News - 26.01.2020

Rym Ghachem Attia: De la détresse sociale à la douleur morale

Rym Ghachem Attia: De la détresse sociale à la douleur morale

Aujourd’hui je voudrais parler de nos médecins.

Pourquoi partent-ils?

Quand un chef de service gagne moins de 4000 dinars par mois et qu’il a une responsabilité avec aucune garantie, pourquoi serait-il masochiste ?

Vous allez me dire que 4000 dinars c’est énorme en Tunisie. C’est  une somme que peut  gagner un chirurgien en trois heures et c’est légitime.

Tous les jours, nous, médecins engageons notre responsabilité, notre éthique, notre déontologie dans des actes quotidiens mais non anodins.

En effet, devant le manque, l’absence de médicaments, nous devons choisir le plus efficace et le moins nocif. Nous travaillons avec une peur constante, chaque nuit dans les services quand nous n’avons qu’un infirmier et un ouvrier pour prendre en charge 30 patients souvent agités et délirants avec des moyens réduits nous avons peur pour nos malades et nos soignants.

Nous remarquons que souvent les résidents ressentent, eux aussi, de l’épuisement, du désarroi.

Que faire alors ? Partir ? Laisser ce pays aux autres ? Ne plus penser à tout ce que nos parents et grands-parents ont construit, ont sacrifié?

Dans les années soixante et soixante-dix, tous les médecins et avocats formés en France ont refusé la nationalité française et se sont empressés de rentrer en Tunisie pour construire des universités et former les générations futures.

Ils sont nombreux à avoir été à Sfax, Sousse, Monastir. Ils enseignaient et travaillaient pour qu’aujourd’hui nos médecins soient lauréats de concours étrangers.

Pourquoi ce gâchis ?

Je commencerai par les études de médecine.

Dès le départ, nous les dégoutons de ce métier. Il s’agit de milliers de pages à apprendre et à restituer. Les enseignants sont mécontents des étudiants et réciproquement.
La réforme faite pour des cours par petits groupes n’est pas appliquée. Nous continuons à enseigner à plus de cent étudiants avec des méthodes qui s’appliquent à un maximum de trente étudiants.

Les enseignants, qui n’ont pas toujours de la bonne volonté, ne sont pas valorisés.
De fait, qu’ils enseignent ou pas, leur rémunération ne change pas.

Vous me direz oui mais l’argent n’est pas tout, oui, mais quand l’argent est un obstacle pour l’avenir de nos enfants et quand on sait qu’en travaillant ailleurs que dans le secteur public, on peut vivre confortablement on ne comprend plus notre inertie.

Et le patriotisme ou nationalisme se transforment en notions de paresse et de manque d’ambition.

Je reviens aux études médicales. Au bout de cinq ans de travaux forcés, on vous fait passer un concours qui départage de façon arbitraire l’élite de ce pays.
Ceux qui réussissent bien ont gagné le gros lot ils feront la spécialité qu’ils ont désiré. Pour les autres, tant pis. Ils doivent faire avec.
Les moins chanceux, ceux qu'on appelle aujourd’hui médecins de famille feront trois ans de stage dans différents services où ils seront traités comme des moins que rien.
Les encadrants n’ont pas le temps de s’occuper des " ratés" du système. De toutes les manières, ils apprennent tous une langue étrangère et n’ont pour objectif que de partir ailleurs.

Dans les services, ils n’ont pas de véritable statut. Ils regardent, observent mais n’ont aucune responsabilité et n’ont aucun droit.

Pourquoi sommes-nous dans un système incohérent ?

Je vois des personnes très compétentes. Nos étudiants sont bien formés, ils ont des raisonnements infaillibles, il leur manque parfois la facilité de parler le français.

Je ne vais pas dire que notre formation est parfaite et que tous les médecins sont des saints mais je peux assurer que beaucoup font de leur mieux.

Je n’ai jamais vu un métier où la pénibilité est dans la durée comme la médecine.
La médecine, c’est très long et très épuisant.

Il faut vraiment être dans l’amour de l’autre pour pouvoir tenir.

Nous avons réussi, en Tunisie, la formation, nous nous devons maintenant de réussir à faire aimer les médecins l’exercice dans leur pays.

Quoi qu’il en soit, à l'étranger, ils seront toujours considérés comme des étrangers.

Les gardes des jours fériés c’est en général « les arabes qui les font ».

Des réformes rapides et sérieuses doivent être envisagées si nous voulons pouvoir avoir des médecins en 2050 en Tunisie.

Rym Ghachem Attia