News - 06.01.2020

Monia Kallel: «Bourguibisme et bourguibistes» Ou «Quand on coupe la branche sur laquelle on est assis»

Monia Kallel: «Bourguibisme et bourguibistes» Ou  «Quand on coupe la branche sur laquelle on est assis»

Les détracteurs-accusateurs de la démocratie et les nostalgiques de l'ancien Régime sont de plus en plus nombreux. Rien de plus normal dans un pays malmené qui glisse vers la médiocrité, la pauvreté, le délitement de l'État.

Mais ce qui est inadmissible c'est qu'on le fasse au nom du bourguibisme, et à grand renfort de citations puisées dans les déclarations du fondateur de la première République tunisienne, comme celle-ci" : "Accorder la démocratie à un peuple inculte, c'est remettre son destin entre les mains d'une majorité inculte ". Transcrite en gros caractères, (et en couleur), la phrase circule sur le Net, sans considération pour le contexte où elle a été énoncée, ni pour la pensée et la mémoire du Zaim.

Bourguiba, comme la plupart des destouriens et des chefs des pays décolonisés, n'a jamais placé la démocratie dans la liste de ses priorités, ni caché le fait, (qui était son défi majeur) que le petit peuple était "inculte" ; c'est d'ailleurs le double "crime" (dictature et mépris des couches-régions pauvres) que lui reprochent ses ennemis politiques, les islamistes dont les masques de la pseudo-démocratie, la pseudo-piété, pseudo-empathie avec les "Zaoualia", sont tombés l'un après l'autre, depuis leur accès au pouvoir en 2012.

Bourguiba savait pertinemment, avant même de s'engager en politique ou de participer à la fondation du Neo-destour, qu'il avait plusieurs ennemis à combattre à la fois, la colonisation et l'orthodoxie religieuse d'un côté, l'inculture et la pauvreté de l'autre. Il savait également que pour atteindre ces objectifs, il fallait une méthode, une stratégie bien définie ; il a opté, très tôt, pour "la politique des étapes". Les articles qu'il a publiés dans la presse (tunisienne et française) au cours des années 1930 sont d'une étonnante lucidité, d'une profondeur et d'une érudition qui feraient rougir plus d'un politique aujourd'hui.

Cette "vision" (mot qu'il affectionnait) et cette méthode, qui n'était pas évidente et que ne partageaient pas tous les néo-destouriens, ont orienté les discours et les prises de position du Zaim ; positions qu'il a modulées en fonction du temps, et des circonstances.

Il a dit non à la démocratie au lendemain de l'indépendance comme il a dit oui au voile (qu'il considérait comme un signe identitaire) du temps de la colonisation ; et a dénoncé, avec virulence, (dans un article paru à "L'Etendard tunisien" le 11 janvier 1929) l'appel de Habiba Mencheri au dévoilement de la femme musulmane. Ce même voile, il s'emploiera à l'enlever de ses propres mains dans toutes les villes où il est allé à la rencontre du peuple dans la Tunisie fraîchement décolonisée. Un autre geste que ne lui pardonneront pas les islamistes.

Bourguiba n'a pas non plus défendu Tahar Haddad quand les conservateurs le déchiraient à pleines dents. Mais il a "dévoré " son livre, Notre femme devant la législation musulmane et la société, et placé le travail sur le CSP à la tête de ses priorités dès l'obtention de l'autonomie interne. L'historien tunisien L. Chaïbi, parle, à juste titre, de "la rencontre reportée" entre le Penseur et l’homme politique.

Les destouriens qui ont côtoyé le jeune Président gardent en mémoire son engouement pour l'essai de TH et la rapidité avec laquelle il s'est penché sur les questions de la femme, du planning familial...avant, leur disait-il que "les cheikhs ne s'en mêlent". En effet, dès qu'ils se sont mêlés, les Ulémas ultraconservateurs ont freiné net le projet sur l'égalité successorale. Lequel projet est aujourd’hui rejeté par les islamistes et par les « modernistes », ses fervents et  légitimes héritiers.

Le "Combattant suprême" était un homme cohérent avec lui-même, centré sur ses objectifs, soucieux du lien entre passé, et avenir, tradition et modernité. Et il jouissait d'une vaste culture qui lui a permis non seulement de " faire de la politique" ou de "fonder un parti", (tout un chacun peut y prétendre, on le voit) mais de réfléchir/écrire sur la politique, d'avoir une "vision" claire, "el bo3d essiyasi" (comme il disait) et d'articuler idée (ou idéal), réalité et instant historique.

Plus d'un demi-siècle après l'indépendance, on peut (et doit) juger l'oeuvre du Fondateur. On peut penser que le système éducatif n'a pas tenu toutes ses promesses, que le peuple est encore "inculte", qu'il "n'est pas prêt pour la démocratie", on peut estimer que l'ignorance amène de facto l'ignorance, (même si l'intelligence allemande a bien amené le nazisme). Mais faut-il bien contextualiser les faits et définir les concepts. Qui est le peuple, et qui est l'élite ? Qui est en mesure de juger les « compétences féminines ou masculines ? Et c'est quoi "l'inculture" en matière de connaissances socio-politiques? Est-il sûr que les chefs censés guider le navire, soient mieux notés que la masse populaire?

Que ceux qui se servent de l'image et des réflexions du Zaim pour juger le peuple, les projets de loi, la démocratie qui a enfanté les islamistes se nourrissent (et nourrissent le peuple) de la culture, et des écrits du Gand Maître.

Ça permettra de clarifier le paysage politique et de comprendre les filiations et les positionnements des différentes familles.

Et ça évitera aussi à certains "bourguibistes" d'avoir l'air de casser la branche sur laquelle ils croient être assis.

Monia Kallel