News - 28.01.2020

Hommage à Abdelwahab Mahjoub: Adieu, Abdel

Hommage à Abdelwahab Mahjoub

Cela fait exactement un mois que je l’ai rencontré pour la dernière fois. On s’était rencontrés avant, le 29 novembre 2019, à la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis à l’occasion des deux journées (29 et 30 novembre) consacrées à « l’histoire de l’enseignement et du département de psychologie à l’Université de Tunis ». Cela rentrait dans le cadre des festivités des 60 ans de la Faculté du 9 Avril.

Ces deux journées ont réuni de nombreux enseignants dont le fondateur du premier département « philo-psycho-socio » (PPS), le Professeur Abdelwahab Bouhdiba, qui a contribué lui-même ensuite à permettre à chaque département d’avoir sa propre autonomie. Ces deux journées ont réussi à réunir les anciens et les nouveaux enseignants mais également d’anciens et de nouveaux étudiants en psychologie et ont permis de raconter et de transmettre l’histoire à travers les générations. J’avais tenu à filmer cet événement pour inscrire, graver et archiver tout cela dans l’histoire de la Tunisie de façon certaine. Un livre est prévu pour comprendre les témoignages de l’ensemble des intervenants.

La première journée, celle du 29 novembre, a été magistralement ponctuée par les interventions des deux Abdelwahab : Bouhdiba ayant parlé en début de matinée, Mahjoub en fin de journée. Deux interventions inoubliables marquées par ce moment touchant. Après la fin du premier topo, Mahjoub se lève et se dirige vers Bouhdiba, prend le micro pour lui dire avec toute la modestie et la sincérité du monde: « "inti Sidi ", vous êtes mon Maître, vous êtes notre Maître », avant de lui poser ses questions.

En fin de journée, Abdelwahab Mahjoub a parlé pendant 30 minutes de son parcours : ses études effectuées à l’Université Catholique de Louvain, puis son retour au pays et son intégration à la fac du 9 Avril (relevant de l’Université de Tunis). Enfin, son départ pour l’Institut supérieur des sciences humaines (Institut Ibn-Charaf) après la création du second département de psychologie en Tunisie, relevant de l’Université de Tunis el-Manar. Il a assuré la direction du département dans les deux institutions et a été appelé également à occuper la charge de directeur des études à l’Institut.

Il faut savoir qu’étant à la retraite depuis de nombreuses années, Abdelwahab s’est consacré à sa ville Tébourba, à l’entreprise familiale : l’huilerie séculaire « les Moulins Mahjoub » mais également à la vie associative et politique.

Toutes les personnes présentes ont remarqué la grande charge émotionnelle et affective qui a marqué son intervention de ce vendredi 29 novembre 2019. Il affirmait avec certitude que « tous les enseignants de psychologie adorent leur profession », et « qu’on n’est pas semblable par cette formation », (…) « qu’il y a quelque chose qui nous habite qui est l’amour pour nos étudiants », (…)  « on aime nos étudiants » (…) « et si je vous transmets cela, c’est parce que je n’ai pas trouvé d’autres mots pour le dire… » Il défend l’idée que les étudiants ressentent cela et que cela constitue un facteur de réussite ou d’échec pour eux. Il affirme qu’il a vécu cela, c’est la raison pour laquelle il en parle : « Si j’ai réussi ma mission auprès de vous, c’est parce que je vous ai aimés ».

Il disait que l’organisation de ces Journées est une preuve de la réussite de la naissance et du développement d’une psychologie scientifique en Tunisie. Il a rappelé le fait qu’il y avait eu beaucoup d’acquis : les textes de loi protégeant la profession du psychologue de libre pratique et celle du psychologue exerçant dans la fonction publique. Et sur un ton testamentaire et confiant, il a appelé les générations futures à prendre le flambeau et à continuer l’œuvre. Il ne faut pas lâcher deux projets : « mon rêve c’est de voir se réaliser le statut d’hospitalo-universitaire des enseignants de psychologie clinique, mais également et surtout : la création d’une faculté de psychologie ou d’un institut de psychologie à l’instar de ce qui existe dans de nombreux pays : Paris, Genève ou encore Alger ».

J’avais personnellement perçu les propos d’Abdelwahab Mahjoub ce jour-là comme étant un discours d’adieu. Il tenait à transmettre le maximum de choses en un minimum de temps. C’est comme s’il attendait ces deux journées-là pour apporter son témoignage sur le fonctionnement institutionnel, la vie professionnelle, la dynamique de groupe, le paysage politique, etc.

Moins d’un mois après, il me reçoit chez lui à Tébourba. C’était le 25 décembre. J’allais lui rendre visite pour acheter ma dose d’huile bio. Ce jour-là, Abdel, qui attendait ma visite, m’a accueilli d’abord dans l’huilerie, puis m’a invité chez lui, à côté. Une maison ancestrale qui date des années 1930. J’étais ébloui par la structure de cette maison et je n’ai pas hésité à lui poser certaines questions. Mais comme il avait tout préparé à l’avance, il m’a invité d’abord à prendre place dans une pièce bourrée d’éléments appartenant au monde de l’histoire et de l’art: des photos de famille, d’anciens cachets (tampons) de famille, des tableaux divers représentant des oliviers mais également des tablettes d’école coranique. Il y avait aussi, pour les circonstances, un plateau comprenant une théière, des verres, et de nombreuses variétés de gâteaux « fait maison », précise-t-il.

Je ne m’attendais pas du tout à recevoir cet après-midi-là une sorte de suite à la conférence qu’il avait donnée à la faculté, sinon, j’aurais prévu de continuer de le filmer, même via mon téléphone. C’était une rencontre en tête-à-tête d’une heure et d’une densité rare. Il m’expliquait d’abord qu’il veut me faire découvrir une recette de thé. C’était du thé à l’anis « bisbès » aux nombreuses vertus. On a commencé à discuter de culture culinaire et on comparait les cuisines traditionnelles de Tébourba à celle de Kélibia. Puis, il s’est mis à me parler de l’histoire de cette maison familiale et à me confier des éléments de son enfance vécue dans ces lieux. Puis il s’est levé pour m’inviter à le suivre. Il m’a fait voir toutes les pièces et ailes de cette grande maison combinant à la fois un côté « arabe » et un côté « moderne », et j’ai pu lui faire remarquer qu’il était un fin défenseur du patrimoine puisqu’il a su préserver le caractère typique de cette construction tout en réussissant à en moderniser certains aspects.

Revenant à notre pièce et à notre thé, nous avons repris notre discussion et je lui demandais de me fournir le texte de sa conférence de fin novembre car il avait improvisé son intervention. Je lui rappelle que l’objectif est de publier un livre au courant de l’année 2020. Il m’a répondu qu’il n’a pas le temps de le faire et m’a demandé de transcrire moi-même son intervention à partir de l’enregistrement vidéo. Bien plus, il m’a invité à compléter son texte par une dimension qu’il avait oublié d’aborder lors de sa conférence. Il s’en voulait beaucoup d’ailleurs. Il tenait à préciser qu’il y a un autre facteur très important dans la relation professeur-étudiant, « c’est le respect mutuel ». Pour lui, sans respect mutuel, rien ne peut passer non plus. Et pour finir, il me demande de faire en sorte que le livre paraisse tant qu’Abdelwahab est en vie (!) J’ai mis un laps de temps pour comprendre qu’il parlait d’Abdelwahab Bouhdiba, mais la superposition du même prénom sur les deux personnes était intrigante. J’avais froid dans le dos. Et en même temps, j’avais senti un poids supplémentaire sur mes épaules, des missions additionnelles à accomplir et une volonté à respecter.

Il est revenu ensuite sur ce qui le passionne le plus actuellement, l’histoire de Tébourba, celle de sa famille, de l’olivier et de l’olive et il s’est mis à me parler de ce qui fait la spécificité des huileries. Pour lui, l’huilerie est un « phénomène social total au sens de Marcel Mauss ». Historiquement, l’huilerie était une entreprise commerciale certes, un lieu d’extraction d’huile d’olive mais c’était également un lieu de transmission culturelle et d’éducation, puisque les familles qui possèdent une huilerie sont tenues de créer un espace au sein de cette entreprise, un espace réservé à une école coranique, un kottab. C’était une forme de résistance contre l’occupant français qui refusait l’accès des petits Tunisiens aux écoles publiques. C’était une façon de prendre en charge gratuitement la scolarisation des enfants par les notables du village. Et c’est ainsi que l’endroit qui servait d’école coranique chez la famille Mahjoub s’est transformé ensuite en musée visité par de nombreux élèves, collégiens, lycéens et étudiants.

La conversation a bifurqué ensuite sur les enjeux de l’éducation à l’ère du numérique. Il me disait que c’est la génération suivante qui saura mieux gérer ces nouveaux outils de communication. Il était convaincu que toutes les anciennes théories socioéconomiques mais aussi les courants politiques classiques sont destinés à disparaître. Le développement du numérique a tout chamboulé. Et il m’a conseillé vivement de lire un texte d’un Tunisien dont il a vanté les mérites. L’approche de l’auteur, disait-il, est extrêmement pertinente. L’auteur, dont il a oublié le nom, parle de « méritocratie » et « d’intelligence économique » à l’ère de la dernière révolution industrielle, celle de l’information, de la data,  du numérique et du commerce électronique. Il disait que ce Tunisien, est un génie et qu’il me faut absolument lire l’interview récente qu’il vient d’accorder au journal L’économiste maghrébin (décembre 2019) et qui est disponible sur le web.

Je regardais ma montre, une heure est déjà passée. Heureusement qu’il faisait beau ce jour-là. On allait ensemble de nouveau à l’huilerie récupérer mon huile. Et ce vieil homme, fidèle compagnon de route qui nous rejoint pour me donner un premier « bonus », un récipient plein d’olives. Abdel m’en précisait la variété. Une fois près de la voiture, la même personne revient avec un autre récipient, une autre variété d’olives.

J’avais senti quelque chose d’étrange cet après-midi-là. D’abord que je n’étais pas uniquement avec un collègue ou un ami mais avec un frère aîné qui prodiguait des conseils ou qui donnait des consignes à son frère plus jeune. J’avais remarqué en plus qu’il était toujours dans le don et le partage: de la nourriture intellectuelle, du savoir historique, académique mais également de la nourriture terrestre, celle de l’olive et de l’huile, « liquid gold, m’a-t-il précisé, comme l’avait qualifié la chaîne CNN ».

Au moment de se dire au revoir, instant inoubliable, il y avait certes cette poignée de main avec les deux bises. Mais très vite et spontanément, il y a eu une accolade émouvante. C’est comme si je pressentais que c’était notre dernière rencontre. Et pour donner un air positif à la suite, il m’a promis de passer à Kélibia pour un week-end. « Ce sera au printemps », ajoute-t-il.

Le soir même, je reçois un mail de la part d’Abdelwahab comprenant le lien permettant l’accès direct au texte qu’il m’avait recommandé. Le Tunisien dont il parlait s’appelle Mohamed Balghouthi.

Adieu Abdel
Ton érudition, ton savoir, ton humour, ton sens du contact social, ta générosité et ta sincérité vont nous manquer énormément.

Riadh Ben Rejeb

Directeur du Laboratoire de psychologie clinique

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