Opinions - 21.02.2020

Kaissar Sassi - Le secteur de la santé en Tunisie : Un navire qui coule doucement, mais qui coule malgré les cris de détresse

Le secteur de la santé en Tunisie : Un navire qui coule doucement, mais qui coule malgré les cris de détresse

La médecine tunisienne est en totale perdition. On dit que la santé n'a pas de prix mais elle a un coût. En Tunisie, la médecine n'a ni prix ni coût.

Occupés par d’autres problèmes, les politiciens ne semblent pas saisir la gravité de la situation.

Ils ignorent que leur négligence va entraîner la perte de l’un des meilleurs systèmes de santé africains et l’un des meilleurs centres de formation médicale et paramédicale dans le monde.

Les problèmes de notre secteur de santé sont devenus assez nombreux pour pouvoir en parler dans un seul article.

A titre d’exemple, je cite:

L’exode des médecins,

La surconsommation d’antibiotiques,

L’altération de l’hygiène hospitalière,

La tension entre facultés et étudiants,

La pénurie de médicaments,

L’explosion de la consommation d’alcool et de tabac,

Les déserts médicaux,

La faillite des caisses d’assurances,

Le refus de projet de loi de responsabilité médicale par l’assemblé des représentants des peuples.

La liste est longue.

Dans cette première partie de ma tribune, j'ai choisi les trois points suivants :

A - L’exode des médecins

Le directeur de Sigma Conseil,  Zargouni Hassen, vient de nous annoncer récemment ces  chiffres choquants : 4000 médecins tunisiens formés en Tunisie sont partis exercer à l’étranger depuis 2011, soit l’équivalent de un milliard de dollars offerts par la communauté nationale aux pays récipiendaires (Allemagne, France...)

B - La tension entre les différentes organisations académiques des facultés de médecine et les étudiants en médecine

- Bras de fer des autorités pour garder le pouvoir contre ce nouveau syndicat: Organisation tunisienne des jeunes médecins.

C - L’absence de réaction des autorités

- Face à l’explosion de consommation de la drogue dans la société surtout chez les jeunes

- Face à la surconsommation des antibiotiques.

En médecine, il existe deux notions: la prévention primaire et la prévention secondaire. La prévention primaire se fait en dehors de toute complication. La prévention secondaire est instaurée après l’apparition des complications.

Dans le cas de ces derniers problèmes, on a atteint le stade de la prévention secondaire.

Abordons le vif du sujet.

A - l’exode des médecins

Actuellement, la Tunisie est le fournisseur numéro un à l’échelle mondiale de médecins.

Désormais, on ne peut plus nier l’impact de ce fléau sur les hôpitaux publics. Les bureaux se vident de plus en plus.

Ces dernières années, le Conseil National de l’Ordre des Médecins n’a cessé de sonner les alarmes concernant ce nouveau problème de santé public.

On recense trois destinations préférentielles pour les médecins tunisiens.

• La France, on note un nombre important de médecins tunisiens qui réussissent l'examen de vérification des connaissances français dans des spécialités importantes telles que la médecine d’urgence et la médecine générale. Cette procédure est composée de deux examens théoriques suivis par un recrutement en tant que praticien attaché associé en médecine pour une durée de 3 ans. Par la suite, un comité affecté au Conseil de l’Ordre des Médecin Français attribue un numéro d’inscription au candidat pour devenir officiellement un médecin ayant l’autorisation de travailler en France.

Depuis les années 2011, la majorité des lauréats dans ce concours est tunisienne. Le président de l’organisation tunisienne des jeunes médecins, le Dr Henchiri Jed pense que 500 médecins au moins, toutes spécialités confondues, ont réussi à la session de 2019.   Ainsi, ces dernières années, on recense même des médecins installés dans le secteur privé et qui ont choisi de quitter la Tunisie en fermant leurs cabinets, parfois très rentables, pour partir en France surtout dans les spécialités très importantes telle que l’anesthésie-réanimation.

• L’Allemagne: une vague de médecins est partie en entre 2012 et 2018. Ces derniers ne reviendront probablement plus jamais en Tunisie  La raison de ce billet aller sans retour est simple. Ces médecins sont partis médecins généralistes et ils se sont spécialisés en Allemagne : essentiellement en anesthésie-réanimation et en psychiatrie. Retourner en Tunisie et pratiquer en tant que généraliste ne les intéresse pas après leur spécialisation.

Les pays du GOLFE: destination favorite pour les grands P et les universitaires. Plusieurs raisons poussent ces derniers à partir : la rémunération très faible dans le secteur public, l’absence de progrès scientifiques, les « déviances » du secteur privé tels le détournement de malades, la demande de ristourne et l’activité complémentaire privéR mal utilisée.  Mais il y a une autre raison assez considérable : l’absence de sécurité dans la pratique médicale tunisienne, que ce soit la sécurité d’intégrité physique vu le nombre énorme de violences physiques et morales dans les hôpitaux mais aussi l’absence de loi régulant la responsabilité médicale (loi non validée par L’ARP le 15/01/2020).

Le nombre des médecins qui ont quitté le pays depuis la révolution dépasse largement les 4000. Rien qu’en 2018, 500 médecins sont partis selon les statistiques, conséquence de l’épuisement professionnel, soit pour l’émigration soit pour le secteur privé et voilà le début du cercle vicieux…   

B - La tension entre les différentes organisations académiques des facultés de médecine et les étudiants en médecine

Nul ne peut nier qu’après l’affaire de Wajih Dokkar à la faculté de médecine du Tunis, la rupture était devenue une réalité entre faculté et étudiant.

Une affaire qui était vraiment devenue un bras de fer entre le doyen d'une faculté de médecine et un étudiant en médecine. En réalité, les premières étincelles de cette tension remontent à 8 ans auparavant, soit l’année de création de la SIRT (Syndicat des Internes et Résidents de Tunis).

Pour être plus dans le cadre de la situation, il faut comprendre le fonctionnement des facultés de médecine et de la médecine d’une façon générale.

Dans notre secteur, il y a un concept qui dévore de jour en jour le système de santé: la hiérarchie.

En médecine: on ne peut prendre la moindre décision sans l’aval de son supérieur. On ne peut initier quoi que ce soit qu’après l’accord du chef de service.

Je vous cite l’exemple réel de la coeliochirugie: son développement en Tunisie est passé par des périodes dures entre services qui acceptaient la promotion de cette technique par les jeunes seniors l’ayant apprise à l’étranger et les autres services où le chef refusait le développement de cette technique pour des raisons incomprises. Mais tout le monde devait se soumettre à la hiérarchie.

A cause de celle-ci, le passage d'un titre à un autre pour les médecins universitaires ne peut se concevoir sans l'accord du chef de service. Vous pouvez être le meilleur médecin de votre spécialité, le plus doué, le plus expérimenté, celui qui a le plus de publications et de diplômes universitaires, Devenir assistant hospitalo-universitaire ou maître de conférence agrégé nécessite la bénédiction du chef de service. À la faculté de médecine de Sousse on ne peut choisir une spécialité telle que l’histologie-embryologie qu’après avoir eu l’aval du chef de service (déclaration faite par lui-même public en 2013 à la faculté de médecine, en présence du doyen de la faculté lors de la conférence de félicitations des nouveaux lauréats).

Je rappelle que le chef de service en Tunisie est nommé à vie. C’est une forme de monarchie qui existe toujours.

En réponse aux différentes activités syndicales des étudiants en médecine, des affrontements ont commencé jusqu’à aller à des bras de fer, ces derniers s’apparentant à de fortes remises en ordre, voire des punitions.

Dernièrement, le président des collèges de médecine a refusé la réintégration des résidents partis effectuer des stages à l’étranger dans des facultés telles que la Sorbonne et Paris-Descartes. Je cite l’exemple du vice-président de l’OTJM le Dr Bettaieb Aymen qui a été sanctionné pour avoir:

Valider un diplôme de formation médicale spécialisée (DFMS) en médecine nucléaire à l'hôpital Bichat (Université Paris-Diderot)

Valider la formation de l'Institut National des Sciences et Technologies Nucléaires - Paris/Saclay sous l'égide du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

Je tiens juste à préciser que ces deux formations sont de renommée internationale.

Pour conclure ce sujet, cette brèche senior et junior affectera la confiance réciproque et impactera directement la prise en charge des patients puisque ce sont ces étudiants, ces internes et ces résidents qui assument le travail du terrain en concertation avec leurs seniors 24/24 heures, 7/7 jours, 12/12 mois.

Je souhaiterais juste attirer votre attention sur la pression que subissent ces jeunes médecins :

Les réanimateurs du CHU de Monastir ont publié en 2017 les résultats de l'étude nationale : "Prévalence of anxiety and dépressive symptôme among médical résident in Tunisia". Les chiffres sont à couper le souffle:

1700 résidents ont été inclus dans l'étude.

Une moyenne de 62 h +/- 21 de travail par semaine (il y a des résidents qui travaillent 14 h/jour !).

73 % des résidents font une moyenne de 5,5 gardes par mois.

8 % seulement des résidents bénéficient d’un repos de sécurité post garde.

74 % des résidents vivent avec une anxiété chronique.

30% des résidents présentent des symptômes dépressifs.

Tous ces facteurs que subissent les jeunes médecins visent un seul objectif dans leur esprit: Quand quitter le navire? Un navire qui coule doucement mais qui coule malgré les cris de détresse.

Passons maintenant à la dernière partie de cette analyse.

C- L ’utilisation abusives des antibiotiques et l’explosion de la consommation de drogues chez nos jeunes

En Tunisie, il est plus facile d’acheter de la pénicilline que du pain. On peut s’en procurer toute la journée, n’importe où sur le territoire, dans n’importe quelle pharmacie.

Pourtant, le pharmacien n’a pas le droit de procurer un antibiotique sans une ordonnance médicale. Le jugement de la nécessité d’un antibiotique doit passer par un examen médical.

Le médecin commence par porter le diagnostic d’une infection bactérienne. Par la suite, il décide de l’antibiotique selon les germes suspectés et élimine une contre-indication telle qu’une allergie grave.

La revue scientifique américaine PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America), avait publié en 2017  un rapport intitulé « Augmentation globale et convergence géographique dans la consommation d’antibiotiques entre 2000 et 2015 ».

En l'an 2000, les pays à revenus élevés comme la France, la Nouvelle Zélande, l’Espagne, Hong Kong et les États-Unis, enregistraient le plus fort taux de consommation d’antibiotiques au monde. Curieusement, en mai 2015, ce sont les pays à faibles revenus qui ont commencé à consommer le plus d’antibiotiques comme la Turquie, la Tunisie et la Roumanie.

La Tunisie se trouve en seconde position de ce classement, étant le deuxième plus grand consommateur d’antibiotiques au monde, après la Turquie.

Mais pourquoi faudrait-il s’inquiéter: Y a-t-il un problème avec la surconsommation d’antibiotiques?  La réponse nous vient de  l’Organisation Mondiale de Santé :

«L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) avait dénoncé la vente libre des antibiotiques dans de nombreux pays», affirmant que « l’usage exagéré et inapproprié des médicaments antimicrobiens accélère l’apparition de micro-organismes résistants».

«La résistance aux médicaments s’accroît dans le monde, ce qui entraîne des décès dus à des maladies autrefois guérissables».

Pourtant, la solution n’est pas si compliquée. Je vous invite à lire mon article pour plus de détails:
«Comment sauver le secteur de la santé publique en Tunisie sans dépenser de l’argent ni provoquer un conflit d’intérêt ;Kapitalis , 05-07-2019»

Le deuxième souci sur lequel on ne peut plus fermer les yeux est la consommation de la drogue. Dernièrement, à Port La Goulette, les forces de sécurité ont saisi 21 000 comprimés d’ecstasy et 430 g de cocaïne!

On ne cesse de saisir toutes sortes de drogues sur nos frontières : cocaïne, cannabis, ecstasy et même, la drogue des zombies.

Les conséquences de la consommation de la drogue sont dramatiques : aux Etats-Unis, dans quelques villes, il y a plus de décès par surdosage de drogue que par accidents sur les voies publiques.

A part cela, il va falloir s’attendre à:

Une augmentation des maladies psychiatriques.

Une augmentation de la délinquance, l’arrêt précoce des études et la création de gangs de rues.

Une augmentation de l’incidence des pathologies cardio-vasculaires chez les jeunes, notamment, avec des drogues telle que la cocaïne et l’ecstasy.

Une augmentation de l’incidence des maladies sexuellement transmissibles, amie intime de la consommation de la drogue.

Malgré cette explosion de la consommation, l’état reste les bras croisés. Pourtant, on a même parlé de vendeurs de drogue devants les écoles.

On n’observe, cependant, pas de grande campagne de prévention.

Pas de cellule de soutien pour les adolescents ou même un numéro vert pour demander de l’aide.

Pas de formation pour les parents pour reconnaître au moins les drogues, les signes de consommations et les signes de dépendance.

On reste là, à attendre la vague qui va nous emporter

En conclusion

Afin d’améliorer notre secteur de santé et suivre la révolution mondiale de progrès scientifique, il faut commencer par poser les bons diagnostics. Puis envisager des solutions à court moyen terme et long terme. Toute autre conduite ne fait que cacher les vrais problèmes et laisse empirer la situation.

Kaissar Sassi

 

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