Un épisode des relations entre la Tunisie et la Tripolitaine L’insurgé Ghouma El Mahmoudi dans le Sud tunisien
Les événements qui se déroulent aujourd’hui dans la Libye voisine avec un arrière-plan marqué par la rupture de l’unité nationale, la vigueur des structures tribales, le rôle des milices, qui le plus souvent n’est rien d’autre que l’expression militante d’antagonismes tribaux, l’intervention étrangère ouvertement affichée ou secrète, tout cela ne constitue pas un phénomène inédit. Depuis le XVIIIe siècle au moins, ce qui était alors une province ottomane n’a pas été, loin s’en faut, une immensité désertique, parcourue par des nomades et une frange côtière plus ou moins fertile et avec ses villes portuaires et marchandes comme Tripoli, Misrata, Derna et Benghazi. La conquête de Tripoli par Sinan Pacha en 1551 a définitivement ancré cette région du Maghreb dans l’aire géopolitique méditerranéenne a été, à partir du XIXe siècle, le théâtre d’opérations stratégiques entreprises par les puissances au détriment de l’empire turc.Avec la Tunisie, les relations politiques, économiques, sociales et culturelles sont fort anciennes. A l’époque romaine, les liens entre les deux territoires ont même relevé de la même administration jusqu’à la réorganisation de la province d’Afrique par Dioclétien en 303. Au Moyen Âge, la Tripolitaine était incorporée aux émirats successifs des Aghlabides et des Fatimides de Kairouan, puis au pouvoir hafside de Tunis. Au plan humain, les contacts entre les populations étaient d’autant plus étroits que les structures tribales et le mode de vie nomade ou semi-nomade rendaient fréquents les déplacements temporaires ou définitifs. Ainsi, la confédération des Ouerghemma qui dominait le Sud-Est tunisien avait des ramifications en Tripolitaine. Certaines tribus comme celle des Nouaïl (refoulés en Tripolitaine à l’issue d’une querelle avec les Ouerghamma qui tourna à leur désavantage au XVIIIe siècle) et celle des Mhamîd, dont nous allons parler plus loin, se rattachaient, nous dit l’historien Khalifa Chater, aux Ouled Dabbab de Tunisie.
Culturellement parlant, les dialectes, les usages, l’habillement étaient presque identiques. Dans la médina de Tripoli, l’empreinte tunisienne est nette dans l’architecture et différentes expressions artisanales et artistiques. Dans les milieux sédentaires aussi, les échanges de populations étaient fréquents: Djerbiens, Sfaxiens ou Kerkéniens, par exemple, installés en Tripolitaine et Libyens fixés en différentes régions de Tunisie, et de plus en plus à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe, ainsi que l’atteste l’onomastique.
Mais revenons à la géopolitique. A l’époque moderne, lors du conflit entre Turcs et Espagnols, Tripoli fut tour à tour conquise par les Espagnols en 1510 puis cédé, vingt ans plus tard, par Charles Quint aux Chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean, lesquels en furent délogés par Sinan Pacha en 1551. A partir de cette date, elle devint une province ottomane administrée par un pacha nommé par le gouvernement impérial. Au XVIIIe siècle, à l’instar des beys de Tunis, les Qaramânlî entreprirent, à partir de 1711, une expérience dynastique qui se prolongea avec plus ou moins de vigueur jusqu’en 1835. Les querelles au sein de la famille avaient cependant un caractère récurrent, ce qui mettait régulièrement la dynastie de ces pachas à deux doigts de sa perte. La Sublime Porte mais aussi les beys de Tunis, qui avaient réussi à s’installer solidement à la tête du pouvoir tout en protestant solennellement et régulièrement de leur allégeance au Sultan-calife, suivaient avec préoccupation les soubresauts politiques dont Tripoli et son arrière-pays étaient le théâtre. En 1793, le pacha Ali Qaramânlî et deux de ses fils furent chassés du pouvoir par un militaire ottoman Ali Borghol dont la mission était d’assurer la stabilité et de rétablir une administration directe.
Les princes tripolitains se réfugièrent auprès de Hammouda Pacha bey de Tunis qui les accueillit de bonne grâce. Non content de leur offrir l’hospitalité, le prince tunisien constitua un puissant corps expéditionnaire chargé d’escorter les Qaramânlî, et de les remettre sur le trône. Autre objectif assigné aux troupes beylicales: libérer l’île de Djerba qui relevait du pouvoir de Tunis depuis 1613 et qu’Ali Borghol avait occupé et rattaché à Tripoli. Le 20 janvier 1795, les troupes beylicales prennent Tripoli et Borghol est contraint à la fuite. Le gouvernement ottoman ne vit pas d’un bon œil cette entreprise mais, grâce à l’habileté du ministre Youssouf Saheb-Ettabaâ, le Sultan, conformément à une suzeraineté bienveillante, voulut bien faire preuve de mansuétude. Il confia même à l’émissaire tunisien le soin de remettre les firmans d’investiture à Ahmed II Qaramânlî en qualité de pacha et de son frère Youssouf à la dignité de bey.
Il est vrai que malgré l’autonomie acquise par les beys husseïnites, la légitimité ottomane était encore incontestable à Alger, Tunis et Tripoli. Quelques décennies plus tard, les choses allaient changer. D’abord, sous la forme d’une pression diplomatique et militaire exercée sur les régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli comme par exemple les guerres entreprises par les Etats-Unis contre Alger et Tripoli (les« Barbary wars») puis, à partir de 1816, sous la forme d’une suprématie des escadres occidentales en Méditerranée. La paix revenue en Europe, cette puissance navale redoutable aiguise l’appétit des chancelleries européennes. En 1830, Alger est prise. De manière progressive mais irrémédiable, la régence de Tunis entre dès lors dans la mouvance française, et son autonomie, jusque-là admise sans trop de difficultés par Istanbul, menace désormais la présence ottomane au Maghreb.
En juillet 1835, Chakîr Saheb Ettabaâ, en mission à Constantinople pour solliciter comme de coutume le décret impérial d’investiture pour le nouveau bey, eut des difficultés à obtenir cette marque d’autonomie, qui pour le gouvernement ottoman, constituait à présent un danger. Cette défiance inusitée de la Sublime Porte à l’égard de son vassal de Tunis s’explique tout à fait. En effet, l’expansionnisme européen (France, Grande-Bretagne et, plus tard, l’Italie unifiée) ainsi que la rivalité entre les Etats n’allaient plus cesser de marquer de leur empreinte l’évolution politique des régences «barbaresques» jusqu’à l’occupation coloniale. L’Algérie occupée, la Tunisie fragilisée par des difficultés financières croissantes et sa souveraineté hypothéquée par la France, il ne restait plus à la Turquie que l’actuelle Libye, c’est-à- dire la Cyrénaïque à l’est, le Fezzan au centre et la Tripolitaine à l’ouest. Or, en 1834, cette province est de nouveau en proie à la révolte provoquée par les exigences fiscales d’un pouvoir privé des ressources de la course en mer, faisant face au déclin du monopole commercial et aux abois face à ses créanciers européens. L’agitation est aggravée par les querelles de succession, décidément récurrentes, au sein de la famille Qaramânli. La réaction du gouvernement turc, conscient du péril, fut prompte. En mai 1835, le ministre de la guerre, Néjib Pacha en personne, et Tahar Capoudan-Pacha, amiral de la flotte impériale, débarquent à Tripoli. Manière habile de tester la bonne volonté de l’Etat beylical, ils réclament l’aide du Bardo qui, en juillet, envoie une frégate, une corvette, un brick et des bateaux de transport avec 300 chevaux. Les Qaramânlî, définitivement évincés du pouvoir, la régence de Tripoli retrouve son statut initial de province administrée par un gouverneur nommé par Constantinople.
Les choses semblaient rentrer dans l’ordre sans conséquences fâcheuses pour la Tunisie. La rumeur courut, cependant, que l’amiral, une fois sa mission accomplie à Tripoli, viendrait à La Goulette pour réaffirmer, de manière plus énergique que de coutume, la légitimité turque sur la province de Tunis. Pour parer à toute éventualité, la France adressa au bey de Tunis une lettre comminatoire dans laquelle elle précisait que la marine Royale avait reçu l’ordre, si cela venait à se produire, d’utiliser tous les moyens pour empêcher la flotte turque d’arriver à Tunis.
A Tripoli, si l’ordre ottoman était bel et bien rétabli et les autorités maîtresses du littoral et des voies commerciales reliant la Méditerranée à l’Afrique subsaharienne, la sédition des tribus n’avait pas complètement disparu. En sous-main, et malgré les efforts turcs pour garder le contrôle de leur ultime province du Maghreb, les agents français entretenaient une agitation qu’ils considéraient comme favorable aux intérêts de leur nation en Algérie et propice à ses projets de pénétration et d’expansion dans le Sahara.
C’est dans ce contexte qu’émerge la figure de Ghouma ben Khalîfa El Mahmoudi. Cheikh de la puissante tribu des Mhâmîd qui domine le Djebel al Gharbi et les steppes de l’Ouest, il fait allégeance au gouverneur de Tripoli, à l’instar d’Abdel El Gelil Seyf El Nasr chef des Ouled Slimane au Fezzan et Mrayed, seigneur de Tarhouna. Contre le versement d’un tribut, le gouverneur reconnaît leur autonomie. «Les consuls tentent, nous dit l’historien André Martel, d’exploiter la situation. Celui de France a appuyé une demande de restauration des Qaramanli formulée par Ghouma. Une firme marseillaise a fourni des armes à Abd El Gelil et obtenu une concession d’exploitation de soufre (1840). Comment, ajoute-t-il, les Ottomans et les Anglais auraient-ils pu accepter l’éventualité d’une implantation française entre Tripolitaine et Cyrénaïque au débouché du Bornou?».
Aussi, le gouvernement ottoman décida-t-il de mettre un terme à l’autonomie consentie naguère aux tribus et confia-t-il à l’un de ses meilleurs gouverneurs, Ahmed Pacha El Djazzar, le soin de réduire la sédition des chefs bédouins. En 1841 et 1842, la mission est accomplie. Tarhouna, Ghariane et Ghadamès, chef-lieu du Djebel el Gharbi, tombent. Ghouma fait sa soumission en juillet 1842 et est condamné à l’exil à Trébizonde, au nord de l’Anatolie. Le cheikh Abd El Gelil des O. Slimane meurt au combat. Durant ces événements, les consuls de France et d’Angleterre ne sont pas restés inactifs, nous dit A. Martel. Le Britannique aurait pris contact avec Abd El Gelil puis l’aurait abandonné sinon trahi. Le consul de France aurait poussé Ghouma à se rendre «dans l’espoir de garder un partisan des Qaramânlî sur les confins tunisiens. Intrigues qu’éclaire le déroulement de la conquête de l’Algérie». De sorte qu’on a l’impression, comme dit l’historien Xavier Yacono, que le sort des tribus n’est que prétexte à rivalités internationales.
Exemple éloquent de la nature pervertie prise par les rébellions contre l’ordre ottoman: dans les années 1850, Ghouma réussit à s’échapper de son exil grâce à des complicités françaises, notamment celle du fameux Léon Roches (1809-1900). Cet habile serviteur des intérêts de son pays était arrivé en Algérie en 1832. Il réussit à gagner la confiance de l’émir Abdelkader et acquiert rapidement une parfaite connaissance des hommes et des choses du Maghreb. En 1852, il est nommé consul de France à Tripoli puis à Tunis en 1855 où il contribue efficacement à accroître l’influence de son pays sur le gouvernement beylical, tout en développant un réseau de relations secrètes au sein des tribus.
Ghouma El Mahmoudi arrive donc en Afrique du Nord. En 1856, après une tentative infructueuse de reprendre pied dans son ancien fief de l’Ouest tripolitain, il franchit la frontière et se réfugie en Tunisie. Il sollicite de Mhammad Pacha Bey d’intercéder en sa faveur auprès du Sultan. Sur l’insistance du consul Léon Roches, et malgré les réserves des ministres tunisiens hostiles à une telle intervention de la part d’un diplomate étranger dans les relations entre la régence de Tunis et le suzerain ottoman, le Bey implore quand même le pardon du Padichah pour Ghouma. Il essuya un refus et il lui fut demandé, en outre, de prêter main-forte aux autorités turques de Tripoli que le sultan envisageait de faire entrer en territoire tunisien pour y capturer le rebelle. Le bey s’y oppose mais craignant que la présence du chef tripolitain n’incite certains clans tunisiens à l’agitation, il réclame que Ghouma quitte le Sud-Est tunisien et campe, ainsi que les siens, plus au nord dans la steppe kairouanaise ou mieux encore dans la plaine de Tunis. Sous la surveillance des autorités beylicales.
Sûr de l’appui des Français qui cherchaient à se constituer une zone d’influence aux portes de la Tripolitaine, il se dérobe, prétextant la difficulté à se déplacer pour ses nombreux partisans et leur impedimenta. Argument fallacieux quand on sait l’aptitude des bédouins en la matière. Et de fait, sa présence, nous dirions aujourd’hui militante, notamment en incitant les sujets du bey à ne pas payer l’impôt, réactive le vieil antagonisme entre les tribus du çoff Chaddad (pachistes, hostiles au Bey de Tunis) et donc promptes au soulèvement et Celles dites Youssouf (Husseïnistes). Malgré le caractère, tout compte fait, limité de l’agitation ( si les très querelleurs Béni Zid et une partie des Nafzaoua se soulèvent, les Ouerghemma, maîtres de la région, et la plupart des tribus restent sourds aux appels à la révolte), le bey ne pouvait laisser se prolonger le séjour de Ghouma et de ses partisans sans provoquer, à terme, une réaction des autorités turques de Tripoli dont les conséquences eussent été périlleuses pour la stabilité de ses Etats, étant donné la présence française au Maghreb.
A Tripoli comme au Bardo, on savait pertinemment que la dissidence bédouine faisait le jeu de la grande Puissance maîtresse de l’Algérie, et qu’il fallait donc contrer toute velléité de soulèvement. Le 20 septembre 1856, une colonne militaire équipée de canons, placée sous le commandement du général Rachid, gouverneur du Sud-Est (El A’râdh), quitta Sousse avec pour instruction de débarrasser la région de Ghouma et de ses Mhamîd.
Au bout de six mois d’escarmouches, de pousuites et de canonnades, durant lesquels les troupes beylicales bénéficièrent de l’appui de grands chefs bédouins et de leurs cavaliers tels, nous dit l’historien Mustapha Tlili, qu’Ahmed ben Youssouf al Nsîrî, caïd de la puissante et généralement loyale tribu des Hammâma, le cheikh libyen abandonne la partie et s’enfuit dans le désert où il mourut (ou fut tué?) en 1858. Que retenir de tout cela sinon que le caractère chevaleresque, parfois héroïque, de ces fiers bédouins en lutte pour la liberté avait malheureusement quelque chose d’altéré?. Et cela à cause de la manipulation dont leur enthousiasme faisait l’objet de la part des puissances étrangères. C’est ainsi qu’un chef plein de bravoure comme Ghouma fut aussi, en même temps, l’instrument de la France dans sa politique maghrébine hostile à la présence ottomane. Signe des temps, ces rebelles n’étaient d’ailleurs pas que de vaillants cavaliers maniant le sabre ou le fusil. Ils menaient aussi une sorte d’activité diplomatique qu’attestent leurs contacts avec les consuls européens et leurs tentatives de jouer sur les rivalités entre les puissances. L’historien Ahmed Ben Dhiaf, contemporain des événements, note que le rebelle tripolitain échangeait fréquemment des lettres avec Léon Roches, tandis que les chercheurs Salem Halleb et Lamjed Bouzid ont étudié des documents relatifs aux contacts entre le cheikh des Mhamîd et G.H. Warrington, consul d’Angleterre à Tripoli de 1814 à 1846. L’historien libyen Mohamed Mh. Twir a publié en 2003 deux lettres du cheikh Abd El Gelil. L’une, datée du 25 joumada I 1255/6 août 1839, est adressée au «Sultan de Fès» tandis que la seconde, en date du 7 rabîi I 1258/ 18 avril 1842, est destinée au Maréchal Soult, président du conseil des ministres de France, dont le cheikh des Ouled Slimane, apparemment en détresse, sollicite la protection et son intervention auprès du gouvernement turc pour mettre fin aux hostilités «pour le plus grand bien, écrit-il, de notre commerce et du vôtre».
Au terme de cette brève étude, il convient de rappeler que les relations historiques étroites entre les populations des confins tuniso-tripolitains et l’habitude des déplacements de part et d’autre des limites administratives avaient permis au cheikh Ghouma et ses partisans de trouver un refuge en quelque sorte naturel en territoire tunisien.
Plus tard au moment de la conquête française de la Tunisie, les tribus allaient, à leur tour, trouver refuge en Tripolitaine avec le vain espoir de revenir au pays en avant-garde des troupes ottomanes. Autre élan de dignité et de courage, autre cruelle désillusion. Mais ceci est un autre épisode des relations de la Tunisie avec sa voisine de l’est dans un contexte déjà ancien et, hélas, toujours d’actualité, c’est-à-dire un contexte dominé par des interférences étrangères massives dans le destin de nos peuples.
Mohamed-El Aziz Ben Achour