Me Caïd Essebsi : premiers pas au barreau
Paru en 2009, chez Sud Editions, le livre autobiographique « Bourguiba, le bon grain et l’ivraie » de Béji Caïd Essebsi, est un témoignage de premier ordre qui nous renseigne autant sur l’auteur que sur la période qui a précédé l’indépendance et ses acteurs, notamment Bourguiba. Un personnage central par l’ampleur de sa contribution autant à l’indépendance du pays qu’à l’édification de l’Etat moderne auquel l'auteur voue une admiration sans bornes. Nous vous en proposons ci-après des bonnes feuilles.
Rentré à Tunis le 15 juillet 1952, j’étais accueilli à bras ouverts par Fathi Zouhir qui dirigeait un Cabinet d’avocat très important. Il m’offrait d’entrer aussitôt dans son Cabinet où je serais principalement chargé des affaires des militants traduits devant le tribunal militaire. J’ai donc commencé dans le feu de la résistance une carrière d’avocat auprès des tribunaux militaires français qui, dans la conjoncture, fonctionnaient à plein régime.
Je prête serment le 3 octobre et je commence aussitôt à plaider. Au bout de quelques semaines, à l’issue de l’assassinat de Farhat Hached le 5 décembre, Fathi Zouhir était arrêté avec d’autres dirigeants. Ayant été membre du Conseil des Quarante, formé le 1er août par le Bey pour se prononcer sur les réformes proposées par le Résident Général de Hauteclocque, Fathi Zouhir avait poussé au rejet pur et simple du plan de réformes et avait contribué à élaborer l’argumentation juridique et politique. Le 9 septembre, le Bey communiquait au Résident Général la lettre formelle qui lui signifiait le rejet. Depuis lors, Fathi Zouhir se savait ciblé par la police. Il fut arrêté le 5 décembre à la sortie du tribunal de l’ouzara. Pour ma part, je n’étais pas assez lancé dans le barreau pour assumer la responsabilité d’un Cabinet en pleine activité, l’un des plus importants de Tunis. Mais le Secrétaire principal du Cabinet, Habib Driss, m’encadrait et me prêtait un concours précieux. Autour de moi, mes confrères me soutenaient aussi chaleureusement.
… et Ahmed Tlili sera acquitté
En ces jours tragiques pour la résistance tunisienne, le barreau m’absorbait totalement. C’est dans ces conditions que j’ai fait la connaissance d’Ahmed Tlili. Détenu à la prison militaire pour une affaire où il risquait la peine capitale, il m’avait sollicité personnellement pour assurer sa défense. J’ai plaidé pour lui, il a été acquitté. En fait, il était acquitté parce qu’il devait en être ainsi, mais il est vrai que j’en ai récolté l’aura. J’ai eu cette chance. Notre amitié depuis lors ne s’est jamais démentie.
Dans les maquis pour recueillir les armes des combattants
Le 23 novembre, Bourguiba lance un appel solennel aux combattants dans les maquis et dans les villes pour rendre les armes entre les mains du gouvernement tunisien, tout en leur exprimant la reconnaissance de la Nation et en garantissant l’amnistie générale. En décembre, une Commission est créée à ces fins sous l’autorité d’Ahmed Tlili. Je reçois aussitôt un appel du parti pour me joindre à la délégation chargée de recueillir les armes des résistants dans la région de Kasserine. Qui avait avancé mon nom pour cette mission ? Bourguiba, Taïeb Mehiri, Ahmed Tlili ? Je ne l’ai pas su. La démarche était périlleuse car les résistants n’étaient pas tous convaincus et la controverse avec Ben Youssef, qui s’opposait ouvertement au compromis de l’autonomie interne, risquait de fausser les enjeux. Du reste, les résistants n’étaient guère assurés que l’ordre de désarmer émanait véritablement de Bourguiba. Enfin, la résistance algérienne qui montait en puissance et qui opérait en liaison avec nos maquis s’opposait ouvertement au principe du désarmement ; de part et d’autre, les radicaux s’employaient à dénaturer la portée de la démarche.
Ma mission a failli tourner au tragique : le chef du groupe dont nous attendions qu’il nous écoute et qu’il nous remette ses armes – il s’appelait Hakim – m’a mis en joue et, comme son fusil mitrailleur s’enrayait, c’est Abdelmajid Azzouzi qui intervient avec son groupe de militants, désarme Hakim et me tire d’une mauvaise passe. Dans une autre zone, Habib Jr était appelé comme caution par la délégation destourienne pour prouver que le Président Bourguiba était bien à l’origine de la décision ; à son tour, il a également risqué sa vie devant Tahar Lassoued, un des chefs de la résistance. Là aussi, les armes ont retenti et la démarche a failli mal tourner. Ahmed Tlili lui-même a eu une violente altercation avec Sassi Lassoued qui exigeait un accord écrit et signé que son ‘‘secrétaire’’ Abdallah Fakraoui se proposait de rédiger. Pour tous, l’épreuve était très dure, mais elle a constitué un test national crucial et conféré au parti destourien et à Habib Bourguiba un crédit très solide auprès des dirigeants français, surtout auprès de Mendès France.
«Ce n’est plus la salle des fêtes, c’est la salle des têtes !»
Durant plus de deux ans, j’étais presque quotidiennement, avec le regretté Taoufik Ben Braham et d’autres confrères, le matin au Tribunal Militaire de Tunis, avenue Bab Menara, le siège actuel du ministère de la Défense nationale et, l’après-midi, à la prison militaire de la Kasbah ou à la prison civile de Tunis pour rendre visite à nos militants. C’est pendant cette période que j’ai connu le plus grand nombre de ces militants, hommes et femmes pleins d’abnégation et qui ont souvent payé de leur vie leur dévouement à la cause nationale et leur amour de la patrie. J’ai encore en mémoire l’atmosphère lourde et oppressante des audiences qui se prolongeaient parfois assez tard le soir et se terminaient souvent par des condamnations à la peine de mort de militants admirables de courage et d’abnégation et dont le comportement pendant le procès et après le prononcé de la sentence force le respect.
Pour les affaires dites «importantes», les audiences se tenaient à la salle des fêtes de la caserne du Bardo, rebaptisée après l’indépendance «Caserne Bouchoucha». Dans l’une de ces affaires, le Ministère public, représenté par le Commandant Grimau, avait réclamé neuf condamnations à mort. Le Tribunal militaire, après avoir délibéré, lui en avait accordé douze, ce qui avait provoqué à l’audience même la colère de Me Taoufik Ben Braham qui, excédé, s’était écrié: «ce n’est plus la salle des fêtes, c’est la salle des têtes!». Plusieurs avocats français des barreaux de Paris, de Marseille et d’autres régions de France se joignaient souvent à nous pour nous épauler dans la défense de nos militants.
Nous sommes tous des bleus
Le 8 avril 1956, l’Assemblée constituante ouvrait solennellement ses travaux au Palais du Bardo en présence de Lamine Bey, sous la présidence de Mhamed Chenik, doyen d’âge. Habib Bourguiba est formellement élu président de l’Assemblée, sa première fonction dans l’Etat. Le lendemain, il était proposé par le bureau de l’Assemblée pour être candidat au poste de Premier ministre. Le Bey confirme ce choix. Bourguiba forme son gouvernement le 14 et se présente devant l’Assemblée nationale le 17 avril. Dans son discours, il définit les objectifs de son gouvernement : «Asseoir les bases de la souveraineté, en parfaire les moyens à l’intérieur et à l’extérieur du pays, mettre cette souveraineté au seul service des intérêts du peuple en mettant en œuvre une politique hardie et judicieuse pour libérer l’économie nationale des carcans de l’immobilisme et du chômage…»
Le 24 avril, alors que je sortais d’une plaidoirie à la Driba, on m’apprend à la sortie de l’audience que le Président m’appelait. Croyant qu’il s’agissait du président de la Cour, je m’empresse de monter chez le Président Taïeb Jilani. Mais il s’agissait en fait du Président Bourguiba. Je quitte donc ma robe d’avocat et me rends à la Kasbah, au Premier ministère, directement chez Abdallah Farhat, le Directeur du Cabinet. Deux autres camarades m’avaient précédé à son bureau, Abderrazak Rassaa et Azzouz Mathari. Mondher Ben Ammar était chef du Cabinet. A travers la porte ouverte, j’entends la voix de Bourguiba : «Béji est-il venu ?» puis il pénètre dans le bureau et, en nous voyant tous les trois, il s’adresse à Abdallah Farhat : «Tu leur as désigné leur mission ?». Je lui déclare «Monsieur le Président, que puis-je faire dans votre Cabinet, je n’y connais rien, je suis un bleu !». Il s’exclame «Nous sommes tous des bleus, ce n’est pas une raison pour laisser à d’autres la responsabilité de diriger le pays !»
Le temps des réformes
On nous installe dans des bureaux voisins et, sur-le-champ, chacun reçoit ses premiers dossiers, chargés dans une brouette débordant de cartons. Mon lot était les affaires sociales. Ayant été l’avocat de l’UGTT, je m’y retrouvais. Je commençais à traiter mes dossiers en qualité d’attaché au Cabinet du Premier ministre. A mesure que je m’engageais, mon travail prenait un sens et une cohérence dans le contexte de la prise en charge générale des affaires du pays. Cette brève année 1956 était exceptionnellement féconde. Alors même que les instruments de la souveraineté n’étaient pas encore totalement récupérés, les réformes d’une ampleur considérable qui, dans cette conjoncture, visaient à changer la structure de la société et les mentalités des Tunisiens, témoignaient de la vision et de la détermination de Bourguiba longtemps avant qu’il n’accède au pouvoir : Habib Bourguiba était porteur d’un projet de société et il avait hâte de le délivrer. Sa hâte signifiait que l’impératif de modernisation était le plus important et qu’il fallait, avec ou sans la souveraineté extérieure, s’attaquer aux causes profondes de l’immobilisme et de la régression et délivrer la société des pesanteurs ataviques qui l’écrasaient.
Transfert des services de sécurité
La semaine qui précède mon installation en tant qu’attaché au Cabinet du Premier ministre, le 18 avril 1956, la direction des services de police passe sous l’autorité du gouvernement tunisien en vertu d’un échange de lettres conclu le 8 avril entre Alain Savary et Mongi Slim, ministre de l’Intérieur du gouvernement Tahar Ben Ammar. Le 19 avril, deux jours après l’investiture de son gouvernement, le Premier ministre Bourguiba, accompagné de Taïeb Mehiri, nouveau ministre de l’Intérieur, s’adresse aux fonctionnaires français des services de sécurité pour les inviter à tirer les conséquences de l’indépendance.« Du moment que nous avons tourné la page et que nous estimons que chacun a fait son devoir, leur dit-il, il vous faut faire votre examen de conscience et vous demander si vous vous sentez en mesure de servir cet Etat avec cet enthousiasme, cette passion du service public qui ont toujours été et qui sont toujours l’honneur des fonctionnaires français. Les droits acquis seront respectés : ceux qui ne peuvent servir cet Etat pourront rentrer en France.» Le même jour, Ismaïl Zouiten est installé Directeur de la Sûreté.
Avec Taieb Mehiri, au ministère de l’Intérieur
Le 30 juin, je me trouvais à Genève dans la délégation chargée de présenter la candidature de la Tunisie à l’Organisation internationale du travail. Mohamed Chakroun, ministre du Travail, dirigeait la délégation à laquelle participaient Ferjani Bel Haj Ammar, représentant le Patronat, Ahmed Ben Salah et Béchir Bellagha, représentant les Syndicats, et d’autres experts. J’y représentais le Premier ministère. J’étais également convié, à ce titre, à accompagner Béchir Bellagha dans une démarche auprès de Farhat Abbas qui était alors réfugié à Berne, pour lui transmettre une lettre personnelle du Président Bourguiba. Farhat Abbas, qui était en compagnie d’Ahmed Francis, nous reçoit chaleureusement Béchir Bellagha et moi-même. Après avoir lu attentivement la lettre, il me charge d’assurer le Président Bourguiba qu’il était décidé à se rendre à Tunis et à s’y installer. Je déduis de son message que Bourguiba l’invitait à s’installer en Tunisie et à se joindre à la direction politique de la résistance algérienne. Trois ans plus tard, le 28 janvier 1959, le Président Bourguiba adressera à Messali Hadj une lettre dans le même esprit.
Avant que je ne quitte Genève, je reçois le message que le Président Bourguiba me réclame à Paris où il poursuit des entretiens avec le Président du Conseil Guy Mollet sur la question de la défense. Je m’envole pour Paris où je remets les pieds pour la première fois depuis mon départ précipité en juillet 1952. Dès qu’il me voit, Bourguiba m’interpelle : «Qu’est-ce que tu fais ici ?
- Vous m’avez fait appeler, lui dis-je.
- Tu vas rejoindre directement le ministère de l’Intérieur auprès de Taïeb Mehiri.
- Pourquoi donc, suis-je de trop dans votre Cabinet?
- Tu es désigné pour une mission très importante, nous venons de faire une révolution, il faut la mener à son terme.» Il s’agissait du décret du 21 juin 1956 qui réorganise l’Administration régionale – l’ancienne «section d’Etat» – et qui institue le système des gouvernorats. J’ai protesté pour ce transfert, mais le Président me rassure: «C’est une mission de six mois.» Je ne pouvais soupçonner qu’elle durerait quatorze ans.
Un gros travailleur
Au ministère de l’Intérieur, Taïeb Mehiri était assisté par Ismaïl Zouiten, Directeur de la Sûreté, Driss Guiga, Directeur de l’Administration régionale et communale, Mohamed Jeddi, chef du Cabinet, ainsi que Mohamed Gherab, chargé de mission, et Mahmoud Lafi, chargé des résistants. Je retrouvais ainsi Taïeb Mehiri et je découvrais ses qualités d’administrateur. Taïeb Mehiri était un gros travailleur et, autant que Bourguiba, avait le don de communiquer le sens de l’Etat. C’était une chance de le côtoyer et d’apprendre à son contact. Sa position au Parti, dont il était le Secrétaire Général Adjoint, le rangeait parmi les plus puissants de la hiérarchie politique. Une activité intense nous accaparait dans nos bureaux et dans nos nombreux déplacements à l’intérieur du pays. Nous surmontions la crise yousséfiste à la fois par un effort de persuasion et d’encadrement et par des mesures sécuritaires: l’Etat et le Parti jouaient leur rôle dans une partition parfaitement réglée.
L’Administration régionale
L'effet direct du régime de l’indépendance sur l’Administration régionale était la suppression des contrôles civils. Les contrôleurs civils, hauts fonctionnaires ou officiers français, relayaient les pouvoirs du Résident Général à l’échelle des régions et exerçaient de ce fait le pouvoir réel au détriment des Caïds qui, de leur côté, représentaient le pouvoir du Bey à travers son Premier ministre et le ministre de l’Intérieur. Les caïds étaient à la fois administrateurs et juges, au civil pour les actions personnelles et mobilières atteignant un certain degré et, au pénal, pour les contraventions de simple police. Ils sont par ailleurs chargés de recouvrer les impôts directs par l’intermédiaire des Cheikhs, qui sont leurs délégués dans les subdivisions territoriales. Le corps caïdal, à l’image de l’Administration archaïque du pays, était largement discrédité. La réforme consistait à regrouper les circonscriptions administratives et à accroître l’autorité des représentants du pouvoir central, tout en modernisant leur statut et en redéfinissant leurs attributions : les services financiers de l’Etat et les pouvoirs judiciaires reviennent dorénavant aux prérogatives respectives des Finances et de la Magistrature.
La nouvelle organisation instituait 13 gouvernorats en remplacement des 34 caïdats. Les nouveaux gouverneurs sont assistés au siège même par un Secrétaire Général et deux Délégués et, dans les subdivisions territoriales, par des Délégués placés sous leur autorité directe. Seul représentant du Gouvernement, le Gouverneur assure, sous l’autorité des ministres compétents, la coordination, l’orientation et la surveillance générale des fonctionnaires de l’Etat, ainsi que le contrôle administratif général dans sa circonscription. Le Gouverneur assure notamment le maintien de l’ordre et la tutelle des collectivités locales.
Les nouveaux gouverneurs étaient désignés parmi les présidents de fédération du Parti. Seuls deux anciens caïds étaient maintenus : Ahmed Zaouche, nommé gouverneur de Tunis, et Mohamed Mohsen, nommé à Sfax. Les gouvernorats du Sud étaient des postes sensibles parce que l’armement algérien qui transitait en partie par la Libye traversait toute une zone encore «territoire militaire» où plusieurs casernes de l’armée française constituaient de réelles menaces. Nous étions en conflit permanent avec l’armée française. Il arrive que la route principale traverse physiquement le périmètre des casernes de sorte que les véhicules sont soumis d’office à des contrôles par les militaires français pour pouvoir tout juste poursuivre leur route. Dans ces conditions, c’est parfois le gouverneur lui-même qui, se prévalant de son immunité, convoie les armes algériennes. C’était le cas de Mohamed Lahbib, gouverneur de Médenine.
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