News - 14.10.2019

Abdelhamid Largueche - Kais Saied «plébiscité Président»: La vertu comme enjeu politique?

Abdelhamid Largueche - Kais Saied «plébiscité Président»: La vertu comme enjeu politique?

L‘élection de M.Kais Saied à la magistrature suprême n’a pas étonné mais elle a impressionné par l’ampleur de la participation et par le vote massif en sa faveur.

Plus de trois millions de Tunisiens ont tranché en faveur d’un candidat qui a comme unique qualité pour le moment, la vertu morale et comme seul leitmotiv « Le peuple veut ».

C’est donc la victoire de la vertu sur la corruption et la victoire de l’esprit de la révolution sur celui de la restauration.  L’équation parait simple et facile, surtout que quelques jours auparavant, les élections législatives ont permis de garnir l’Assemblée par toutes sortes de transfuges et de clients à la recherche d’une immunité protectrice.

Nous aurons ainsi deux institutions élues par un même peuple ; sauf que la première serait l’antithèse de la seconde.

Or nous sommes face à une situation paradoxale qu’il nous faut déchiffrer et qui fait appel à un lexique politique particulier. En effet, la figure idéale du leader, investi du pouvoir suprême dans un mouvement de fond n’est pas celle du politique mais bien de l’antipolitique, dont le souci majeur est de combattre le mal et de rétablir le bien comme ordre moral et civique. Et pour atteindre son objectif, il se donne comme tâche d’être la voix du peuple allant jusqu’à investir le peuple du vrai pouvoir et d’inverser le schéma d’organisation du système politique en donnant au pouvoir local élu la primauté.
Vision romantique qui nous rappelle Rousseau et sa République de Genève et bien plus loin dans l’histoire l’ecclésia athénienne.

La figure du maître deviendrait ainsi celle du bon pasteur qui guide son peuple vers des horizons lointains : ceux de la liberté et du bonheur. Nous sentons bien dans ce choix le goût nostalgique d’une jeunesse aux idéaux de la Révolution, à ses slogans mobilisateurs. Et cela contraste avec la dure réalité de la politique telle qu’elle a été conduite depuis la révolution.

Lorsque  Vertu rime avec archaïsme, c’est le populisme qui gagne

Sauf que la vertu pour qu’elle rime avec Révolution, elle doit se fonder sur la liberté comme idéal humain libérateur de l’individu en société. Certes le mot liberté est présent dans le lexique politique du candidat juriste, mais la liberté en tant que valeur l’est beaucoup moins.

Le contrat que cherche à établir le nouveau président avec les masses, toutes couleurs confondues se fonde sur des vérités axiomatiques et absolues. Le peuple revient dans son discours comme une force sacrée, référentielle, dont la volonté, telle une sentence appelle à l’obéissance totale. Or lorsque l’on sait que le peuple n’est apparu dans l’histoire que comme une irruption violente faite de pulsions colériques et d’archaïsme, nous posons plus d’une interrogation sur les fondements intellectuels de cette pensée qui sous-tend le projet du Président. Est-elle une pensée moderne ?

La pensée moderne est nécessairement critique. Elle se fonde sur la liberté de l’individu comme sujet auto-fondatif dans l’histoire, contre celle du groupe et du dictat social qu’exerce la culture dominante avec son lot de contraintes et de normativité.

C’est à ce sujet que notre président reste muet et ce mutisme devient inquiétant lorsqu’il nous apprend lors des débats publics qu’il ne tient pas en haute estime des idées comme celle de l’égalité entre hommes et femmes, ou lorsqu’il rejette d’un seul trait la question du droit des minorités.
L’archaïsme de la culture et de la pensée se profile derrière le discours révolutionnaire couvert de vertu et de morale.

Un projet aux contours mal définis

Pour tout et unique projet le Président nous invite à suivre cette courbe ascendante qui va du bas vers le haut. De la plus petite localité perdue à l’intérieur des terres, jusqu’au sommet de l’Etat. L’Etat dans son imaginaire ne serait plus que cette pyramide inversée où les ordres viennent d’en bas. Des conseils locaux élus où tout se décide et qui renvoient leurs représentants à des conseils régionaux, formant à leur tour une sorte d’assemblée du peuple.

Fini les partis politiques, fini cette assemblée des représentants du peuple telle que définie par la Constitution de 2014, fini cette hypertrophie de l’appareil bureaucratique d’Etat, fini cette société politique « corrompue » et corruptible. Une véritable utopie serait ainsi mise en œuvre pour rendre tout accessible au citoyen ordinaire et pour déconstruire et reconstruire l’Etat à la hauteur du peuple d’en bas.
C’est en quelque sorte la fin du politique comme mode de gestion de la chose publique, et la fin de l’Etat telle que nous l’avons connu et vécu depuis si longtemps.

Sauf que le Président sait très bien aussi qu’il va falloir tenir compte des forces en place et peut-être entrer dans des conflits interminables avec les résistances de tous ceux qui ont contribué à sa victoire.

On peut imaginer les stratégies que pourraient déployer les partisans du statu quo étatiste.

Du simple rejet de tout projet de réforme politique à la stratégie de récupération, en passant par des bras de fer tournant aux jeux politiques de toutes sortes : La classe politique, confortablement installée à l’intérieur d’un système qu’elle entretient risque de se révéler la pire ennemie du projet utopique du nouveau président.

Nous savons que les utopies ont la vie dure dans l’histoire. Une partie de leur charme tient justement au fait qu’elles ne se réalisent jamais.

De quoi serait donc capable le Président ?

Fort d’un suffrage universel et d’une adhésion spontanée d’une jeunesse aux abois, ainsi que d’un ralliement d’une bonne partie des classes moyennes, le président peut compter avec le soutien de l’opinion dans ses futures initiatives et actions. Mais faudrait-il d’abord qu’il  affine et précise son propre projet et les nouvelles institutions de proximité qu’il voudrait mettre en place. Comment rapprocher les pouvoirs des citoyens et faire participer le citoyen aux décisions locales, en voilà une question sérieuse et actuelle à laquelle il doit savoir s’y faire. Une lutte de longue haleine l’attend pour ne pas trahir les espoirs qu’il a ranimés et surtout pour convaincre les puissantes forces d’inertie dans l’Etat et en société.

Adapter ses priorités de réformes politiques aux contraintes des défis économiques et sociaux qui sont énormes dans cet état de dégradation générale ; quel serait le prix d’une telle adaptation ? tout simplement la fin précoce d’un rêve et d’une utopie.

L’élan révolutionnaire risque d’être précocement brisé sur les rivages rocailleux d’un glacis  politique fait de privilèges, d’intérêts et de conservatisme.

Tous les scénarios sont possibles, ceux de la discorde entre institutions comme ceux du compromis et de l’entente dans un équilibre instable. Mais dans tous les cas les défis et difficultés resteront les mêmes.

Qu’aurait à offrir le nouveau président au peuple qui l’a plébiscité dans le cas de la mésentente ? Rien d’autre que le droit à la dissidence faute de pain et d’illusions perdues.

Qu’aurait-il à offrir à son peuple et surtout à la jeunesse si jamais il s’avoue vaincu ? Rien d’autre que la déception et la révolte de la colère de nouveau, mais cette fois contre son président.

Dans tous les cas, Kais Saied en bon citoyen, plein de bonnes intentions s’est trouvé au cœur d’un débat qui le dépasse parce que ce débat pour une nouvelle société se déroule sur fond d’une crise profonde.

Un Etat dégradé qui a perdu son souffle réformiste et de plus en plus impuissant à répondre aux besoins élémentaires d’une société qui attend beaucoup de sa révolution, et un élan révolutionnaire qui se cherche et qui n’arrive pas à s’ancrer dans la modernité du présent.

Kais Saied, balloté entre les élans idéalistes d’une jeunesse en qui il croit et son propre conservatisme nourri de sa propre culture exprime bien ce drame social et culturel qui bloque la société tout entière.

P.Abdelhamid Largueche

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