Latifa Lakhdhar: rien n’est proche pour qui flotte
Entre sainteté, hagiographie, apologie, dénigrement, confiance euphorique et inquiétude profonde, il est indéniable que la montée du professeur KS au 2è tour des présidentielles a désorienté plus d’un. Cette montée devient encore plus déroutante quand l’homme s’avère être le lieu d’une multitude d’interférences et croisements hétéroclites et quelques fois contradictoires.
Serait-il l’incarnation d’un pays déboussolé?, d’une promesse messianique descendant directement du divin?, ou d’un message dur à l’intention d’une réalité où tous les ingrédients se sont rassemblés pour dépouiller une Révolution de tout contenu concret et la réduire ainsi à une idée fantomale qui ne fait que roder huit ans durant sans que personne n’y prête ni respect ni intérêt réels?
Le temps nous permettra de démêler les fils de ce qui est insaisissable et obscur, cependant, on peut admettre que tout n’est pas mystérieux et que beaucoup de ce que nous sommes en train de vivre, fait partie de l’ordre du prévisible et qu’il appelle une réflexion critique que l’attitude responsable nous incombe de tenter:
1 - Il est clair que KS, avec tout ce qu’il y a derrière et autour, représente ce qu’on appelle un retour de flamme, un «backlash» et une réaction à l’injustice aussi forte que l’ont été les conséquences désastreuses de l’échec à gérer la révolution notamment dans sa dimension socio-économique. La dignité et l’égalité mots d’ordre hautement brandis par cette révolution sont restées, comme toute promesse trahie, sans suite et n’ont trouvé aucun écho réel chez les élites politiques. Il est clair que les 600000 votants pour KS réclament, à juste titre, «la part des sans-part», ils réclament la reconnaissance à laquelle ils n’ont pas eu droit et exigent surtout l’accès à la politique, eux qui étaient- en partie- acteurs de cette révolution et qui huit années durant assistent à un spectacle de spoliation, de marginalisation, de corruption, d’exclusion et de domination qui ne disaient pas leurs noms.Pour autant, on ne peut pas penser que ce qui se présente comme solution et comme alternative le soit réellement.
2 - Pour autant, encore,et contrairement à ce qui se prononce ici et là pour donner de l’originalité glorifiante à ce conglomérat, il n’est pas dit que KS porte un projet anti-système. Quand on sait qu’un système n’est pas défini par sa seule dimension politique et institutionnelle et quand on sait maintenant à quel point KS s’accroche au système traditionnel dominant dans sa dimension sociologique et culturelle, on ne peut que dénoncer la méprise. Le «peuple» de KS est d’abord «un peuple légal» qui a accepté de se soumettre au système en acceptant le jeu électoral et qui n’a pu, tout au plus, que marquer une «insurrection électorale» contre les élites politiques et étatiques et contre l’establishment de gauche, pour conquérir le pouvoir. Etre dans un projet anti- système, demande une révolution radicale qui remettrait en cause tous les mécanismes qui ont conçu,et l’Etat, et la société, ainsi que leur large rapport au mondedurant un temps historique très long. Le projetanti-système reste entièrement à inventer, pas seulement chez nous mais partout ailleursaprès l’échec, maintenant mondialement consommé du marxisme.
3 - Ce qu’on nomme «post –idéologie», cette sorte de fourre-tout, a permis à KS- après sa victoire électorale- d’avoir des soutiens divers et des adhésions variées qui vont de l’extrême gauche à l’extrême droite. L’homme devient ainsi le lieu de demandes hétérogènes dont seule une nature désincarnée par rapport à un vrai ancrage social peut expliquer la confluence. On n’est ni devant un bloc historique de classes sociales différentes et conscientes d’elles-mêmes en tant que classes, tel que défini par Gramsci, ni devant un front populaire rassemblé autour d’un programme cohérent. Le seul point permis de révéler ici est qu’on est face à un populisme qui se présente en front cherchant une hégémonie culturelle traditionnaliste et conservatrice.
4 - Ce qui est à craindre au vu de ces données, est que KS comme phénomène politique émergent soit, après huit années de transition démocratique difficile, contrainte et complexe, une consécration d’un passage à droite de la révolution tunisienne. La fibre populiste variée dans ses expressions, qui rassemble un monde hétéroclite qui va d’un «wataj» à «hizbettahrir» en passant par Ennahdha, Makhlouf, les LPR, Y. Ayari, et j’en passe, pourrait former le vecteur principale de cette mutation populiste droitière, dangereuse et rétrograde notamment sur le plan des principes et des valeurs.
Plus grave encore sur un plan politique, aucun, absolument aucun élément de ce monde n’a l’air ni ne peut avoir la prétention d’être fédérateur et rassembleur de notre communauté nationale pour bâtir un avenir respectueux de tous en parts et en droits. Aucun ne nous a dit jusque- là qu’il considère le peuple comme l’ensemble des citoyens. Chacun parmi ce large monde qui accoure pour soutenir KS et adhérer à son point de vue, sous-tend une vision sectaire de ce que doit être la Tunisie et sa société. Chacun procède par sélection au sein du peuple pour en extraire le «vrai peuple», «Le peuple du peuple» probablement pour KS et ses idéologues, le peule islamiste pour Ennahdha, le peuple salafiste pour Bel haj et Makhlouf….. A chacun son «vrai peuple» dont la parole est sacralisée parce qu’elle est parole de vérité. Une parole sur laquelle personne d’ailleurs n’a le droit d’anticiper, même pas KS qui reste muet sur son programme attendant que le «peuple» le lui fixe et l’autorise après à en parler. Un peuple duquel KS s’évertue à exclure les groupes spécifiques de la société, ses minorités et même sa moitié à savoir les femmes, par le rejet des dispositions juridiques propres à leur assurer leur droit à ce qu’un philosophe nomme «l’ égaliberté» et à une citoyenneté entière. Un peuple qui ne reconnait pas la relativité des normes sociales ni les valeurs démocratiques et dont on cherche à instrumentaliser les passions tristes pour ruiner, de la sorte, le sens de la République et celui de la Citoyenneté.
5 - Le populisme est permis chez nous puisqu’il est aujourd’hui mondialement en vogue, mais nulle part n’a étéprouvéesa capacité à résoudre les vrais problèmes des peuples, parce qu’il n’est que fantasme. Ici, chez nous, une fois dépassée la phase de la conquête de ce pouvoir présidentiel se posera la question à KS: Quels intérêts aurait-il à défendre? Et qui de ce rassemblement hétérogène lui faudrait-il satisfaire? Celui qui nous remet en priorité la question identitaire, celui qui demande en priorité un démocratisme institutionnel, celui qui croit que ne compte en dernière instance que ce qui est établi par« l’action historique de l’infrastructure», celui qui, xénophobe, rejette tout ce qui est universellement partageable?, ou celui qui a l’obstination et la patience de l’opportunisme et qui saura, à son habitude, dans son nouveau refuge, jouer sur toutes les cordes? Et c’est alors que nous aurions à revivre l’incohérence, le désordre et le chaos au plus haut de l’échelle de l’Etat.
Non, KS, malgré peut-être ses bonnes intentions, ne sauvera pas la révolution du naufrage comme peuvent le penser ses adeptes, il jouera tout au plus le rôle d’une bouée qui permettra de flotter pour un temps, ce qui coûtera encore à ce pays torturé cinq années de gâchis, car il faudrait biencomprendre ce que veulent signifier les sages quand ils nous disent que «rien n’est proche pour qui flotte».
Latifa Lakhdhar
Il est vrai que le discours vague de KS (à part la clarté concernant son projet institutionnel) a laissé un vaste champ pour élargir les adhésions à «gauche» après les avoir élargi à droite par son conservatisme et sa hargne contre l’Etat national.