Opinions - 18.11.2019

Monji Ben Raies: Un gouvernement dualiste, des compétences à utiliser dans l'action publique

Monji  Ben Raies: Un gouvernement dualiste, des compétences à utiliser dans l'action publique

La Constitution dit: le chef du Gouvernement propose les ministres, le président les nomme, mais dans la réalité qui a choisi ? Comme dans la Constitution, et après des échanges nombreux.

Étrange gouvernement que celui qui va éclore de la Tunisie actuelle. L’observateur néophyte aurait d’ailleurs bien des difficultés à savoir qui fait quoi au regard de la Constitution de 2014. En Tunisie désormais, l’exécutif est dualiste, bicéphale, c’est-à-dire sous la direction d’un président de la République et d’un Chef du gouvernement. Or, de toute évidence, à l’origine, la Constitution de 2014 est génératrice d’ambiguïtés dans le partage des pouvoirs entre le Chef de l’État et le Chef du gouvernement, ambiguïtés d’ailleurs amplifiées par le mode d’élection du Président et par l’orientation parlementaire du régime politique imposé par les rédacteurs constituants. Devant l’ambiguïté du texte, c’est au Président de la République d’imposer sa marque dans la genèse du pouvoir exécutif, prouvant par-là, que le chef de l’État ne sert pas simplement à « inaugurer les chrysanthèmes ». Chose certaine, avec un président élu au suffrage universel, doté de prérogatives constitutionnelles importantes et un gouvernement, dirigé par un premier ministre, responsable devant l’Assemblée parlementaire, c’est là une évidence, c’est un régime hybride, un croisement entre le régime parlementaire et le régime présidentiel qui a été instauré depuis 2014.

Constituer un gouvernement n'est pas un exercice facile, pour la simple raison que les contraintes sont multiples. Le président de la République, quand il charge le premier ministre de lui proposer un gouvernement, lui donne des consignes claires, une parité entre les hommes et les femmes, que le gouvernement qui serait nommé puisse refléter l'effort de recomposition politique en train d’être mené. Ce qui veut dire : associer des personnalités dont l'engagement partisan a pu être à droite, et des personnalités dont l'engagement partisan a pu être à gauche, et des personnalités dont l'engagement partisan a pu être ni à droite, ni à gauche. Associer, à ce gouvernement, des personnalités qui existent, sans engagement partisan, c'est-à-dire des personnalités dont on dit qu'elles sont issues de la société civile et qui ont eu des expériences dans des champs très variés de l'activité professionnelle, que ce soit dans le sport, dans le monde économique, il faut arriver à cet équilibre. Un gouvernement bâti pour durer pour s'engager dans la voie qui a été définie par le Président de la République, au moment des élections présidentielles et confirmée dans le discours d’investiture. Donc, le moment des élections législatives est évidemment essentiel, et il conditionne tout ce qui va se passer par la suite. Mais le gouvernement est là pour gouverner, pour préparer le redressement, pour incarner quelque chose, pour lancer des projets. Alors, pour quel programme ? C'est la question.

Les choses sont claires, le président de la République c'est aujourd’hui, Kaïs Saïed ; c'est lui qui a remporté le plus de suffrages à l'élection présidentielle, c'est donc autour de lui et de son projet que les Tunisiens se sont rassemblés pour faire en sorte que notre pays avance. K.S a, par ailleurs, eu l'audace d’aller au-delà des gens qui l'ont élu et de dire, « y compris les gens qui n'étaient pas avec nous, des gens avec qui on peut travailler, des gens avec qui on peut avancer, et aller plus loin, et probablement plus vite, si on le fait ensemble. » Donc, c'est évidemment son programme, ce sont évidemment ses engagements. Le programme du Chef de l’Etat, et, évidemment, une forme de souplesse, d'intelligence, et de discussions, à chaque fois que ce sera nécessaire. Libéral au sens où on considère que la liberté individuelle et les libertés publiques sont importantes. Qui rassemble aussi des progressistes. La définition essentielle de cette majorité, que tous devraient chercher à construire avec le Président de la République, c'est une majorité de progrès qu’il nous faut. Nous avons envie d'engager la Tunisie, à nouveau, sur le chemin du progrès. Et, le clivage droite / gauche, dans cette perspective, n'est pas opérant. Il y a, à droite comme à gauche, beaucoup gens qui ont envie de se retrouver dans une politique qui vise le progrès.

Donc la plus-value est politique, mais elle n'est pas forcément programmatique, simplement politique, et c'est important.

Des négociations de coalition ont été menées à huis clos dans les coulisses de l'assemblée pour définir ce que sera le gouvernement. Et l’on entame les pourparlers un ou deux mois avant les votes décisifs, contre toute attente. Au lendemain des législatives, les partis ont laissé s'écouler trop de temps sans se parler. Pour autant qu'ils aient réellement aspiré à une coalition, ce que de nombreux observateurs politiques mettent en doute. Mais comment les leaders tunisiens devraient-ils savoir comment s'y prendre ? Depuis la fin de la dictature, la Tunisie n'a jamais connu de véritable coalition gouvernementale. Conservateurs et progressistes se sont relayés au pouvoir en disposant, à chaque fois ou presque, d’une illusion de majorité. Les tractations qui sont devenues monnaie courante dans des pays comme l’Italie ou Israël ou encore l’Espagne et la Belgique, depuis des décennies, n'ont jamais été réellement à l'ordre du jour en Tunisie. L'attitude négative de certains partis, qui n'ont même pas voulu établir un dialogue, rend impossible tout scénario de stabilité et contraste avec les appels continus au dialogue lancés par le Chef de l’Etat, qui doit faire preuve d'un véritable sens des responsabilités en essayant de mettre les bases d'une solution accordée. L'échec de l'investiture d'un chef du gouvernement en Tunisie, tout comme la désignation forcée d’une personne, comme c’est le cas à présent, pourraient nous conduire vers un conflit dont on peut savoir comment et quand il commence, mais pas quand et comment il pourrait se terminer. Les profonds différends ont mobilisé les partis parlementaires au point que les débats sur la formation d'un gouvernement ont occulté les grandes lignes politiques que le Président avait tracées dans son discours d’investiture, réformer le marché du travail, investir dans la révolution technologique et les plateformes numériques, lutter contre les inégalités et le terrorisme. Les citoyens espèrent que sous la pression, les partis sauront trouver un terrain d'entente, car ils déçoivent leurs électeurs, prolongent l'incertitude et s'infligent des blessures qui mettront du temps à se refermer. Toutes ces considérations montrent l'indigence de la culture du compromis chez les partis politiques. Néanmoins, il n'est pas trop tard pour rectifier cette situation.

La Tunisie souffre d'instabilité politique depuis que le multipartisme a été adopté, avec l'entrée en force au Parlement de la gauche radicale et des libéraux, des conservateurs et des extrémistes. Le Parlement est encore plus fragmenté depuis l'émergence de nouveaux partis au dernier scrutin dans un parlement déjà émietté comme jamais, depuis 2011. L'impasse politique persiste, sans majorité claire et avec un fondamentalisme en plein essor. Il est temps que les Tunisiens s'unissent, dirigeants politiques compris et construisent des ponts. La Tunisie ne peut pas attendre plus longtemps, mais elle ne peut pas être otage des intérêts partisans. L'issue la plus probable semble être la formation d'un gouvernement minoritaire, mais l'identité de ses alliés et la durée de vie de ce cabinet demeurent incertaines avec un parlement aussi fragmenté. La représentation des partis et une certaine stabilité gouvernementale se sont effritées en même temps que les deux grands partis qui rythmaient la vie politique tunisienne. Alors que depuis 2012 seuls deux partis se sont partagés le pouvoir, leur omniprésence semble s’éroder.

La Tunisie, qui connait une grave crise économique au début des années 2011, a assisté à l’émergence de formations issues de mouvements d’indignation qui avaient réuni des milliers de personnes sur les places de Tunis au printemps 2011 ; elles se sont vite imposées comme un incontournable de la vie politique tunisienne. Minées par des conflits internes, ces formations ont enregistré un net recul aux dernières élections. L’affaiblissement des partis historiques et l’éclosion des nouveaux partis a provoqué un éparpillement des élus au sein du Parlement. Une configuration qui rend difficile la formation d’un gouvernement puisqu’aucun parti ne dispose de la majorité. Les partis sont alors obligés de s’entendre et de former des coalitions. Cette pratique n’est toutefois pas ancrée dans la culture politique tunisienne. Le mode de scrutin tunisien lié à l’affaiblissement des deux grands partis et à l’émergence d’autres formations politique a rendu plus difficile la formation du gouvernement. A cela s’ajoute l’intransigeance des partis qui empêche la formation de coalition stable. Forte poussée des extrémistes, recul des progressistes, chute libre des libéraux, l'échiquier politique tunisien est encore plus fragmenté que jamais, compliquant à l'extrême la formation d'un gouvernement. Les interventions du chef de l’Etat n'ont pas, jusqu’à présent, résolu les difficultés pour articuler une majorité de gouvernement. La composition d'une équipe gouvernementale va constituer un casse-tête encore plus difficile à résoudre pour ne pas dire pratiquement impossible. Tous les partis ont un rival à leur gauche et un autre à leur droite, ce qui bloque leurs options stratégiques. La méfiance est aussi tenace entre les formations, à s'entendre sur un gouvernement de coalition. Dans sa configuration actuelle, ce parlement morcelé, désuni, ne sera capable ni de légiférer, ni de donner lieu à un gouvernement stable et doté d’un codon politique car là aussi, le rapprochement entre les futurs blocs parlementaires relèverait de la gageure, tellement ils sont aux antipodes de point de vue politique, idéologique et programmatique. La solution serait que toutes les parties mettent leurs divergences de côté pour le bien du pays, et s’entendent sur un gouvernement d’union nationale, d’intérêt national, qui serait formé sur la base d’un programme, loin des considérations partisanes. Une urgence s’il en est, dans cette conjoncture critique où le pays est face à des échéances cruciales notamment celle du vote du budget et de la loi de finances. A défaut, la Tunisie serait ingouvernable, et s’enliserait dans l’instabilité ; le président de la république, serait acculé, au printemps, à dissoudre l’Assemblée et à appeler à des élections législatives anticipées…

Nous devons croire que s'il s'est engagé, c’est parce que, justement, le contexte politique lui tient à coeur, avec une volonté de rassembler, et non de cliver, avec l'idée que l'impératif de transition à dépasser est très au-delà du clivage politique partisan traditionnel. Et donc c’est l'occasion, dans ce moment unique de la vie politique, et de l'Histoire de la Tunisie, que nous vivons, de mettre en oeuvre des convictions auxquelles tous croient, et c’est extrêmement réjouissant de l’envisager. La moralisation de la vie publique, l'idée de transparence en politique sont aussi un impératif. Si l’on veut rétablir le lien de confiance, qui est distendu, entre les Tunisiens et les hommes politiques, et en vérité, tous ceux qui exercent des responsabilités, il faut que l'on fasse mieux que ce qui a été fait auparavant, sans toutefois prétendre à l'exemplarité. Mais des règles claires plutôt que l'inquisition, et donc dans la vie politique, dans les textes qui viendront, il faudra définir des règles claires, ce qui est autorisé, ce qui ne l'est pas, beaucoup plus que cette transparence absolue, qui suscite questions sur questions. Le sujet est : comment rétablirons-nous ce lien de confiance entre les Tunisiens et ceux qui exercent des responsabilités publiques. Il n'a échappé à personne qu'au moment des élections présidentielles le niveau de colère qui s'est exprimé, d'insatisfaction qui s'est exprimé, a atteint un point historiquement élevé. La réponse à apporter c'est des résultats, et de la confiance à retrouver, et ce gouvernement doit être nommé pour cela. Et ils devront s’y employer, à la fois dans leur façon de fonctionner, dans le sérieux de leurs annonces, dans la modération de leur ton, et, nous l'espérons, dans les excellents résultats qu’ils auront. C'est un gouvernement qui doit contenir et recéler des personnalités très différentes et des opinions divergentes. Interdire les désaccords ça n'a pas de sens, mais il faut Interdire l'expression des désaccords. Interdire les désaccords, cela reviendrait à interdire la liberté intellectuelle de gens qui sont amenés à prendre des décisions, ce serait la pire des choses. Vous ne pouvez pas prôner le rassemblement autour d'une majorité de progrès et faire participer des gens qui, effectivement, viennent d'horizons et de cultures politiques différentes, et leur dire « maintenant il n'y a plus de désaccord ». Donc, il faut des discussions et ensuite une efficacité dans l'action collective, et une loyauté sans faille. Mais nous espérons que tous ceux qui se sont engagés dans cet exercice unique, dans la vie politique tunisienne, auront à coeur et toujours à l'esprit, cette loyauté et cette efficacité de l'action collective. Au-delà des vieux clivages partisans, qui sont, après tout, légitimes, ils doivent entrer dans une logique nouvelle, et essayer de donner, au Président de la République, et au gouvernement, une majorité pour faire avancer le pays. Donc, bien sûr, la majorité dont la gouvernance a besoin pour garantir une stabilité politique dans le pays et pour faire en sorte que nous puissions avancer. Je pense que le défi est considérable. Et, les appareils partisans sont inquiets, parfois agressifs, et parfois ne comprenant pas le sens de cette démarche. Nous avons, là, une chance unique de tenter quelque chose qui ne s'est jamais fait, d'essayer de donner une majorité de progrès au pays en s'appuyant sur des hommes issus de la droite, qui ont envie de travailler avec d'autres, sur des hommes et des femmes issus de la gauche qui ont envie de travailler avec d'autres, et sur des hommes issus de la société civile, même si peu de gens savent ce que signifie ce terme. Des hommes et des femmes pour lesquels l'engagement partisan n'est pas la raison pour laquelle ils sont connus, et qui ont une vie professionnelle complète, riche, une activité remarquable, qui leur donnent des compétences à utiliser dans l'action publique.

Monji  Ben Raies
Universitaire, Juriste, Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar, Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.