravenne. Boniface aurait aidé la sœur du défunt empereur Honorius, l’impératrice Galla Placidia, à défendre les droits de son fils, le futur empereur Valentinien III ; mais il se jugea mal récompensé, lorsqu’il n’obtint pas le titre de «maître des deux armes» et perdit tout crédit auprès de la régente. Suspecté d’hérésie par les Catholiques et même par son ami Saint Augustin, notamment parce qu’il avait épousé une arienne, il fut aussi soupçonné de préparer la scission de l’Afrique après ses succès sur les révoltes berbères. Le gouvernement impérial de Ravenne lança contre lui une armée commandée par le Goth Sigisvult, qui le mit dans une situation critique. C’est alors qu’il aurait appelé les Vandales à son secours. Mais cette prétendue trahison, avancée par des sources tardives, n’est nullement prouvée, car à la veille de l’invasion vandale, la cour de Ravenne avait rappelé l’armée du Goth Sigisvult et rétabli Boniface dans ses fonctions. De toute façon, un envahisseur pouvait espérer trouver en Afrique une faible résistance, grâce aux troubles occasionnés par la révolte de Boniface, comme par l’agitation des Donatistes et les soulèvements des Berbères.
Harcelés par les Wisigoths et en lutte contre les Suèves, les Germains de Genséric décidèrent de franchir le détroit et de passer en Afrique qui, avant leur irruption, avait échappé à la tourmente barbare, et était restée un havre de paix et de prospérité, en particulier dans la province orientale. Les Vandales Hasdings quittaient définitivement l’Espagne, bien que l’Andalousie ou, plutôt, la Vandalousie ait conservé, jusqu’à présent, leur souvenir.
C’est en Afrique qu’ils acquirent leur détestable réputation. Mais comme Chr. Courtois l’avait clairement montré, dans une thèse fondamentale sur «Les Vandales et l’Afrique», leur histoire ne nous a été transmise que par leurs ennemis ou leurs victimes. Les deux sources principales sont en effet Procope et Victor de Vita avec, en sus, Fulgence de Ruspe (Monastir). Le premier, Procope, est certes indispensable pour l’époque byzantine, dont il fut témoin, mais sa relation est plus ou moins fiable pour les époques antérieures. Quant à Victor, l’évêque de Vita, une cité africaine non identifiée de Byzacène, son témoignage, qu’il écrivit en terre d’exil, tourne rapidement au réquisitoire, et pourrait être tenu pour une Passio martyrium plutôt que pour un récit historique. Comme nous pouvons, hélas, l’apprendre quotidiennement ou presque de nos jours, les pires excès étaient et sont commis, surtout en temps de troubles et de guerre, et les Vandales, à cet égard, n’étaient pas en reste. «Il n’en est pas moins certain que le ‘’ vandalisme’’ est une légende, mais qui a pour elle l’autorité durable du néologisme que lança, dit-on, l’évêque Grégoire dans un rapport à la Convention.» (Chr. Courtois, Histoire de l’Afrique du Nord. L’Antiquité, p. 233). Néologisme dont la propagation et la fortune ont traversé les siècles.
Les sources nous apprennent qu’avec Genséric avaient débarqué dans la région de Tanger ou de Ceuta 80 000 personnes (hommes, femmes et enfants). Tout un peuple de Vandales et aussi d’Alains et de Suèves, soit près de 15 000 combattants. L’invasion se conjugua avec l’insurrection des paysans opprimés et grevés d’impôts, et les représailles exercées par les donatistes. Mais c’est la route des envahisseurs, tant d’après Victor de Vita que d’après Possidius, l’évêque de Calama (Guelma), qui fut jalonnée d’horreurs, avec la dévastation des vergers et des cultures, les incendies d’églises, les supplices de prêtres, des vieillards et des enfants. Les autorités romaines ne purent arrêter les Vandales qu’à la frontière de la Numidie. Boniface, de retour en grâce, prit le commandement de l’armée avec ses recrues de mercenaires wisigoths. Après quelques vaines négociations, il engagea la bataille. Battu, il se replia sur Hippone (Annaba) dont le siège dura plus de quatorze mois. On sait qu’Augustin, l’évêque de la cité, y mourut le 28 août 430, alors qu’elle était encore assiégée. Incapable de prendre d’assaut les cités fortifiées, Genséric, après avoir levé le siège d’Hippone, ne s’attaqua ni à Cirta (Constantine) ni à Carthage, qui restèrent aux mains des Romains; mais aucune résistance ne l’empêcha d’étendre sa domination sur l’ensemble du pays. Vainement, une armée envoyée par Constantinople joignit ses forces à celles de Boniface: ce fut pour subir, en 431, une défaite commune et le rappel de Boniface par la cour de Ravenne.
Renonçant à défendre l’Afrique, Aetius, le nouveau «Patrice» et «maître des deux armes», décida d’accepter le fait accompli. Par la convention d’Hippone, signée le 11 février 435, il accorda aux Vandales les mêmes avantages que ceux qui étaient accordés aux autres Barbares dans les provinces qu’ils occupaient : ils entraient au service de l’Empire romain, en qualité de fédérés, contre un modeste tribut, acceptaient l’envoi annuel d’otages à Ravenne, et pouvaient occuper les trois provinces de Mauritanie ainsi qu’une partie de la Numidie, Calama comprise. Ce qui correspond pratiquement au Maroc et à l’Algérie actuelle. Mais pour Genséric comme pour les Romains, cette convention n’était qu’une trêve, car les Vandales désiraient les riches terres des provinces orientales. Profitant des défaites successives de l’Empire en Gaule, Genséric s’empara de Carthage en 439. Un nouveau traité, en 442, lui accorda les trois provinces convoitées, la Proconsulaire, la Byzacène et la Tripolitaine, en sus de l’Est de la Numidie, c’est-à-dire le territoire actuel de la Tunisie, avec l’Est du Constantinois et le territoire des trois grandes cités de la côte tripolitaine. Le blé d’Afrique tombait aux mains des Barbares, qui devenaient un peuple indépendant et souverain, tandis que les Mauritanies devenaient des royaumes indigènes, gouvernés par des roitelets berbères plus ou moins romanisés.
Dans les campagnes céréalières de la Proconsulaire, des expropriations violentes livrèrent la propriété au peuple vandale. Selon Procope, «le roi choisit parmi les habitants de l’Afrique les plus riches et les plus distingués; il donna leurs domaines, leurs mobiliers et même leurs personnes, réduites en état de servage, à ses deux fils Hunéric et Genson… il dépouilla ensuite les Africains de leurs terres les plus étendues et les plus fertiles, il les partagea entre les Vandales… Les anciens propriétaires furent réduits à la dernière misère, mais ils conservèrent leur liberté et purent se fixer où ils voulurent. Genséric exempta de tout impôt les propriétés qu’il avait assurées aux Vandales et à ses enfants. Il laissa à ses anciens occupants toutes les terres qu’il jugea peu productives, en les chargeant d’impôts qui en absorbaient le revenu.» Si des familles vandales s’emparèrent des terres et des villas domaniales, le régime de la propriété, fixé depuis l’époque romaine par la «lex manciana», ne subit quant à lui que peu de changements : les nouveaux propriétaires, retenus à la cour du roi ou à l’armée, se contentaient d’encaisser les larges revenus, servis par les conductores, qui étaient les véritables entrepreneurs agricoles. Ils exploitaient directement, avec des serfs, une partie du domaine et en concédaient l’autre à des métayers héréditaires, les coloni, qui n’étaient souvent que les anciens propriétaires domaniaux. Dans les autres provinces, la propriété des terres revint à l’Etat, mais les occupants ne furent pas inquiétés et purent continuer leurs cultures. Quant aux anciens domaines impériaux, ils échurent au roi, dont les intendants continuèrent, comme au temps de Rome, à les administrer.
C’est grâce à la découverte en 1928 de quarante-cinq tablettes de bois, enfouies au Sud de Tebessa, que ce problème ardu du régime des terres, sous les rois vandales, a pu être largement dévoilé. C’étaient des actes de vente décrivant l’objet de la transaction et indiquant les noms des vendeurs et des acquéreurs, mentionnant le prix et délivrant la quittance avec le transfert des droits et la garantie contre l’éviction. Le lieu et la date (sous le règne de Gunthamund, 493-496) étaient précis et suivis, parfois, de la signature du vendeur. On y trouve le souvenir vivace des dispositions indiquées par les lois romaines du IIe siècle, telles qu’elles sont décrites par les inscriptions découvertes, notamment, à Ain Djemala, dans le nord de la Tunisie. La lex manciana et la lex Hadriana de rudibus agris disposaient que les cultivateurs installés par un propriétaire sur ses terres en friche acquéraient, grâce à la vivification de leurs terres mortes, la possibilité de les transmettre à leurs héritiers, ainsi que celle de vendre leurs droits. Grâce à ces actes, on a aussi une idée du pouvoir d’achat, très faible, des folles (pluriel de follis), ces pièces de bronze saucées d’argent. Leur valeur était extrêmement basse, en rapport avec le solidus, le sou d’or. A cet égard, le prix indiqué des ventes actées montre que la valeur des terres était devenue des plus modiques. «Dans tout cela, écrit E. Albertini, le seul indice de la présence des Vandales en Afrique est le nom du roi – dont l’orthographe est d’ailleurs flottante. Les Berbères romanisés, qui formaient la masse de la population africaine, ont continué à mener, sous les rois vandales, la même vie qu’à l’époque antérieure.»
Ce souci de traditionalisme, de maintien des anciennes structures agricoles affecta aussi les institutions de l’Etat vandale. Cette royauté, issue d’une aristocratie militaire, garda en place les administrations de l’époque romaine, aussi bien régionales que municipales. On continua même à célébrer selon les mêmes rites le culte impérial, devenu seulement culte royal, mais toujours officié à Carthage par l’ancienne assemblée provinciale. Carthage reprit son rang de mégapole d’un Etat devenu une grande puissance maritime de la Méditerranée occidentale. Les Vandales avaient, en effet, réussi à conquérir la plupart des grandes îles du bassin occidental, Baléares, Sardaigne et Sicile. En 455, ils effectuèrent un raid audacieux contre Rome. La Ville éternelle, qui avait des siècles durant fasciné les souverains et les peuples barbares, fut prise le 31 mai et pillée méthodiquement pendant quatorze jours. Byzance, l’Empire romain d’Orient, voulut alors mettre fin à cette menace permanente, et mettant en jeu toutes ses ressources, équipa une flotte dont les vaisseaux, innombrables, formaient trois escadres. Deux d’entre elles réussirent à prendre la Sardaigne et la Tripolitaine, mais la troisième subit, à la pointe du Cap Bon, en 468, un désastre total. Byzance reconnut, dès lors, le fait accompli, et le traité de 476 consacra désormais de bonnes relations avec les Vandales.
C’est dans le domaine religieux, cependant, que le bilan des Vandales paraît négatif. A cet égard, le climat de crise fut permanent. Les Germains étaient certes chrétiens, mais professaient l’arianisme, une hérésie condamnée au concile de Nicée en 425 et, qui niait la consubstantialité du Fils avec le Père. Elle ne pouvait être acceptée par le clergé catholique de l’Afrique chrétienne. Il en résulta une persécution qui ne prit, toutefois, une forme systématique que sous le règne du fils de Genséric, Hunéric (477-484), et «à la suite d’un pseudo-concile tenu à Carthage en 484. Le clergé catholique, dont les biens, comme ceux de l’aristocratie foncière, étaient spoliés, mena une propagande efficace de dénigrement systématique contre les occupants, qui furent accusés des pires atrocités. Cruautés abjectes certes, mais qui étaient chose courante à cette époque.» A l’exemple des atrocités commises par l’empereur catholique Théodose, qui n’avait pas hésité à passer au fil de l’épée les sept mille spectateurs du cirque de Thessalonique, les Vandales vivaient en ces temps violents, cruels et féroces du Ve siècle.
Tout indique, en conclusion, qu’au plan politique, les Vandales, dont la domination ne pouvait s’adapter aux réalités d’un pays jouissant d’une civilisation brillante et raffinée, occupèrent pratiquement l’Afrique comme une garnison victorieuse et avaient, comme l’écrit P. Salama, «péché beaucoup plus par carence que par intention». A l’Ouest de leur territoire aux frontières flottantes, n’excédant probablement pas la région de Cuicul (Djemila en Algérie), ils subirent les assauts des Maures, ainsi appelait-on les tribus berbères du Maghreb. Ceux-ci occupaient déjà les deux anciennes provinces des Maurétanies (l’Algérie et le Maroc) et ne tardèrent pas à porter leur offensive dans le Sud de la Byzacène, sous la conduite d’Antalas. Ils vainquirent les Vandales en bataille rangée. Le processus d’effondrement de l’Etat vandale fut alors engagé, dans une situation de crise morale et sociale, hâtée par l’impéritie et les excès des successeurs de Genséric. Profitant de la déposition du roi Hildéric et de l’usurpation de Gélimer, en violation des règles de succession fixées par Genséric, l’empereur byzantin Justinien mit fin à la guerre contre les Perses et la porta en Afrique. En 533, un corps expéditionnaire commandé par Bélisaire évinça en trois mois l’autorité vandale et le peuple lui-même disparut de l’Histoire. De cette époque vandale, l’archéologie a surtout révélé les innombrables basiliques chrétiennes, construites par les Berbères romanisés, et quelques vestiges, comme cet ensemble de bijoux trouvés à Koudiat Zateur, près de Carthage, dans un sarcophage de marbre où reposait une riche chrétienne du Ve siècle. Le collier, les fibules, les bagues et les plaques carrées ou triangulaires d’or et de pierres précieuses utilisent une technique de sertissage cloisonné, qui appartient à ce qu’on appelle l’art des grandes invasions.
Ammar Mahjoubi