Opinions - 10.12.2019

« La politique n’est nulle part plus elle-même que dans les moments révolutionnaires », écrivait Hannah Arendt

« La politique n’est nulle part plus elle-même que dans les moments révolutionnaires », écrivait Hannah Arendt

Pourquoi les hommes se rassemblent-ils ? Les hommes se rassemblent parce qu’ils ont soif de justice et de liberté. En dehors de ces moments, la politique est politicienne. Celle de tous les sceptiques, cyniques, enfermés dans l’incessant ressentiment, celle de tous ceux qui aiment faire souffrir, autant par les mots que par les actes. Et cela nous interroge sur le statut du débat dit démocratique, ou encore, sur ce que signifie l’exercice de la citoyenneté. Qu’est-ce que la politique ? Aucunement l’opposition éternelle entre amis et ennemis. Non ! La politique, c’est l’agir dans la cité. C’est commencer de créer.
Elle est l’action par laquelle, un quelqu’un quelconque commence un quelque chose de nouveau dans le monde, introduit de l’inattendu dans l’enchaînement des événements, de l’inconnu dans le connu, fait surgir du non-donné sur le fond d’un donné, et cela, en ayant une certaine représentation de son but. Car l’agir politique n’est pas stratégique. Il ne vise aucun but définitif, ne met en joue aucun ennemi. L’agir politique est l’initiative d’un quelqu’un au sein et en vue d’un nous, et donc d’un monde commun, comme nous le rapporte Aristote.

La pluralité du vivre ensemble naît de cette confrontation des initiatives, qui permet, à l’être humain, lorsque la tradition a été brutalement rompue, de revivre en permanence. L’agir politique, c’est l’agir permanent d’un revivre, un risque en direction du “nous”. C’est du moins ainsi que l’on doit ressentir la Démocratie, que nous devons la sentir vivre. C’est, pour elle, dans l’agir qui ne peut être que politique, que la véritable liberté, celle positive, se déploie. Car la liberté consacrée par l’agir politique est précisément cette capacité d’aller vers ce qui n’est pas encore, c’est ouvrir ce qui ne se proposait pas comme tel, c’est être capable d’imaginer un meilleur futur pour tous. C’est dans l’initiative que chacun, se manifeste comme exception, l’exception de la créativité de toute individualité. C’est comme individualité véritable, comme singularité, que chacun, fort de son héritage et malgré la tension du passé qu’il met en jeu, apporte à la pluralité, “le vivre ensemble”, dont la construction est l’essence même de la politique, et qui réside dans la manière dont cette exception est saluée et reconnue.

Mais dès que le sens de cette pluralité, comme tissu de relations entre individus absolument différents, se perd, la politique se perd elle-aussi, et ne devient qu’exercice d’une souveraineté étatique et la politique se dissout dans le politique. Mais on voit alors que, dans ce sens, la politique est rare car elle est sans cesse étouffée par ce qui, dans le politique, dans l’exercice du pouvoir de la machine d’Etat, nie, refoule, écrase, tout à la fois l’initiative et la pluralité. Une multiplicité de commencements toujours renouvelés, un sens spontané de la politique, qui se nourrit de la tradition, de la convivialité du vivre ensemble dans la rue, les cafés, les maisons potentiellement ouvertes dans la dégradation des conditions de notre propre vie quotidienne et le poids du raisonnement cynique, intéressé, dans et malgré le sexisme qui le limite et le mine. La violence du pouvoir dictatorial opprimait, mais ne pouvait tuer cette vie pré-politique, cette puissance en acte. Surgit alors cette seconde violence, celle des gouvernements successifs, celle des partis politiques et de leurs discours importés. Cette seconde violence, sans avoir encore totalement annihilé la première, désorganise la vie pré-politique, réussit temporairement là où des décennies de dictature avaient échoué. Mais précisément, le temporaire se réfère à la capacité immédiate qu’a cette pluralité à se recomposer dans ses relations vivantes, à reprendre ses initiatives, à reprendre l’initiative commune, à recommencer, là où le pouvoir est vide, là où le politique n’agit plus ; et à affronter la situation inédite d’une sorte de regain d’égalité, qui trouve un espace inédit de déploiement. Mais la pluralité, mal préparée et meurtrie, appelle, en quelque sorte, objectivement, relance la demande d’un Etat, au sens large du terme. Conjoncture au sein de laquelle la politique demande elle-aussi à s’organiser, à se déployer pacifiquement, à mobiliser ses propres ressorts. Un Etat prêt à parcourir les rues de la Tunisie, regarder, discuter, s’imprégner de la multiplicité des couleurs, des souffrances, des espoirs, et attentive, avant tout, aux initiatives pré-politiques, prêt à s’en saisir intellectuellement, à les porter sur la place publique, à tirer d’elles leur potentialité autant que leur virtualité, dans la construction d’un monde commun, d’une véritable communauté. Dans ce sens, l’Etat ne peut qu’être second, garant de la paix et de la sécurité, et non pas la source de la vie politique authentique, laquelle ne peut être que le peuple.

Malheureusement, devenue Néolibéral, la déshumanisation et la désincarnation de la société est sa visée, non la justice. Le monopole de la violence, acquis par l’Etat et bien mis en lumière, engendre une confusion, pour ne pas dire une fusion entre puissance et violence, entre puissance des initiatives combinées et exercice d’un pouvoir de domination par l’usage monopolisé de la violence. Ce qui est caractéristique de notre époque moderne, c’est la combinaison spécifique de la violence et de la puissance, qui ne pouvait avoir lieu que dans la sphère du politique, dans la sphère publico étatique, car c’est seulement en elle-même que légalement et légitimement, dans la société occidentale moderne, les hommes agissent ensemble et manifestent leur puissance. La violence écrase la politique, elle lamine la pluralité, étouffe la puissance qu’elle utilise, brise l’initiative. Dans une démocratie, l'action politique est sensée être légitimée par le vote des citoyens. Fondamentalement, la politique devrait être liée à l’action, c’est-à-dire à la capacité de pouvoir commencer quelque chose de neuf. Mais cette action échappe à celui qui agit, car projetée dans le monde, elle est toujours un agir-ensemble, alors que les politiques ont tendance à agir individuellement. Cette action est événement, sa propre oeuvre qui révèle chaque agent qui agit et lui révèle en retour un monde qu’il ne soupçonnait pas. C’est la raison pour laquelle l’état redoute les rassemblements et s’acharne à les démolir. C’est le goût de la justice et de la vérité qui guide cette action. Agir, ce n’est ni gouverner, ni dominer, ni commander. Il n’y a rien de managérial dans les solutions ; leur vertu, leur force, c’est encore une fois la révélation de ceux qui y participent. Et c’est à cette seule condition que l’on est pleinement citoyen. Dans cette capacité d’agir dont la liberté est le ressort. Être libre, c’est exister, être là pour les autres et pour son pays. Et c’est de cette existence dont témoignent les populations.

Les régions, les villes se vident.... Le sentiment de liberté devient colère, beaucoup de colère. Il fut un temps où c'était des choses dont on ne parlait pas et pour tout dire, on les cachait même et là, la parole se libère au point de se rendre compte de sa propre colère. La génération précédente nous disait qu'il faudrait nous battre pour les acquis sociaux. Sans penser pouvoir être dans l'élite, les jeunes diplômés pensaient vivre bien. A l'abri du besoin, contrairement à beaucoup d’enfances. Pouvoir offrir des vacances à leurs enfants, ne pas devoir compter pour manger. Et puis, petit à petit, c'est arrivé, de devoir compter, de diminuer les vacances, d’abord une année sur deux, mais depuis quelques années ils ne partent plus. Les découverts à la banque certains mois, les emprunts à rembourser. Le sentiment de payer pour ne rien avoir en retour. Aucune aide alors que nous la grande majorité ne roule pas sur l'or. Tout cela est ressort. Plus une énorme colère contre Macron. Contre sa personne tout d'abord. Son mépris, son arrogance. Ses phrases assassines contre les élus. A chaque fois des lois qui nous donnent de moins en moins de droits. Arriver à l’âge de la retraite après une vie de service pour percevoir une pension de misère qui ne permet que de survivre. Pour la Nème fois, nous nous rendons compte qu'un gouvernement élu par le peuple n'est pas bienveillant à son égard, que l'état peut nous imposer des choses néfastes. Aujourd’hui plane sur le pays un vrai sentiment de peur, comme si plus personne n'était là pour soutenir le peuple. Le peuple s’est endormi peut-être par lassitude ou par confort, pensant qu’il est plus rassurant de ne pas voir ; mais en fait il voit, mais est dans le déni. Il s'indigne en silence, avec un sentiment de vide. La population s’est beaucoup repliée sur elle-même. Elle a cru aux manifestations et à la parole et rien n'en sort de bon non plus, sur le plan d'un meilleur vivre ensemble et la promesse d'un nouveau monde. Même dans de petite ville la fracture est visible entre les gens dans le besoin qui regardent de façon méprisante ceux qui gardent le silence sur leur condition en affichant une désinvolture ostentatoire.

D'autres encore sont très fatalistes pensant que rien ne ressortira de tout cela, que cela ne sert à rien. Pire, certains ont très peur. Ces années ne leur ont rien appris, ni ouvert les yeux sur la société dans laquelle nous vivons, sur la politique, sur le rôle de la presse et des autres media, sur l'oligarchie et sur les lobbys qui gouvernent autant que les politiques, sur la "démocratie". Sur le rôle de chacun. le peuple doit se réapproprier une place dans la société, même s’il a perdu ses illusions d'un état "bienveillant". Il doit être décidé à ne plus se laisser faire, même si encore aujourd'hui, il ne sait pas comment pour que cela soit efficace. Ceux qui sont aujourd'hui conscients de cela ne peuvent rentrer dans le rang car rentrer dans l’uniformité c'est de nouveau perdre son âme, baisser la tête, ce dont il n'est plus question.
La société tunisienne a évolué. Au départ, c'était un Peuple en colère, qui venait de soulager ses colères. Il ne se connaissait pas mais avait beaucoup d'illusions, dont celle de penser que certains Etats allaient nous aider. Puis l'on a compris qu'aucune aide n'arriverait. On a pensé alors qu'il allait falloir durer, et qu'il allait falloir se structurer. Cela a été très compliqué à comprendre. Beaucoup sont partis. Des réunions ont été organisées, tout d'abord pour alerter les pouvoirs publics, avant de comprendre qu'il n'y avait rien à en attendre. Des messagers ont été élus. Mais on s'est retrouvé dans un système "comme avant", où les messagers rencontraient d'autres messagers, sans en informer les autres. Les messagers devenaient "des chefs", ce que la plupart ne voulaient pas ou des lanceurs d'alerte qu’ils n'avaient pas vocation à être dans la société, justement. Il faudrait que la société se réveille et que cela débouche sur une nouvelle façon de voir l'avenir, tous ensemble. Être un contre-pouvoir citoyen qui aiderait à décider. A l'heure d'Internet, c'est si facile de demander son avis à un grand nombre de personnes... Le peuple veut vivre dignement de son travail, mais cette Tunisie périphérique se heurte au mépris des nantis qui ont oublié que le Peuple était souverain et ne se gardent pas du retour du refoulé démocratique.

Nous vivons l’histoire d’un monde qui montre les crocs. Les dérives totalitaires des états occidentaux nous y mènent tout droit. C’est l’histoire d’une économie néolibérale qui rêve de déglutir le monde. C’est l’histoire de rescapés, d’économies qui condamnent à la misère. C’est l’histoire de villes désertées de ses cerveaux et ensevelies sous des tonnes de mensonges et de silence. C’est l’histoire d’une tragédie qui dure encore, d’une tragédie dont on ne dit plus rien. C’est l’histoire d’êtres humains qui ne peuvent littéralement plus respirer, attendant de mourir. C’est l’histoire d’une civilisation, la nôtre, dont les fondements vacillent, qui risquerait d’emporter tout dans sa chute, et le monde et les hommes. C’est l’histoire du plus beau pays du monde, indifférent à la mort qui rôde jusque sous les pavés de ses avenues. C’est l’histoire de millions de kilomètres carrés abandonnés aux pilleurs qui ne se privent pas d’envoyer loin les fruits de leurs pillages pour les cacher dans toute l’Europe marchande. La mort et le mensonge, toujours. La terre est morte, les plantes sont mortes, les animaux meurent, les êtres humains meurent. Mais de plus en plus de ruraux retournent vivre dans ces cimetières à ciel ouvert que sont les campagnes désertées et à l’abandon quand elles ne sont pas les proies faciles des promoteurs immobiliers. De toute façon, ils n’ont aucun autre lieu où aller, puisqu’ailleurs, ils survivent à peine et que l’économie néolibérale ne veut pas d’eux. Ni l’Europe, ni la France, suspicieuse à l’égard de tous ceux qui viennent d’ailleurs. C’est l’histoire de la radicalisation des Etats, annonciatrice des violences et de l’usage de ce monopole de la contrainte. C’est l’histoire de millions d’exclus en devenir, de meutes de chiens s’attaquant aux survivants, aux coins des rues pour les dévaliser et pour les dévorer. C’est l’histoire d’hommes qui essaient de sauver ce qui peut être sauvé et qui releve des mesures dont le gouvernement ne veut pas entendre parler. Pour 400 dollars, des touristes peuvent venir sur ces terres photographier l’ampleur du désastre, approcher, de loin, leurs habitants qui y agonisent. C’est l’histoire de villages refuges bâtit à la hâte aux allures de délabrement. C’est l’histoire d’intellectuels, qui finissent par fuir le plus loin qu’ils le peuvent le pays qui les a vus naître, après avoir pointé les mesures dont les autorités ne veulent pas.

Et pour cause : de semaine en semaine, ces autorités relèvent le seuil acceptable de tolérance… Même l’écologie est une farce, quand elle n’est qu’un élément de langage électoral, et alors le pire est toujours à craindre. Les dirigeants ne réfléchissent jamais aux conséquences, alors que la Tunisie fait partie des quinze pays les plus menacés par le réchauffement climatique. Ne reste que la confusion, l’improvisation et les propagandes qui nous emporteront tous, si l’on ne fait rien. Ce que Hannah Arendt pointait c’était le pouvoir de l’imagination à créer le lien entre les Hommes et non la raison, qui crée le lien entre les hommes car sa force est centrale, une force capable d’imaginer que nous peuples sommes capables de nous représenter le monde dans une autre perspective. Il y a urgence, aujourd’hui, à imaginer une autre sortie que celle d’une Apocalypse…

Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste, Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar, Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis