Opinions - 16.09.2019

Soumaya Gharsallah-Hizem: L’éducation au patrimoine à l’école tunisienne et la menace identitaire

Soumaya Gharsallah-Hizem: L’éducation au patrimoine à l’école tunisienne  et la menace identitaire

Au lendemain de la rentrée, on se questionne encore sur le devenir de l’éducation en Tunisie. Certes on est tous conscient de l’urgence d’une réforme radicale de notre système éducatif, on a souvent prôné pour l’introduction des langues étrangères dès les premières années de scolarisation, pour l’instauration d’un nouveau système d’évaluation des acquis de l’élève et de nouvelles méthodes d’apprentissage, etc. Mais on s’est rarement interrogé sur la place qu’on doit donner au patrimoine dans ce grand chantier éducatif.  L’éducation au patrimoine est négligée dans nos écoles et nos programmes scolaires, pourtant elle occupe une place importante dans d’autres systèmes éducatifs, conscients du rôle qu’elle joue dans la formation de l’enfant en tant que citoyen de demain. En Tunisie, le cours d’histoire constitue pour les élèves l’unique introduction au patrimoine culturel tunisien.

C’est à l’occasion d’un projet d’éducation au patrimoine, qui m’a conduit à travailler avec des élèves et des enseignants d’histoire dans une quinzaine d’écoles primaires publiques, que je me suis rendue compte de l’ampleur des problèmes liés à l’enseignement de l’histoire et du patrimoine de manière générale. Le présent article est la synthèse d’une recherche que j’ai menée entre 2018 et 2019 à l’issue de ce constat.

Pour mieux cerner la question de l’éducation au patrimoine dans le milieu scolaire, je suis partie de quelques questions clés : Pourquoi transmettre le patrimoine ? Comment et où le transmettre ? Quel patrimoine transmettre ?

Pourquoi transmettre le patrimoine?

Plusieurs études ont montré que l’éducation au patrimoine constitue une stratégie efficace pour transmettre aux élèves les valeurs civiques. Selon l’historien François Audigier, initier le patrimoine aux enfants, participe à l’éducation à la citoyenneté et à la démocratie.  L’éducation au patrimoine contribue à l'émergence de la confiance en soi, de la capacité d'initiative, du renforcement de l'identité sociale et culturelle, de la cohésion sociale par le partage d'un patrimoine commun.

Outre ces valeurs civiques, on considère que l’éducation au patrimoine et l’éducation artistique et culturelle sont étroitement liées et développent des synergies. Ainsi initier au patrimoine c’est éduquer l’œil et le goût. C’est pourquoi dans de nombreux pays le cours d’histoire est également une initiation aux arts et à leurs histoires.

Comment transmettre le patrimoine?

Cette question se décline en réalité en une multitude d’interrogations : Comment le patrimoine doit-il être considéré quand on étudie sa transmission en milieu scolaire alors qu’il ne constitue pas une matière à part entière ? Comment envisager une éducation au patrimoine sans de réelles actions menées dès le plus jeune âge comme c’est le cas en Tunisie ?

Certains chercheurs, comme les hollandais Van Boxtel, Grever et Klein, ont mis l’accent sur l’importance des expériences multi sensorielles dans la compréhension du patrimoine chez l’enfant puisque celui-ci [le patrimoine] fait appel aux sens et aux émotions. À titre d’exemples : Grimper les marches d’une tour ancienne ou jouer un rôle dans une pièce de théâtre qui reprend des faits historiques constituent des expériences qui provoquent la réflexion sur l’histoire et le passé. L’expérience a montré que les enfants sont très sensibles au contact avec les vieux monuments, les objets anciens et à l’écoute d’histoires anciennes et de légendes.

Dans l’éducation au patrimoine, le rôle de l'école est central. Mais, malheureusement les enseignants sont rarement préparés à présenter autre chose que des éléments de connaissances littéraires et théoriques pour enseigner l’histoire et le patrimoine. Souvent, ils manquent d’outils pratiques et pédagogiques et dépendent des seules ressources de l’école souvent dérisoires.

Quel patrimoine transmettre?

Pendant longtemps le patrimoine est resté national. Aujourd’hui, le passage de l’échelon national à l’échelon régional et local est indéniable, qu’il s’agisse de la construction identitaire régionale ou d’une volonté de préserver un patrimoine culturel ou naturel considéré comme exceptionnel pour l’humanité dans le cadre du patrimoine mondial. Alors, que transmettre aux scolaires ? Le patrimoine local (contenu dans sa localité) ? Le patrimoine national (de tout le pays) ? Le patrimoine régional (maghrébin et méditerranéen pour le cas de la Tunisie) ou le patrimoine mondial ?

Certes ces différents échelons sont tous importants dans l’éducation au patrimoine. C’est leur reconnaissance par les autorités de tutelle qui pose problème. Certains pays rejettent l’enseignement du patrimoine local par soucis d’unité nationale. D’autres, refusent de reconnaitre le patrimoine régional commun à cause de conflits de voisinage. Une autre catégorie de pays focalise cet enseignement sur l’histoire et le patrimoine locaux par excès de régionalisme et à cause de conflits ethniques et communautaires qui les rangent. Pourtant, la reconnaissance de tous ces échelons et leur enseignement de manière articulée et transversale favorise la culture de la paix.

L’enseignement de l’histoire et l’éducation au patrimoine en Tunisie : Etat des lieux et principaux problèmes

En Tunisie, l’éducation au patrimoine se fait principalement à travers les cours d’histoire (pour le patrimoine culturel). Ces cours débutent à la cinquième année du cycle primaire, à l’âge de neuf-dix ans, c’est-à-dire un an avant la fin de ce cycle. Pourtant dans plusieurs pays, comme l’Angleterre, l’éducation au patrimoine se fait dès la maternelle.

Le programme d’histoire de la cinquième année primaire comprend quatre unités, réparties en quinze leçons (titres traduits par l’auteure): 1) Comment lire l’histoire ? Il s’agit d’une initiation aux concepts permettant de comprendre l’histoire, 2) L’histoire de la Tunisie de la préhistoire jusqu’à l’époque romaine, 3) Le Kairouan dans la civilisation islamique, 4) Mehdia et Tunis dans la civilisation islamique. Le programme de la sixième année primaire est réservé à l’histoire des dynasties en Tunisie (XVIème- XVIIIème), la colonisation et la Tunisie moderne et contemporaine. Le cours d’histoire dure quarante cinq minutes, à raison d’une séance par semaine sur un total de vingt cinq heures d’enseignement hebdomadaire. Les cours du secondaire approfondissent les mêmes chapitres.

L’enseignement de l’histoire, présente de nombreuses défaillances. L’analyse des manuels d’histoire du cycle primaire et des programmes d’histoire du cycle secondaire, ainsi que les échanges avec les enseignants d’histoire, ont révélé plusieurs problèmes :

- Absence de sorties et de visites de musées et de sites archéologiques:

Il est important de noter qu’aucune sortie n’est programmée pour les élèves du premier cycle. Pourtant, la majorité des écoles en Tunisie est située à proximité d’un musée ou d’un site historique. Chaque leçon comprend une partie descriptive avec photos ou illustrations, des activités, des encarts et conclue avec des exercices où l’élève est littéralement appelé à imaginer une sortie ou une activité culturelle ou une visite d’un site archéologique ou d’un musée.

- Un enseignement en rupture avec le patrimoine de proximité:

En 2017, le ministre de l’éducation Néji Jalloul, avait proposé qu’une partie du programme d’histoire soit réservée à l’histoire de la région, selon l’appartenance géographique de l’école. Une idée vivement critiquée par le secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire, M. Lassaad Yacoubi, qui a déclaré que cette suggestion favorise le régionalisme, alors que l’enseignement de l’histoire devrait tendre à établir et à promouvoir l’unité nationale du peuple. Pourtant, les spécialistes s’accordent à dire que l’enseignement du patrimoine de proximité contribue à renforcer le sentiment d’enracinement des élèves dans leur identité nationale.

- Un programme qui ignore le contexte mondial et qui ne couvre pas toutes les civilisations importantes:

Le programme d’histoire, aussi bien pour le cycle primaire que secondaire, est focalisé sur la Tunisie, une partie de la Méditerranée et de l’Europe et le monde arabe. Il n’aborde pas l’histoire de l’Amérique et de l’Asie de l’Est. Ainsi plusieurs civilisations anciennes et évènements historiques importants ne sont pas enseignées, comme par exemples les civilisations mayas et incas, les dynasties Han et Ming, la guerre de Sécession, etc. pour ne citer que ces quelques exemples.

- Un déséquilibre flagrant au niveau de la répartition des cours par thème et des erreurs historiques graves:

La période islamique se taille la part du lion dans le programme d’histoire du cycle primaire. Les chapitres consacrés à cette période  combinent des cours d’éducation religieuse et d’histoire. Le chapitre réservé à Kairouan, considérée comme l’une des principales capitales de l’islam, commence par l’étude de la naissance et la vie du prophète Mahomet alors qu’il n’a jamais connu cette ville, fondée soixante dix ans après sa mort.

- Négligence de la période préhistorique:

La période préhistorique est négligée : une seule séance de quarante cinq minutes lui est consacrée en cinquième année primaire et dans toute la scolarité de l’élève, de l’école primaire au baccalauréat. Cette séance est dédiée à la civilisation capsienne et plus particulièrement à quelques objets phares qui la représentent comme l’Hermaïon d’El Guettar, un tumulus de pierres, de silex et d’ossements d’animaux, dont l’authenticité est aujourd’hui controversée et remise en cause par les spécialistes de cette période.

- Des références floues et souvent inexistantes:

L’étude du livre d’histoire de la cinquième année primaire a révélé que plus de la moitié des illustrations représentent des objets provenant du Musée National du Bardo. Toutefois, il n’y a aucune mention de ce musée sur ce livre, ni de n’importe quel autre musée d’ailleurs.

Signalons enfin qu’aucun chercheur ou universitaire n’a été associé à la rédaction de ces manuels d’histoire.

Quelle réforme pour l’enseignement de l’histoire en Tunisie?

L’enseignement de l’histoire a connu plusieurs réformes depuis l’indépendance de la Tunisie en 1956. En 1968, les manuels d’histoire sont devenus tunisiens. Dans les années 1990, l’enseignement primaire et secondaire a connu une réforme importante qui a touché les cours d’histoire. Cette réforme avait pour principale objectif d’arabiser l’enseignement public, jusque là bilingue. Dans l’article premier de la loi n° 91-65 du 29 juillet 1991, consacré aux principes et aux objectifs généraux de l’éducation, et paru à l’occasion de cette réforme, l’accent est mis sur l’identité nationale et l’appartenance à la civilisation arabo-musulmane.

Le programme d’histoire actuel date de 2008, il a été légèrement révisé suite aux évènements du 14 janvier 2011. Aujourd’hui, il a encore besoin d’être réformé.

Il est important de souligner ici que le principal problème qui persiste malgré les différentes réformes opérées sur l’enseignement de l’histoire est le manque (voire l’absence) de communication et de collaboration entre le Ministère des affaires Culturelles, le Ministère de l’éducation et l’Université.  En vérifiant auprès l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC) et l’Institut National du Patrimoine (INP) (en septembre 2018), il s’est avéré qu’il n’y qu’une seule convention signée entre ces institutions et un établissement scolaire ; ce dernier appartient au réseau des écoles françaises en Tunisie. Les autres activités et actions organisées avec les écoles tunisiennes sont « des actes isolés » dépendant de la bonne volonté de l’instituteur ou du directeur de l’école et de celle du responsable du site archéologique ou du musée.

La révision des cours, des manuels et de l’enseignement de l’histoire à l’école tunisienne est  devenue une urgence et doit faire partie des priorités des Ministères de l’éducation et celui des affaires culturelles. En tant qu’organismes chargés du patrimoine, l’INP et l’AMVPPC doivent s’impliquer dans l’éducation patrimoniale et dans l’écriture des manuels et des supports pédagogiques qui lui sont liés. Ils doivent institutionnaliser leurs collaborations avec le Ministère de l’éducation pour sauver les générations futures, car l’impact de cet enseignement sur la construction identitaire chez l’enfant et l’adolescent est aujourd’hui indéniable.

En effet, le flou qui couvre l’enseignement de l’histoire et l’éducation patrimoniale dans nos écoles, la pauvreté de ce programme et l’absence d’outils pédagogiques fiables, peuvent entrainer des problèmes identitaires comme ceux dont souffre notre jeunesse. Cette dernière trouve dans les doctrines fanatiques et dans l’extrémisme religieux un refuge qui nourrit le vide laissé par le manque de compréhension de leurs propres cultures, de leurs origines et de leur histoire. D’autres adolescents risquent d’adopter d’autres cultures au mépris de la leur parce qu’ils l’ignorent. Dans les deux cas la menace est lourde. Un enseignement de l’histoire plus moderne, plus pragmatique, plus ouvert sur l’autre et qui intègre l’histoire des arts ne peut qu’aider l’enfant et l’adolescent à assumer son histoire et à comprendre son patrimoine, afin de se les approprier, de les défendre et de les utiliser comme moteur de développement de son avenir car, comme l’a expliqué le sociologue allemand Peter Wagner, le patrimoine est un repère du passé, rassurant, autant qu’une possibilité de se projeter dans le futur commun.

Soumaya Gharsallah-Hizem

Architecte-muséologue, titulaire d’un Ph.D. en Muséologie, Médiation, Patrimoine, conjoint de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse et de l’Université du Québec à Montréal. Elle a travaillé sur plusieurs projets muséographiques à l’Institut National du Patrimoine avant de diriger le Musée National du Bardo jusqu’à novembre 2013. Elle est l’auteure de plusieurs articles portant principalement sur le patrimoine et les musées tunisiens. En janvier 2014, elle devient directrice de la Fondation Kamel Lazaar jusqu’à janvier 2018. Elle est actuellement chargée de recherches à l’Institut National du Patrimoine.

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1 Commentaire
Les Commentaires
Adnan Louhichi - 20-09-2019 10:14

Madame Soumaya Garsallah, chère amie, vous remettez sur le tapis une question éducative redondante depuis une bonne vingtaine d'années et vous avez raison d'y revenir. Bien sûr nos enfants doivent apprendre d'une manière régulière au cours de leur scolarité (primaire et secondaire) sur la base d'une approche pédagogique bien étudiée, les références patrimoniales de leur pays d'abord et puis celles de la sphère géographique à laquelle ils appartiennent à savoir la Méditerranée. Ils doivent en outre acquérir progressivement (collège, lycée) des connaissances sur les différentes cultures de l'humanité : l'Afrique subsaharienne, l'Amérique précolombienne, le monde asiatique, l'Europe...L'éducation au patrimoine contribue à développer chez l'enfant un sentiment d'appartenance, de partage de valeurs communes et surtout une ouverture d'esprit sur le monde dans sa globalité à travers l'étude des civilisations anciennes. Nous sommes tous conscients que notre système éducatif comporte une faille à ce niveau mais là où le bât blesse : nos décideurs sont indécis. J'explique : le discours officiel s'arrête la plupart du temps au niveau de la théorie. J'ai participé personnellement il y à 15 ans en tant que formateur à un atelier de formation des inspecteurs des écoles primaires sur l'éducation au patrimoine. C'était réussi et tout mais il n'y a pas eu de suite. Il y a en fait un problème de vision chez nos gouvernements. Les gouvernement qui se sont succédé sur notre pays depuis 2011 ont jusque-là évité de fournir une réponse précise à la question suivante: qu'est-ce que apprendre ?

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