Par Oussama Romdhani - Il y a eu très peu de moments dans l'histoire moderne de la Tunisie aussi significatifs que le jour où le pays a enterré son cinquième président, Béji Caïd Essebsi.
Des gens de toutes les classes d'âge, hommes et femmes, sont sortis ce jour-là. Beaucoup d’entre eux pleuraient mais, d'une manière ou d'une autre, les funérailles du président tunisien ressemblaient davantage à une célébration nationale qu'à une triste occasion de deuil.
Que fêtaient donc les Tunisiens ? Plusieurs choses.
Ils célébraient leur rapprochement après des années de doute et de suspicion mutuelle engendrés par des divisions politiques, des soucis de sécurité sans précédent et des difficultés économiques croissantes.
Le 27 juillet, tous partageaient un sentiment de fierté. Fierté de la transition du pouvoir, rapide et sans heurt, inaugurée ce jour-là même, dans le strict respect de la Constitution. Il y avait aussi une fierté à l’égard de l'armée, qui a impeccablement dirigé les différentes péripéties de la cérémonie funéraire. Les forces armées sont manifestement retournées dans leurs casernes après avoir accompli leur mission en ce jour exceptionnel. Cela était évidemment prévisible. Néanmoins, plus que jamais, les gens avaient le sentiment intime qu’ils pouvaient considérer l’armée comme le meilleur garant du caractère civil de l’état et de la démocratie.
Mais surtout, les Tunisiens de toutes les sensibilités, vétérans de l’ancien régime ou révolutionnaires, conservateurs ou progressistes, célébraient, tous, leur liberté.
Ils réalisaient soudain à quel point ils étaient libres de s'exprimer. Même ceux qui doutaient que quelque chose ait réellement changé depuis 2011 pouvaient se rendre compte de ce que ces huit années avaient inauguré : Une ère de véritable liberté.
De différentes manières, petites et grandes, ils étaient libres ce jour-là. Libres de se tenir n'importe où sur le bord de la route. Libres de chanter l'hymne national s'ils en avaient envie. Libres de crier à pleins poumons ou de garder simplement le silence. Libres de griffonner «Adieu Bajbouj» sur des panneaux improvisés.
Beaucoup donnaient à leurs enfants une leçon d'éducation civique. Les jeunes semblaient comprendre la leçon lorsqu'ils accueillirent le cercueil avec leur version quelque peu maladroite du salut militaire.
Des milliers de personnes s’étaient alignées le long de la route. Les foules n'avaient pas à s'inquiéter des policiers, eux-mêmes en deuil, qui veillaient (poliment) au respect des cordons de sécurité et distribuaient des bouteilles d'eau minérale en cette journée d'été chaude et humide.
Les gens célébraient cette même liberté que Caïd Essebsi avait vénérée au cours de son mandat, même lorsque des groupes de réflexion libéraux, notamment en occident, l'accusaient de nourrir des desseins néo-autoritaires.
Chaque fois qu'il signait un décret prorogeant l'état d'urgence, il était soupçonné de consolider son emprise sur le pouvoir. Il avait essayé en vain d'expliquer la nécessité des décrets déclarant l’état d'urgence, mais avait fini par abandonner. Fidèle à la tradition d'après l'indépendance qui valorisait l'autorité de l'État comme condition préalable à l'édification de la nation, Caïd Essebsi considérait le respect des institutions de l'État comme l'un des piliers de l'édification de la démocratie.
Avec leur liberté nouvellement acquise, de nombreux Tunisiens reconstituaient à leur manière les funérailles bâclées de Habib Bourguiba, le premier président de la Tunisie. Libérés de la chorégraphie stérile qui avait marqué les funérailles de Bourguiba en avril 2000, ils identifiaient Caïd Essebsi avec son mentor spirituel.
II y avait aussi les femmes de Tunisie. Celles portant le voile, des jupes courtes ou des robes traditionnelles. Certaines lançaient même des youyous, forme paradoxale d’expression de joie habituellement réservée dans la tradition tunisienne aux funérailles de martyrs ou de personnes décédées à un jeune âge.
Les femmes étaient présentes en grand nombre pour dire merci à Caïd Essebsi d'avoir défendu leurs droits tout au long de son règne. Elles étaient là pour réitérer leur engagement de lui être fidèles comme il le leur était. Elles étaient fermement déterminées à défendre leurs droits inaliénables en tant que citoyennes à part entière dans leur pays, quelle que soit la décision des hommes politiques. On pouvait lire sur leurs visages la date des prochaines élections et leur détermination à y être et à y avoir leur mot à dire.
Caïd Essebsi n'était pas un martyr ou un jeune homme dont la vie a été abrégée par le destin. C'était un vieil homme d'État avec lequel les gens ressentaient une affinité à la fois spontanée et profonde, que les évaluations des sondages d'opinion ne pouvaient refléter.
Au cours des dernières semaines de sa vie, Caïd Essebsi était un président sans beaucoup de prérogatives et avec très peu d’alliés au Parlement. Il était profondément blessé mais il resplendissait toujours avec son charisme. Le jour de ses funérailles, le peuple a décidé que son aura resplendirait toujours à travers la place emblématique qui sera le sienne dans les annales d’histoire de la Tunisie.
Oussama Romdhani,
L’auteur est rédacteur en chef de l’hebdomadaire The Arab Weekly.
Commentaire traduit de l’Anglais à partir de la version originale publiée dans ce journal.