La démocratie donne le droit de vote, et ce droit, celui de subir les inégalités
Dans de nombreux pays, on a le sentiment que le régime parlementaire est contesté et défié en tant que référentiel et modèle de gouvernance politique. En Tunisie, il offre le spectacle d’un parlement incapable d’envoyer un message clair à l’exécutif sur la gestion des institutions à adopter. La configuration de l’ARP, décidée par une majorité électorale inconséquente, a généré de nombreux dysfonctionnements qu’il faut imputer au choix du régime politique par le Constituant ; et par extension c’est la démocratie libérale qu’il faut incriminer, victime des temps et de l’évolution des sociétés. Même l’Europe est touchée, et le gouvernement, apparaît tout aussi incapable de faire face à des émeutiers violents. Aussi, force est de considérer que la démocratie libérale est peut-être plus fragilisée qu’il n’y paraît. En un quart de siècle, elle semble être passée de destin inéluctable du genre humain, au statut de régime affaibli et menacé. Il y a peu de temps encore, on imaginait que le monde entier allait adopter le modèle occidental de gouvernement. Aujourd’hui, le gouvernement « du peuple par le peuple pour le peuple », (Abraham Lincoln), a perdu de son assurance et apparaît sur la défensive, notamment lorsqu’il est associé au parlementarisme. En fait, ce système a engendré trois déceptions, selon Pierre-Henri Tavoillot, (philosophe français dans son ouvrage « Comment gouverner un peuple roi », publié aux éditions Odile Jacob) ; une crise de la représentation ; le sentiment d’une impuissance publique ; une profonde crise de sens.
Il semblerait que même la Tunisie n’y ait pas échappé. Les élections ont montré que la théocratie conserve ses partisans, qui y voient une alternative possible au gouvernement du peuple, compte tenu de sa défaillance. Mais, Dieu demeurant silencieux sur les urgences politiques et sociales de l’heure, ce sont ses interprètes autoproclamés qui s’arrogent l’interprétation de ses intentions secrètes. La dictature franche et nette, a laissé la place à un défi pressant auquel doit répondre notre démocratie en pleine dérive. Pressant, parce qu’il a pris racine au coeur même de la tourmente internationale et qu’il tend à s’étendre en prétendant apporter des réponses aux causes de déception propres à la Tunisie. Certains voudraient s’affranchir des contrôles juridictionnels et de certaines agences internationales, qu’ils accusent de brider et limiter la volonté du peuple. Pour d’autres, le principe de la séparation des pouvoirs est un facteur d’affaiblissement de la volonté nationale. Le gouvernement met les juges au pas et contrôle l’opinion via les media publics. Cette matrice intellectuelle, est définie comme la promotion d’une république autoritaire et méritocratique, fondée sur un Etat qui se veut interventionniste et social, sans l’être vraiment ; un Etat géré par une élite au service d’un intérêt de classe qui se veut l’expression de l’intérêt général, dans le cadre d’une économie de marché imposée. En effet la démocratie en est venue à confier imprudemment le pouvoir à des personnalités, parfois incapables de l’exercer. Or cette tendance a montré que les majorités ne sont pas nécessairement éclairées, ni à même de vouloir s’informer de la réalité des problèmes à résoudre. Elles peuvent même être tentées d’opprimer la population, intentionnellement ou par ignorance, incompétence et négligence. Le salut serait dans une tentative de réconcilier démocratie et méritocratie et les dirigeants devraient être sélectionnés par une élite éclairée, pour leurs capacités intellectuelles, leur sens social et leur vertu. Il semblerait aussi que la polarisation de l'électorat, dans les systèmes démocratiques rendrait, de nos jours, de plus en plus compliquée, la charge de gouverner par un phénomène de fragmentation extrême de l’opinion, à propos de laquelle les media ont une part de responsabilité.
Les journalistes, comme les instances de contrôle indépendantes, sont trop près des lieux de pouvoir, au point de donner, à l’opinion publique, une vision du monde déformée. Pour des raisons que l’on ne s’explique pas, nous avons assisté, au cours des dernières neuf années, à une explosion épistémique, à des événements auxquels ont été donnés des sens radicalement différents de ceux de la réalité. En effet, les media sont face à une crise sans précédent de la communication. Jusqu’à une période relativement récente, ils s’adressaient à l’ensemble de la population ; et surtout leurs récepteurs recevaient ces flux d’informations de manière relativement homogène. Les citoyens partageaient, les mêmes optiques. Tel n’est plus le cas, aujourd’hui. Les faits que rapportent les journalistes, parce qu’ils les ont établis, provoquent des fractions de l’opinion, des effets radicalement contraires à ceux qu’ils avaient imaginés. Et de citer cette réflexion de l’auteur du « meilleur des mondes », Aldous Huxley, "L’expérience, ce n’est pas ce qui vous arrive, c’est ce que vous faites de ce qui vous arrive" ; autrement dit, le sens que l’on donne à ce que l’on apprend, à l’information que l’on reçoit. Les lentilles au travers desquelles l’on perçoit la réalité de plus en plus conditionnées par le lieu et le temps. Le choix électoral correspond de plus en plus à la géographie. Partout, le clivage central tend à opposer dorénavant les habitants des métropoles bien desservies aux laissés-pour-compte des petites villes et des territoires provinciaux et ruraux. De même, il nous faut désormais compter avec la distinction entre media et réseaux sociaux, un clivage dommageable pour la démocratie. Et là, les journalistes influents, les éditorialistes de renom, les chaînes de télévision, se sont rapprochés des lieux géographiques du pouvoir, ceux où sont prises les décisions. Ils développent des affinités et une orientation qui rompt avec l’obligation de neutralité. L’interprétation médiatique en arrive à influer de plus en plus sur le comportement de la population, notamment en période électorale. Aussi devrions-nous être plus attentifs à la manière dont les choses sont perçues nationalement, régionalement et localement. Il est nécessaire que les media soient plus divers, non seulement sur le plan idéologique, mais aussi culturellement, et qu’ils se décentralisent, sinon la césure entre médias légitimes et réseaux sociaux risque de s’aggraver, et la démocratie en pâtira encore davantage. Selon les media que nous consultons, notre point de vue sur les événements politiques, qui ont lieu dans notre pays, varie énormément.
L’environnement numérique multimédias a permis à tout un chacun de donner son opinion personnelle. Et cela a d’abord été pris pour une avancée de la démocratie. Mais force est d’avouer que la démocratie prise sous cette forme, est devenue une foire d’empoigne, où chacun donne son avis, sur tout, sans rien y connaître, ni avoir de comptes à rendre, en cas d’erreur. C’est un système de gouvernement dans lequel les peuples confient un exercice limité du pouvoir à des personnalités reconnues pour leur expérience, afin qu’elles promeuvent leurs intérêts nationaux ; un système dans lequel les pouvoirs se limitent mutuellement en s’équilibrant. Au lieu de cela, ce sont des nouvelles logiques du clic qui profitent aux populistes. Les nouveaux media obéissent à une tout autre logique. Celle du clic, du Buzz, de l’audimat et de l’effet de masse. Ils peuvent, certes aider à des mobilisations ponctuelles, mais ils ne permettent pas leur institutionnalisation et minent la confiance des gouvernés envers les institutions constituées établies. Un des effets pervers de ce système est que les politiciens populistes parfaitement en phase avec leur fonctionnement se sont servis des réseaux sociaux pour accéder, ici ou là, au pouvoir, comme en Tunisie. Il s’ensuit que les personnalités les plus talentueuses commencent à déserter et les media et la politique, par démission et renoncement, mais aussi pour ne pas devenir des cibles sur les réseaux sociaux. Progressivement, la crise institutionnelle, ainsi que la défiance médiatique sont devenues un crash test pour la démocratie.
Deux solutions pratiques devraient être envisagées comme remèdes. Réformer, éduquer et orienter les media vers la pratique d’un journalisme de solutions ; informer sur les évènements sans jugement et indiquer les changements possibles et positifs autant que négatifs. La jeunesse en particulier, semble lassée d’une trop grande tendance des media à l’exploitation de la négativité. Ils doivent, en outre, demeurer fidèles à leur vocation démocratique, qui consiste à fournir aux électeurs une information fiable sur les faits, problématiques et décisions urgentes. Enfin, il faut améliorer l’éducation aux media, afin de combattre la désinformation, à l’ère numérique. Il faut notamment doter les utilisateurs d’Internet, des capacités de distinguer l’information véritable de la rumeur et de l’intox. Ces solutions sembleraient plus réalistes, que de tenter d’imposer, aux réseaux sociaux, le respect de règles déontologiques, bien difficiles à mettre en œuvre ou de doter un organisme dit indépendant, d’un pouvoir de censure.
Dans un contexte de morosité économique avec la conjonction de plusieurs indicateurs alarmants touchant particulièrement les jeunes, le pays traverse une crise sociale sans précédent qui continue d’alimenter le risque de radicalisation. Cette situation affecte tout particulièrement la jeunesse de plus en plus désoeuvrée et marquée par l’absence de perspectives socio-économiques, un sentiment relatif de détérioration de ses conditions de vie et le manque de structures inclusives de participation politique. Ce sentiment de désillusion est d’autant plus fort que, concernant le volet politique, le fossé entre les élites dirigeantes du pays et les citoyens semble se creuser de plus en plus. Face aux attentes pressantes des populations en matière de développement, d’emploi et de réduction des inégalités, la classe politique est en effet peu en phase avec les priorités populaires, alors qu’elle concentre le débat public autour des luttes partisanes, notamment à l’approche et/ou à la suite des échéances électorales. Les jeux de pouvoir se pratiquent, aujourd’hui, dans un cadre opaque, à travers un mécanisme de dialogue et de construction du consensus, qui réunit les principaux protagonistes partisans et sociaux, mais dont le profil des membres qui le constituent, balance entre des personnalités d’appareil de l’époque de l’ancien système et une jeune élite technocrate montante, sans expérience, qui nourrit les perceptions et discours antisystèmes. En outre, le retour vers la religion d’une frange de la population tunisienne, dans un contexte d’assouplissement du contrôle des lieux de culte entre 2011 et 2019, a pu profiter aux prédicateurs extrémistes. En effet, la diffusion d’un discours religieux extrémiste sur la base d’une lecture radicale des préceptes coraniques, s’est trouvée facilitée par la vacuité du débat public sur ces questions, alors que l’intervention des différents acteurs politiques, sociaux, culturels ou encore éducatifs, à travers des références alternatives, est demeurée à la marge. Ces facteurs sont autant de tendances qui confirment le sentiment de désillusion de la population envers le processus postrévolutionnaire, expliquant qu’une frange croissante soit tentée par l’émigration, et ce dans l’espoir d’un changement radical de leur quotidien. La conjonction de ces facteurs, qui n’ont pas connu d’amélioration depuis 2011, rend la société tunisienne particulièrement vulnérable face aux risques situationnels. La Tunisie est un pays fragilisé par sa sempiternelle transition démocratique inachevée et la faiblesse de ses performances économiques et sociales, facteurs majeurs de déstabilisation. Ces niveaux de menace imposent des risques d’instabilité à la fois sécuritaires, politiques, sociaux, ou encore économiques. Dans ce contexte, c’est un mystère ou presque en Tunisie, qui plane autour du prochain gouvernement et de son chef que le Président de la république doit improviser. Un homme portant encore les relents d’Ennahdha (2011 – 2014), s’est profilé à l’horizon des évènements de ce trou noir dans lequel nous vivons ; après l'investiture de Elyes Fakhfakh, in extremis ce lundi 20 janvier au soir c’est la valse des consultations qui redémarre. Il semblerait que nous jouions au jeu des chaises musicales pour lequel on prend les mêmes et on recommence, encore et encore… Il faudra ensuite et encore passer par la traditionnelle et désormais familière cérémonie de prise en main du poste de chef de gouvernement, par la mascarade du vote de confiance du parlement, lorsque sa liste sera constituée, proposée et agréée par Chef de l’Etat. Il va donc falloir encore attendre un mois pour connaître la composition de la future équipe, comme on attendrait un messie salvateur. Les media tunisiens ont souligné d'ailleurs le secret qui entoure encore le choix présidentiel. Certes, le nom du futur vice-président proposé ne fait plus aucun doute, mais pour le reste de l’exécutif, rien n’est encore vraiment décidé. Les lapins sont encore dans le chapeau.
Toutefois, les changements devront être importants à tous les niveaux, et par conséquent, le gouvernement devrait être formé de personnalités plus politiques et moins technocrates et surtout compétentes. Ce gouvernement aura pour tâche de défendre les conditions qui rendent possible, la liberté de tous contre l’autoritarisme et la régression et surtout la vie tout court. Séisme ou péripétie, alliance politique conséquente ou association de circonstance, un mois, c’est long et c’est court en même temps. Une résurrection à la Frankenstein d’Ettakatol, sur le devant de la scène politique. Reste aussi à rappeler que Elyes Fakhfakh candidat aux présidentielles de septembre 2019 au nom de ce parti, n'avait convaincu que 0,34 % des électeurs au premier tour. Le pays semble de nouveau acculé dans une impasse politique. Privés de gouvernant fiables, les Tunisiens aspirent plus que jamais à vivre et à voir leurs préoccupations économiques et sociales, racines de l’insurrection historique de 2010/2011, prises à bras-le-corps. Mais jusqu’à présent, au lieu de cela, il n’y a qu’improvisation ‘’au petit bonheur la chance’’. Cette nomination en demi-teinte est un emplâtre sur une jambe de bois devant l'espoir de véritables changements, un sentiment d’attente pour la situation politique qui peine à se structurer. Là encore, Ennahdha, qui ne contrôle que 54 sièges sur 217 à l’ARP, n'a pas pris la juste mesure du message des électeurs, en mettant en oeuvre une stratégie politique "hégémonique", bien qu'elle ait perdu la position majoritaire qu'elle avait depuis la révolution, au sein de cette Assemblée très morcelée, situation peu surprenante en vérité.
Notre démocratie trop plurielle s’est traduite dans les urnes par une atomisation de l’électorat et de la représentation nationale. Il ne peut donc pas vraiment y avoir de majorité absolue au Parlement dans sa structure actuelle. Ennahdha, qui déclare avoir gagné les élections, n’a qu’une majorité très relative, qui ne lui permet pas de former un gouvernement islamiste et encore moins un gouvernement de coalition. L’échec du vote de confiance du gouvernement Jemli est symptomatique de l’émiettement du Parlement et de l’électorat tunisien. Est alors échu au Président Kaïs Saïed la tâche de trouver une personnalité "rare" capable de convaincre les députés de son aptitude à former un gouvernement. Mais il ne faudrait pas qu’il refasse l’erreur de désigner un gouvernement qui aurait l’apparence d’indépendance et d’autonomie, et qui serait par trop lié aux partis. Mais Elyes Fakhfakh n’apparait pas vraiment comme une personnalité qui puisse enclencher une vraie dynamique nouvelle, tout au plus quelqu’un d’ordinaire, formaté par l’école classique. S’il est reçu à l’examen, ce ne sera qu’en raison de la lassitude des Tunisiens, de ces querelles politico-politiciennes qui paralysent la vie du pays depuis plusieurs mois voire plusieurs années et de l’urgence. En cas d’échec de cette personnalité "rare" à l’examen de passage, et que le Parlement refuse une nouvelle fois de voter la confiance, le glas sonnerait la dissolution de l'Assemblée des Représentants du Peuple et l’heure serait à l'organisation de nouvelles élections législatives, perspective qui pourrait contraindre les partis à revoir leur copie et concevoir des listes avec des citoyens et des membres de la société civile, compétents et réellement imperméables au jeu des influences. En effet, l’une des causes de l’échec des partis politiques, est de ne pas avoir compris le ras-le-bol des citoyens à l’égard de cette classe politique et des dérives affairistes. Paradoxalement, il apparait à l’évidence, que, dans notre ‘’révolution’’, les milieux d’affaires n’ont jamais été aussi influents dans le milieu politique tunisien. Beaucoup pensaient que c’était la période Ben Ali qui caractérisait la collusion entre les milieux d’affaires et la sphère politique, mais finalement l’après-révolution a montré un renforcement de cette tendance de transactions et de collusion entre les deux milieux, politique et économique. Mais les citoyens attendent autre chose et il faudra que les forces politiques prennent acte de ces aspirations pour renouveler leurs formations, en faisant monter une nouvelle génération de politiques, des gens d’expérience compétents, hommes et femmes et des jeunes.
Neuf ans après la révolution, il est dommage de conclure que la Tunisie est toujours confrontée aux mêmes maux, pire encore, aux mêmes manifestations d’une désespérance sociale et aux mêmes manipulations de la société politique (société civile et classe politique). Il y a une véritable attente économique, face à des problèmes sociaux qui persistent et qui rappellent beaucoup les facteurs de causalité de la révolution, les conditions de travail, la pauvreté, le chômage. Ce phénomène est devenu récurrent en Tunisie. Le pays a fait sa toilette institutionnelle, mais les problèmes sociaux, les inégalités, la fracture régionale, les retraites, l’extrémisme, restent aussi forts qu’avant. Face aux attentes des Tunisiens, les partis politiques ont tout fait sauf y répondre. Restés sur des enjeux purement politiciens jusqu’à présent, les partis politiques devront tenir compte des doléances sinon nous risquerions de retourner vers un scénario de désaffiliation politique, d’abstention chronique et de démission de toute la sphère sociale. Sans changer sur le fond, le Chef du gouvernement désigné devra se ranger à un certain réalisme qui ne devra pas seulement être dicté par le besoin immédiat d’une majorité parlementaire aléatoire et précaire ; reprendre le dialogue politique dans un climat, cependant, moins tendu afin de confectionner des assemblages politiques incertains qui hypothèqueront probablement sa réussite d’une façon ou d’une autre. En Tunisie, Elyes Fakhfakh devra négocier et arracher chaque réforme, mais ses adversaires de droite comme de gauche, n’ont pas davantage de majorité pour le renverser. L’instabilité politique de ces derniers mois a lassé la population. Mais Ennahdha, affaibli, arrivé difficilement au pouvoir, n’a pas intérêt dans l’immédiat à une rupture qui impliquerait pour lui un retour aux urnes plein de risques, aussi, l’avenir de Frankenstein n'est pas encore écrit.
Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis