Opinions - 16.09.2019

Yadh Ben Achour : Propos sur le premier tour des élections présidentielles du 15 septembre 2019

Yadh Ben Achour : Propos sur le premier tour des élections présidentielles du 15 septembre 2019

Le décès du président Caïd Essebsi a précipité et rendu plus aléatoire le déroulement des événements politiques dans notre pays, en particulier en ce qui concerne les élections. Le premier tour des élections présidentielles vient d’avoir lieu. Quelles conclusions peut-on en tirer?

Malgré toutes les critiques adressées à nos institutions issues de la révolution et de la constitution de 2014, les Tunisiens peuvent être fiers d’avoir su répondre, par le jeu normal des institutions constitutionnelles, aux défis inattendus de l’actualité. Malgré tout, les règles constitutionnelles ont joué leur rôle de régulateur, aidées en cela par la sagesse de celui qui joue actuellement le rôle de président intérimaire, Mohamed Ennaceur. Nous avons su éviter des crises qui auraient pu être fatales pour le présent et pour l’avenir. Le jeu démocratique est irremplaçable. La puissance démocratique est capable de venir à bout des plus grandes difficultés.

Évidemment, les résultats du premier tour scandalisent certaines franges de l’opinion et, en revanche, donnent satisfaction à d’autres. Il n’y a rien de plus normal en démocratie. Le candidat pour lequel j’ai voté n’a pas réussi à franchir le seuil du premier tour. Mais cela ne me cause ni chagrin, ni regret; au contraire, je me sens fier et pour lui et pour moi ; pour lui, d’avoir enrichi le débat démocratique et la voie du pluralisme; pour moi, de vivre l’énorme progrès politique que la Tunisie a accompli, depuis qu’elle a enterré sa dictature.

Les personnalités ayant, même indirectement, participé au système de la démocratie naissante, depuis la troïka jusqu’aux élections du 15 septembre, ont été sanctionnées par les électeurs. En effet, comme l’ont fait remarquer plusieurs observateurs, le vote du 15 septembre est un vote sanction, contre un système. Quel système?

Celui qui a favorisé les faiblesses du régime démocratique; celui qui a assumé le mauvais fonctionnement des institutions, au sein de l’Assemblée comme à l’intérieur de l’exécutif; celui qui n’a pas réussi à mettre sur pied la Cour constitutionnelle; celui qui a géré, malgré les avertissements de l’ancienne ISIE depuis 2015, la question du dernier amendement à la loi électorale, pourtant si légitime, avec un amateurisme, doublé d’une sournoiserie sans pareil; celui qui a réussi à emprisonner en pleine campagne électorale un candidat placé en tête des sondages, ouvrant ainsi un problème insoluble, un nœud gordien juridique qu’aucun juriste ne saura dénouer; celui qui assume un fonctionnement «en ébullition non contrôlée» des partis politiques; celui qui est responsable du développement de la corruption et de sa démocratisation; celui qui est responsable de l’anarchisme sociétal et de l’affaiblissement de l’État en matière d’urbanisme, de discipline sociale notamment routière, d’environnement et de gestion des déchets; celui qui n’a pas su gérer la crise économique et la dégradation des conditions sociales du citoyen ; celui qui est responsable du clivage moral, social, économique et religieux de la société; celui qui est responsable de la fuite des élites; celui qui a aggravé une vie à deux vitesses des services publics de santé et d’éducation; celui qui a vu le renchérissement bouleversant du coût de la vie, du mal-vivre. Cette responsabilité n’a rien à voir avec l’action personnelle ou la compétence des ministres ou chefs du gouvernement en lice. Il s’agit d’une responsabilité objective qu’ils doivent cependant payer pour avoir participé au système.

Ces élections, nous dit-on, sont le résultat du populisme. Cela est vrai. Mais, contrairement à ce que l’on pense, le populisme n’est ni une maladie, ni même une dérive du régime démocratique. C’est la stricte application d’un principe démocratique: le retour au peuple, plus exactement à la majorité des électeurs. Remarquons quand même en passant, que cette majorité des électeurs ne correspond pas tout à fait à la notion de «peuple». Elle en est une forte réduction. Ce principe, peut être contesté en tant que tel. Et il a été fortement contesté sur le plan de la philosophie sociale et politique par de très grands penseurs. Mais notre question n’est pas là. C’est un principe que nous avons accepté dans notre constitution. Il faut le respecter. Cette majorité, le 15 septembre, a élu des personnes qui correspondent à ses représentations conservatrices de la vie sociale et politique. Rien de plus. Le danger du populisme ne réside pas intrinsèquement dans le populisme, mais dans ses dérives qui peuvent être catastrophiques. Une démocratie peut réussir, comme dans la France des gilets jaunes, à résoudre démocratiquement les questions que soulève le populisme.
Mais, hélas, et par la fragilité même du système démocratique, elle peut ouvrir les portes toutes grandes à un régime autoritaire et socio- conservateur, comme ce fut le cas de certaines expériences européennes ou sud-américaines très célèbres dans le passé.

Attendons le deuxième tour. Attendons surtout les élections législatives. L’avenir va dépendre de ces deux événements. Par la suite, la Tunisie choisira entre la rationalisation du régime parlementaire par la révision de sa constitution, la régression conservatrice du populisme, une vie politique traînant péniblement sur la longue durée entre la puissance démocratique et les crises lancinantes du pays ou bien encore le syndrome platonicien d’après lequel la démocratie engendre la tyrannie. Parions, sur ce dernier point, que la Tunisie moderne n’est pas la Grèce antique.

Yadh Ben Achour