Mohamed-El Aziz Ben Achour - Aux origines de l’etat beylical: la dynastie mouradite
1574. La Tunisie, siège durant trois siècles de l’émirat hafside, est désormais une province ottomane conquise de haute lutte par Sinan Pacha. Administrée directement par le gouvernement impérial turc, elle a certes échappé à une domination espagnole qui aurait été vécue comme un grave revers du Croissant face à la Croix, mais la situation était loin d’être rassurante. Des régions échappaient à toute autorité et de puissantes tribus, refusant le nouvel ordre politique, tenaient la dragée haute aux nouveaux maîtres du pays. Aux désordres qui affectèrent l’ensemble du territoire à la suite de la décomposition de l’Etat hafside puis du conflit entre l’Espagne et la Turquie ottomane s’ajoutèrent les effets délétères de l’instabilité des pouvoirs et de la turbulence de la milice des janissaires.
En 1591, une révolte de ces soldats contre leurs officiers supérieurs (les bouloukbashî-s) aboutit à l’émergence d’une nouvelle force politique issue de leurs rangs, celle des deys. Deux des plus avisés d’entre ces militaires réussirent à concentrer entre leurs mains la réalité du pouvoir, permettant ainsi au pays de retrouver la vieille tradition centralisatrice et à ses habitants de renouer avec la stabilité, voire une certaine prospérité. Il s’agit de Othman Dey (1598-1610) et de Youssouf Dey (1610-1637)
Comme il était cependant impossible de tenir le territoire sans faire appel à d’autres autorités et que les deys surveillaient prioritairement Tunis, le littoral, les ports et les places fortes, le personnage du Bey, chargé d’assurer l’ordre à l’intérieur du pays et de prélever les impôts, par la force des armes le cas échéant, ne tarda pas à représenter une puissance redoutable. Par ses liens avec le pays profond, ses alliances avec les tribus soumises, la force de ses armes et, surtout, les ressources que lui assurait sa haute main sur les impôts, le Bey disposait d’atouts considérables. Pour que la réalité du pouvoir passât dans ses mains, il fallait qu’il eût le talent et l’audace nécessaires pour réduire l’autorité des deys à la portion congrue. C’est à un jeune converti originaire de Corse, Giacomo Santi, devenu Mourad en islam, que le destin attribua cette entreprise. Elevé au rang de bey à la mort de son maître et beau-père Ramadhan Bey, il s’impose par son énergie. Ses victoires sur les puissantes tribus dissidentes Ouled Saïd et Ouled Chennouf assoient son autorité sur l’intérieur du pays et lui assurent aux yeux des autochtones un prestige qui joue en faveur de l’ordre politique issu de la conquête ottomane. La sagacité et la forte personnalité de Youssouf Dey aidant, Mourad agit de concert avec ce dernier. Leurs efforts conjugués contribuèrent à fixer le cadre territorial de ce qui allait devenir la Tunisie moderne. C’est ainsi qu’en 1613 Djerba, qui dépendait alors de Tripoli, fut rattachée à la régence de Tunis.
En 1631, Mourad Bey sollicita de la Sublime Porte et obtint le titre de pacha. Il meurt peu de temps après. Son fils Hammouda lui succède avec la bénédiction de Youssef Dey. En 1637 celui-ci meurt. Un «renégat» originaire d’Italie, Osta Mourad «Genovese», aidé par Mami «Ferrarese», lui succède, marquant comme le dit l’historien André Raymond, l’apogée de la puissance des chrétiens convertis à l’islam. Osta Mourad fut lui aussi un grand dey, protecteur des non-musulmans. Entre autres réalisations, on lui doit Porto-Farina, son port et ses fortifications et la mise en valeur de la Mohammedia. Il mourut en 1640.
Les querelles internes au corps de la milice ainsi que le tarissement relatif des ressources à cause du déclin de l’activité corsaire et l’instabilité de la fonction (une vingtaine de deys se succèdent entre 1637 et 1702), sont mises à profit par Hammouda Bey pour étendre son pouvoir et lui donner un caractère héréditaire. En 1658, il obtient du Sultan non seulement le titre de pacha mais aussi le droit de fonder une dynastie. En 1662-63, il nomme l’aîné de ses fils, Mourad, à la tête du Camp «mhalla», la colonne armée du bey chargée d’assurer l’ordre intérieur et de lever les impôts. A Mohamed El Hafsî, il confie le gouvernement de Kairouan, du Sahel et de Sfax, et à Hassan Béja et le Nord-Ouest (Friguya). Hammouda Pacha meurt en 1666 au bout de 35 ans de règne durant lesquels il réussit à assurer la stabilité, notamment en mettant fin à la dissidence de certaines tribus dont les fameux Drîd. Il renoua tant bien que mal avec la vieille tradition dynastique du pays sans pour autant réussir à éliminer les pouvoirs du Divan des janissaires et des deys, certes désormais soumis mais susceptibles de remettre en cause le nouvel équilibre. Il fut un grand bâtisseur. On lui doit l’actuel palais du gouvernement, le Dar El Bey, la mosquée qui porte son nom, la tourba familiale et un aménagement des souks de Tunis auquel contribua également Youssouf Dey. Il fit édifier un aqueduc entre Ras Tabia et Tunis, l’hôpital d’El Azafine dans la médina, et à Kairouan le mausolée de Sidi Sâhib.
Son fils Mourad II lui succède. Il poursuit l’œuvre de son père en réduisant davantage les pouvoirs des deys. Il renforce la légitimité de sa famille en châtiant les caïds prévaricateurs, en rétablissant le calme dans le sud et en réprimant la révolte du Djebel Ousselat. La puissance de ses armes et l’étendue de son autorité lui permirent même d’aller jusqu’à Tripoli rétablir l’ordre. Son trône est cependant menacé en 1673 à l’occasion d’un complot ourdi par le dey et le divan auquel s’étaient joints des contingents bédouins. Il en réchappa de justesse. Mourad II prolongea l’oeuvre de son père et donna au pays des monuments d’utilité générale comme le pont de Medjez El Bab et la mosquée de Gabès.
Malgré le long règne de Hammouda et les neuf années de Mourad, la précarité consécutive à la superposition des autorités issues de la conquête ottomane continuait de menacer les fragiles équilibres que le système de gouvernement issu de la conquête ottomane maintenait bien difficilement. La querelle dynastique qui au lendemain de la mort de Mourad II déchira sa famille en opposant les frères Mhammad et Ali et leur oncle El Hafsî allait mettre en péril non seulement la fonction beylicale mais l’ordre politique tout entier. Elle fut aggravée par l’intervention d’autres acteurs et notamment la milice et les deys. A l’intérieur du pays, les vieilles dissidences réduites par la force des armées mouradites renaissaient, ici et là, de leurs cendres. Quant à l’ingérence des militaires d’Alger et de Constantine, appelés à la rescousse, elle contribua à la complexité d’une guerre civile longue et sanglante. Ingérence qui allait se répéter et qu’on retrouverait au XVIIIe siècle au temps des beys husseïnites. Tunis ne réussira à se débarrasser de cette humiliante tutelle qu’en 1807. Le gouvernement impérial turc suivait bien sûr ce qui se déroulait dans la province et veillait à ce que les troubles ne remettent jamais en cause sa légitimité. Son intervention se faisait soit directement en conférant la dignité de pacha, soit en confiant à l’odjaq d’Alger la mission de pénétrer en territoire tunisien.
Il serait fastidieux de présenter les péripéties de cette guerre civile dans le détail. Retenons qu’elle dura dix ans de 1675 à 1686, qu’elle opposa non seulement les frères Mhammad et Ali mais aussi leur oncle Mohamed El Hafsî qui, au nom du droit de primogéniture, réclama que ses neveux lui cèdent le pouvoir. Sur ce conflit familial vint se greffer la prétention des deys à restaurer le pouvoir qui fut le leur au temps de leurs illustres prédécesseurs, Othman et Youssouf, et que les beys Mourad I, Hammouda Pacha et Mourad II avaient considérablement réduit. Autre caractère de cette guerre civile : elle déborda largement les limites de la ville de Tunis en s’étendant à diverses régions du pays en impliquant de la sorte les populations autochtones ou plus exactement les chefs bédouins. En voici les principaux épisodes: Mohamed El Hafsî réussit à supplanter son neveu Mhammad avec la complicité de Ali bey et l’appui du divan des janissaires. Evincé, Mhammad se réfugie au Kef et bat le rappel de ses nombreux partisans. El Hafsi, redoutant une défaite qui aurait abouti à sa mort, abdique et quitte le pays. Mhammad reprend le pouvoir, tandis que son frère Ali se réfugie auprès du bey de Constantine. Selon un scénario classique, il s’allie aux Hannancha, puissante tribu des confins algéro-tunisiens et depuis longtemps impliquée dans les luttes politiques de l’une et l’autre des régences. Sur ces entrefaites, El Hafsî Bey, l’oncle évincé, ayant repris du poil de la bête auprès du gouverneur de Tripoli, réussit à obtenir du sultan le titre et les attributions de pacha, ainsi qu’un contingent militaire chargé d’assurer son accession au pouvoir. Mhammad Bey, en accord avec le dey et le divan des janissaires, empêcha cependant le débarquement de l’oncle qui regagna Constantinople, suivi quelque temps plus tard par une délégation mandatée par Mhammad pour gagner le grand vizir à sa cause. Exit El Hafsi. Quant à Ali Bey, ayant rallié à sa cause non seulement les Hanancha mais aussi d’autres tribus, il pénétra en Tunisie et prit ses quartiers au Djebel Ousselat dont la population, toujours prompte à la rébellion, le reçut bien volontiers, Mhammad Bey les ayant rudement réprimés naguère. Mhammad quitte Tunis et va au-devant de son frère, sans succès (1677). Il est de nouveau contraint de se réfugier dans la place forte du Kef. Il s’ensuivit diverses escarmouches entre les deux frères sans résultat décisif. Après maints épisodes, Mhammad entre de nouveau à Tunis pendant qu’Ali était occupé à rétablir l’ordre dans le lointain Djérid. Ils s’affrontent de nouveau dans la région du Fahs puis se replient, Ali Bey à Sousse qui lui était restée fidèle et Mhammad dans sa bonne ville du Kef. Coup de théâtre dans cette tragédie : mettant à profit l’absence des deux frères, l’oncle El Hafsî réapparaît soudain à Tunis. Rejeté par le Divan, il rejoint son neveu Ali au Sahel. A cette épouvantable anarchie, s’ajoute l’intervention, à la tête de son armée, du dey d’Alger. Il tenta de réconcilier tout le monde sans grand succès. El Hafsi est exilé de nouveau par les soins du dey Tabaq partisan de Ali Bey et ce dernier s’installe à Tunis, et plus exactement au Bardo, résidence princière hafside et qui présentait l’avantage d’être relativement éloigné de Tunis et donc de la milice des janissaires. Les excès commis par ses hommes amènent la population tunisoise à se révolter et à faire allégeance au nouveau dey Ahmed Chelbi. Celui-ci, craignant d’être chassé par les troupes d’Ali, fait appel à Mhammad. Nouveaux affrontements fratricides. La situation était d’une confusion telle, nous dit André Raymond, que pour conclure un traité avec la régence, la France dut le faire signer à Tunis par le pacha, le dey Ahmed Chelbi, Manyout, un bey fantoche nommé par Chelbi et, dans la rade de Sousse, par Mhammad et Ali ! Face au péril d’une restauration de l’autorité du divan et du dey, les frères finirent par se réconcilier. Ils firent appel au Dey d’Alger et à son armée, et, après un siège de huit mois, ils pénétrèrent à Tunis en juin 1686. Peu de temps après, Mhammad, prenant prétexte d’un crime scandaleux commis par un des soldats d’Ali, fit assassiner son frère et se retrouva seul au pouvoir. Arès avoir été investi par le Dey d’Alger au nom du sultan, il réussit à s’en débarrasser contre le versement d’une forte indemnité.
Après l’anarchie qui éprouva le pays lors de la guerre civile, le règne de Mhammad Bey, qui dura jusqu’en 1696, permit un relatif redressement. Il rétablit l’autorité beylicale sur les deys, ramena l’ordre dans le pays en matant les dissidents tels que les Ouled Saïd et les coriaces habitants d’El Hamma. Il contribua à l’essor urbain et architectural de Tunis par la construction de souks au profit de la prospère corporation des fabricants de chéchias et en édifiant l’unique exemple de mosquée ottomane. On lui doit aussi des travaux hydrauliques dans diverses régions,comme le barrage du Batan ainsi que des mosquées et medersas au Kef, à Béjà, à Gafsa,à Gabès et à Kairouan. Mhammad releva et embellit la résidence princière d’époque hafside du Bardo et qui allait devenir la résidence officielle des monarques tunisiens jusqu’à l’époque contemporaine.
Ce calme retrouvé dans la province semble avoir satisfait le Sultan qui l’éleva au rang de pacha à deux tough-s (queues de cheval). Mais dans les dernières années de son règne, la menace algérienne pointa de nouveau. Chaabane, dey d’Alger, affirmant agir au nom du gouvernement sultanien (ce qui n’était pas impossible), accusait Mhammad de susciter des troubles à la frontière et «d’avoir contracté avec le roi du Maroc une ligue offensive et défensive» (correspondance avec la France publiée par Plantet). En 1694, Chaabane attaque la régence et occupe Tunis où il place un bey et un dey, obligeant Mhammad à se réfugier à la campagne. Après le départ des Algériens en janvier 1695, les exactions des autorités fantoches avaient hérissé la population tunisoise et Mhammad put retrouver son trône jusqu’à sa mort survenue le 14 octobre 1696.
Le relatif redressement que connut la malheureuse régence grâce à Mhammad Bey ne fut cependant guère durable. Sur des fondements institutionnels aussi fragiles, dans un pays aussi affecté par toutes sortes de désordres et de violences, il suffisait que le pouvoir réel ne fût plus
exercé par un homme autoritaire et avisé pour que tout s’effondre. De fait, la dynastie mouradite eut le malheur d’avoir pour successeurs de Mhammad deux princes incapables de poursuivre l’œuvre de redressement au profit du modèle monarchique beylical.
En effet, Ramadhan Bey (1696-1999), troisième fils de Mourad II, était peu aguerri. Il se laissa dominer par la personnalité fantasque de son favori, un renégat du nom de Mezhoud. Dans une atmosphère très orientale, on fit croire au bey qu’un complot se tramait contre lui en faveur de son neveu Mourad, fils d’Ali. Pour l’empêcher d’accéder jamais au pouvoir sans aller jusqu’à l’assassinat, on décida de crever les yeux du jeune prince. Le chirurgien européen chargé de cette épouvantable besogne eut pitié de lui et s’arrangea pour faire croire à une énucléation totale. Le prince garda plus ou moins la vue mais les circonstances de ce drame ne manquèrent pas d’affecter son esprit. Quelque temps plus tard, il s’échappa du Bardo, rallia à sa cause les populations, tua Ramadhan et se fit proclamer bey en mars 1699. Le règne de Mourad III - si bien décrit dans la pièce de théâtre écrite par Habib Boularès et mise en scène par Aly Ben Ayed - fut tragique au plein sens du terme. En fait, son despotisme débridé (muni d’une épée ottomane dite bâla, il décapitait à tour de bras, d’où son surnom de Mourad Bou Bâla) le distinguait des princes orientaux, ses semblables, plus par son intensité que par sa cruauté ou sa soudaineté. Il n’était pas dénué de sens politique. Il semble, en tout cas, qu’il ait eu conscience que l’expérience beylicale mise en œuvre par sa famille depuis les premières années du XVIIe siècle ne plaisait guère à l’oligarchie ottomane d’Alger ni, sans doute, au gouvernement du Sultan. Il savait aussi qu’à Tunis, le Divan et les deys, malgré le succès du modèle beylical, ne désespéraient pas de restaurer leur pouvoir si l’occasion venait à se présenter. C’est sans doute pour cela qu’il monta une expédition contre la régence voisine et mit le siège durant cinq mois devant Constantine. N’ayant pas réussi à la prendre, il regagna Tunis en octobre 1701. L’année suivante, il se proposait de tenter de nouveau l’aventure lorsqu’il fut assassiné par l’agha des spahis Ibrâhîm dit Chérif. Cet officier de haut rang appartenait peut-être à l’un des contingents algériens intervenus à diverses reprises dans la vie politique tunisienne, et, peut-être se serait- il engagé dans l’armée de Tunis comme cela était fréquent à l’époque ottomane et avait-il gardé des relations avec la milice d’Alger. Peut-être aussi était-il l’exécutant d’instructions venues de Constantinople qui souhaitait mettre un terme au projet dynastique inauguré par les mouradites. Ce n’est pas exclu. Afin d’exercer la plénitude du pouvoir, Ibrahim se proclama bey et dey et obtint du sultan, en 1703, le titre de pacha. Par une mesure effroyable et radicale mais assez fréquente en pays d’Orient, il fit massacrer tous les membres de la famille beylicale. Une autre incursion algérienne eut raison de son pouvoir. Il fut fait prisonnier le 10 juillet 1705 et son lieutenant Husseïn Ben Ali Turki, élevé au rang de bey par les troupes, fut appelé au pouvoir par les notables. Avec lui, commençait la seconde expérience dynastique de la Tunisie ottomane, celle des beys husseïnites qui, après une première phase difficile marquée par une guerre de succession, réussit à concentrer entre les mains du bey tous les pouvoirs et consolider une monarchie héréditaire qui durera deux siècles et demi, de 1705 à la proclamation de la république le 25 juillet 1957. Incontestablement, l’Etat beylical s’est épanoui grâce aux Husseïnites qui surent établir des liens solides avec les élites du pays, obtenir du suzerain turc une autonomie réelle et acquérir une légitimité admise par tous. Il ne faudrait cependant pas négliger l’apport de leurs prédécesseurs, les beys mouradites, dans l’émergence, pour la première fois depuis la conquête de 1574, d’un modèle dynastique autonome et centralisateur.
Mohamed-El Aziz Ben Achour