Mohamed Larbi Bouguerra: Tunisie réelle et Tunisie fantasmée
«Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible.» Antoine de Saint Exupéry
Les débats fiévreux qui ont cours aujourd’hui dans le pays sont, bien entendu, une source de fierté pour tous nos concitoyens et concitoyennes.
Il n’en demeure pas moins qu’ils donnent aussi l’impression qu’on demeure bien loin de la Tunisie réelle et de ses soucis et difficultés. On demeure bien loin du vécu et du quotidien des gens. On demeure bien loin de la menace terroriste. A écouter ces politiciens et ces apprentis-politiciens qui, en rangs serrés, courtisent l’électeur, on est en droit de se demander si nous vivons tous dans le même pays. «Progressisme» et «Modernisme» crient les uns, «Vote utile» et «Acquis de la Révolution» clament les autres, hypocritement!
L’école avant toute chose
Mardi 24 septembre 2019, la Télévision Nationale 1 a traité d’un sujet poignant. A Sbeïtla, de jeunes décrocheurs vendent des légumes au bord de la route. Mais interrogés, ils disent qu’ils désireraient bien aller à l’école, avoir un crayon et un cahier. «Innocente sauvagerie et besoin d’éducation de l’enfance» écrit Daniel Pennac.
Voilà un thème qui n’est guère évoqué par nos nombreux débatteurs et nos centaines de candidats et de candidates aux présidentielles et aux législatives, alors que l’article 39 de la Constitution est sans ambiguïté: «L’enseignement est impératif, jusqu’à l’âge de seize ans. L’Etat garantit le droit à un enseignement public et gratuit dans tous ses cycles et veille à fournir les moyens nécessaires pour réaliser la qualité de l’enseignement, de l’éducation…»
Comme on est loin de ces belles dispositions quand la télévision montre que l’école de la moutamadia de «Sbeïtla-Vestiges Historiques» est dans un état lamentable et que, selon un enseignant, le hameau le plus proche qui compte une centaine de familles est celui où un nombre record d’enfants nés en 2013 n’ont pas été inscrits à l’école. On ne peut contester, au vu du reportage, que cette école, hélas, n’a rien d’attrayant.
Quel candidat s’élève avec force et conviction contre cet état de fait et contre ses conséquences sociales et politiques ? Quel candidat a lu le livre blanc (mai 2016) sur la réforme du système éducatif tunisien? Même M. Naji Jalloul n’en a soufflé mot, lui qui l’a pourtant préfacé en sa qualité de ministre de l’Education!
Quel candidat condamne la privatisation galopante de l’enseignement dans notre pays et l’arrêt de l’ascenseur social? Le Prix Nobel d’Economie (2001) Joseph Stiglitz, discutant du modèle scandinave pour réduire les inégalités sociales, relève : «En autorisant de nombreuses écoles privées, par exemple, la Suède risque de voir les inégalités augmenter fortement dans le futur. C’est une pente dangereuse.» (Le Monde, 25 septembre 2019, p. 13).
Débarrassée de l’occupation nazie allemande, la France prévoyait dans un document du 15 mars 1944 qui fit date et qui provenait du Conseil National de la Résistance: «La possibilité effective, pour les enfants français, de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance, mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires.»
Inégalités sociales
Il y a même des candidats aux élections qui avancent que le retour aux habous et à la zakat résoudraient tous nos problèmes. Sans poser la question de la fiscalité et sans s’interroger sur les inégalités sociales. Du reste, ils sont bien incapables de nous montrer où ce type de mesures a donné des fruits. Adeptes du statu quo économique, leurs maigres connaissances en la matière ne leur permettent pas de dire plutôt, comme le président Macron devant l’OIT à Genève en juin dernier: «Quelque chose ne fonctionne plus dans ce capitalisme qui profite de plus en plus à quelques-uns.» Et comme en écho, Joseph Stiglitz renchérit: «Il y a enfin consensus sur les maux du capitalisme. Tel qu’il fonctionne aujourd’hui, celui-ci échoue à répartir équitablement les fruits de la croissance, captés par une minorité. De plus, il accélère la destruction de l’environnement et est contesté par une partie croissante de la population, souffrant des inégalités.» Le Prix Nobel plaide ensuite pour une fiscalité plus juste, des investissements publics renforcés dans l’éducation, les infrastructures d’où l’exigence d’un renforcement du rôle de l’Etat (contrairement peut-être à ce qu’avance un de nos présidentiables) dans le pilotage de l’Etat social et dans les régulations et le contrôle de la finance et des marchés pour éviter par exemple la profusion de malandrins du type Bernard Madoff (Lire Mark Seal, «L’homme qui valait cinquante milliards», Editions Allia, Paris, 2010). Pour illustrer son propos concernant l’Etat, le grand économiste donne l’exemple «du système de santé américain, largement privatisé. Il coûte plus cher qu’en Europe - plus de 17% du PIB, selon l’OCDE, contre 11% en France ou en Suède - où il est public. Et ce, pour des résultats moins bons: l’espérance de vie recule aux Etats Unis où beaucoup de personnes sont incapables de payer leurs factures d’hôpital.» A l’heure où le personnel des hôpitaux de Kairouan manifeste face au manque de matériels, d’équipements, de médecins et d’infirmiers, il est sidérant de constater que nos candidats sont muets comme des carpes. D’autant que cette situation se reproduit ailleurs dans le pays.
La question essentielle: l’environnement
Stiglitz pointe la destruction de l’environnement par le système économique actuel. Malgré les inondations récurrentes et les températures infernales de cet été, nos politiciens et nos candidats à la députation ne sortent guère des généralités et des banalités à faire pleurer. L’UGTT soulève rapidement les problèmes du déficit énergétique, du changement climatique, de la pénurie d’eau potable, des déchets, de la pollution dans les 101 questions qu’elle adresse aux candidats des élections législatives. (Le Maghreb, 25 septembre 2019, p. 12-14)
Des manifestations pour le climat ont lieu partout dans le monde de New York à Paris. Jeunes et moins jeunes appellent à éliminer les énergies fossiles et à une agriculture respectueuse de la biodiversité et de la santé des consommateurs.
A l’ouverture du Salon de l’Agriculture du Kram mardi 24 septembre 2019, un responsable du syndicat agricole n’avait rien à dire que: «L’agriculteur tunisien n’utilise plus ni la faucille ni l’araire tiré par un animal.» Mais quid des pesticides toxiques utilisés à tort et à travers ? Quid de ces violents poisons qui ont pour nom Glyphosate (ou Kalach Extra) et Diquat dibromure (Paraquat) interdits depuis des lustres dans de nombreux pays riches et en voie de développement et toujours en usage chez nous? Quid du transport des ouvrières agricoles dans des camions brinquebalants ? Ce responsable nous rappelle Franz Fanon qui parle du «linceul de silence» et Achille Mbembé qui évoque «le silence conjugué de tous, le silence prétendument ignorant, et qui par conséquent clame son innocence sur la base d’un mensonge.» En attendant, ces pesticides tuent, infligent cancers et tumeurs à la population et se retrouvent dans l’assiette et l’environnement des Tunisiens. Il a échappé à ce syndicaliste agricole comme à nos ministres de l’Agriculture et de l’Environnement que le maire de la petite commune bretonne de Langouët en France a pris, en mai dernier, un arrêté anti-pesticides pour protéger ses 600 administrés des épandages agricoles. Ce faisant, il a initié un débat national et a fait des dizaines d’émules parmi les responsables municipaux de son pays. Et dire que chez nous on utilise encore l’avion pour répandre des pesticides !
Comment nos candidats peuvent-ils dormir sur leurs deux oreilles alors que le dernier rapport des scientifiques publié à Monaco le 25 septembre 2019 affirme : "Pour limiter la hausse en moyenne globale de la température de surface à +2°C, le niveau actuel des NDC (Contributions Déterminées au niveau National) [consenties volontairement par les Etats en vertu de l’accord de Paris sur le climat] doit être triplé, tandis qu'un quintuplement est nécessaire pour rester en dessous de +1,5°C. Techniquement, il est encore possible de combler cet écart." Ce qui fait dire à M. António Gutteres, le Secrétaire général de l’ONU que «le changement climatique est le défi déterminant de notre temps. Cet important document des Nations Unies et de ses organisations-partenaires globales préparé par les spécialistes du Sommet sur le climat… montre que notre climat est en train de changer et met en lumière les impacts étendus et dangereux que vont vivre les générations à venir… J’appelle les dirigeants à prendre en compte ces faits, de s’unir autour de la Science et de prendre des actions ambitieuses et urgentes pour arrêter le réchauffement global et ouvrir la voie à un avenir plus sûr et plus soutenable pour tous.»
Le rapport spécial du GIEC sur les océans, dévoilé ce mercredi 25 septembre 2019, est on ne peut plus clair: «Si on n’arrive pas à réduire les émissions aujourd’hui, la société humaine ne parviendra pas à s’adapter. » Faut-il rappeler à nos candidats aux législatives que la Tunisie a 1148 km de côtes sur la Méditerranée pour qu’ils s’en préoccupent, sachant que, comparé avec la fin du XIXème siècle, le niveau des océans devrait augmenter de 43 cm environ d’ici 2100 si le réchauffement est contenu à 2°C ? Qu’adviendra-t-il alors de Kerkennah, de Jerba, de Sfax, de la Chebba, de Bizerte…. avec les canicules marines, l’acidité augmentée de la mer et les inondations possibles et que les captures de poissons pourraient baisser de 10 à 40%?
Certains de nos responsables ne prêtent guère attention aux questions environnementales. Ils devraient écouter le grand journaliste Dan Stackhouse quand il examine les menaces qui pèsent sur Israël. Il écrit: «Je trouve amusant le fait que les menaces potentielles pesant sur Israël ne soient pas particulièrement menaçantes et qu’elles perdent beaucoup [de leur dangerosité] en comparaison de l’annihilation qui vient du fait du réchauffement global. Le Moyen-Orient dans son ensemble est en train de manquer d’eau et il devient de plus en plus chaud. Personne ne fait rien à ce sujet mais bientôt nul ne pourra y vivre.
Le Hezbollah ne peut rien y faire et, de toute façon, il ne pourrait pas détruire Israël. L’inexorable avancée des dunes, elle, éliminera Israël et comme personne ne veut l’admettre ou discuter de la façon de l’éviter, c’est la seule et unique menace à prendre en considération.»
Alors, ne fantasmons guère avant ces élections. Revenons sur le plancher des vaches. Accordons à l’école l’attention indispensable qu’elle mérite et prenons en considération les menaces qui pèsent sur l’environnement du pays. En espérant que le futur président et la prochaine Assemblée des Représentants du Peuple soient à la hauteur de ces grands défis.
Mohamed Larbi Bouguerra