Monji ben Raïs ; le parcours de Caïd Essebsi, c'est comme ouvrir un manuel de l'histoire de la Tunisie
« Les nations ne doivent porter que le deuil de leurs bienfaiteurs ». (Eloge funèbre à Benjamin Franklin, en 1790, Mirabeau)
La Tunisie toute entière est en deuil. En rassemblant les vivants une dernière fois autour du défunt, le rituel des funérailles donne un sens à la mort. Une façon de personnaliser ce moment tout aussi douloureux qu’essentiel pour honorer les disparus ; un au revoir qui fait, par les mots, revivre le défunt avant que sa vie ne devienne souvenir. Aussi intimidant soit-il en public, c’est une belle façon de rendre hommage à la personne perdue. Des mots pour rendre sa présence palpable au milieu de la douleur et de la tristesse, prendre du temps pour façonner cet ultime hommage. Mettre des mots sur l’indicible afin d’entamer son deuil, et de s’habituer à notre nouvelle relation à entretenir avec le disparu. Ce jour est bien triste, parce que notre pays vient de perdre un de ses illustres piliers, un serviteur infatigable de l’Etat ; un homme politique aux vertus cardinales.
Rendre hommage à un homme dont le parcours rejoint l’Histoire de la Tunisie, un parcours qui rappelle à tous, que l’Histoire est faite d’abord de cheminements individuels, de convictions et de travail, pour lesquelles les hommes et les femmes se battent au prix, parfois, de leur propre vie. Rendre hommage à un homme qui a choisi tout au long de sa vie de mettre son génie au service du collectif, parce qu’il pensait que l’on ne progressait que comme cela. C’est un honneur tout autant qu’une douleur d’être Tunisien, pour rendre hommage à une grande voix qui s’est éteinte pour jamais, mais dont la République n’oubliera jamais, ni le timbre, ni les messages visionnaires. Beji CAÏD ESSEBSI faisait montre de cette si émouvante pudeur, de cette manière de garder pour soi la souffrance personnelle, pour mieux en tirer la dimension historique et ramener l’expérience intime à l’Humain. Il avait cette capacité de faire émerger de la mémoire, des préceptes, des enseignements collectifs, au service, non de la certitude, mais de ce qu’il appelait un ‘’horizon de vérité’’.
Le parcours de Beji CAÏD ESSEBSI, c’est comme ouvrir un manuel de l’histoire de la Tunisie de la première période de l’indépendance. C’est replonger au coeur de ce pays où il découvre les passions qui allaient forger sa vie, et duquel il hérita d’une conception forte et exigeante de la tolérance, valeurs sur lesquelles, jamais il ne transigea et qu’il définissait comme le contraire de l’indifférence ; cette indifférence qui précipita si souvent les Nations dans des guerres qu’elles pensaient éviter par passivité. Pour lui, être tolérant, c’était se mettre à la place de l’autre, partager son inquiétude métaphysique. C’est pendant la jeunesse de notre pays, également, que naît sa passion pour l’égalité. La fidélité de toute une vie à ses idéaux, cette figure tutélaire resta fidèle jusqu’au dernier jour de son existence à son pays. À Habib BOURGUIBA aussi, il resta fidèle, sans doute attaché à l’homme, mais surtout à sa doctrine, et à une certaine vision de son pays. Cette affirmation est l’illustration parfaite que celui qui travailla toute sa vie à donner à la Tunisie son rayonnement fut au fond, plus que l’homme d’un parti, l’homme de la République. Sa doctrine était la morale de la volonté, c'est-à-dire l’inverse du laisser-faire ; plutôt la capacité à dire et à faire en sorte que rien ne soit une fatalité, ni les inégalités de naissance, ni les injustices de la vie ; au fond, la définition même de la République. Républicain, Beji CAÏD ESSEBSI était fondamentalement attaché aux valeurs de justice et au bonheur, qu’il considérait comme les deux socles de l’humanisme. Il aimait la règle fondamentale selon laquelle, « il n’y a pas de progrès économique qui vaille, s’il ne débouche sur un progrès social ». C’est ce qui, d’ailleurs, l’unissait à BOURGUIBA. L’élévation des hommes, tel était son credo, et c’est ainsi d’ailleurs qu’il expliquait son appartenance à un univers qui conduit à exalter toutes les tendances nobles de l’Homme. Il fût un homme politique plus attaché aux causes qu’aux partis. Il s’impliqua surtout dans la création de plusieurs mouvements politiques. Particulièrement attaché à l’idée de la Participation, défendant ainsi une forme de social-démocratie avant l’heure.
Les membres de l’Etat le considéraient comme un sage, qui prodiguait des conseils avec la capacité d’écoute qu’on lui connaissait. Il laisse, d’ailleurs, des rapports d’une grande qualité, notamment sur les questions, grandes et petites, du moment.
Au-delà de ces épisodes, c’est l’oeuvre dans sa globalité, c’est l’esprit dont elle est remplie dont il faudrait que l’on se souvienne. En nous souvenant du Président Beji CAÏD ESSEBSI, nous saluons plus qu’un parcours, nous rendons hommage à une conception du monde, presque à une philosophie. Celui qui fût formé par BOURGUIBA avait-il conscience d’être devenu, lui-même, porteur et passeur de sagesse ? Ce dont nous sommes sûr, c’est qu’en nous souvenant de Beji CAÏD ESSEBSI, nous nous faisons les gardiens de la foi dans l’Homme tunisien et dans la volonté politique de progrès, qui sont aux fondations de la République. Anatole France, écrivait la phrase suivante : « C’est en croyant aux roses qu’on les fait éclore ». Cette dialectique de la volonté est profondément représentative de ce qu’il était. Pas seulement de ce qu’il pensait, mais, de ce qu’il était, car cette dialectique ne peut être portée que par des hommes qui, comme lui, plaçaient l’exigence intellectuelle et morale au-dessus des querelles et des luttes pour les postes et les titres, qui étaient pour lui bien secondaires.
Par sa profession, le Président Beji CAÏD ESSEBSI était un diplomate chevronné, aux analyses lucides, au verbe mesuré et à la plume raffinée. Le Président BOURGUIBA l’avait appelé à ses côtés, parce qu’il cherchait un Conseiller diplomatique qualifié. Mais Beji CAÏD ESSEBSI, a fait plus que relever le défi, puisque sous les Magistères du Président BOURGUIBA, il gravira tous les échelons, se forgeant patiemment un parcours exceptionnel d’homme d’Etat, rompu aux plus hautes servitudes de la République, travailleur, méthodique, sobre et discret. Il avait de la tenue et de la retenue, parce qu’il était conscient des règles d’éthique et de la gravité des charges qui incombent à un serviteur de l’Etat et de la République. Du début jusqu’à la fin, sa carrière résonne comme une formidable leçon de déontologie, soucieux du bien commun, pour ceux qui lui succèderont. Homme politique de grande valeur, retenons sa grande courtoisie, sa sérénité de tout instant et sa dignité jamais prise en défaut dans la majorité comme dans l’opposition. Il avait une haute idée de la politique et de l’adversité qu’elle pouvait renfermer. Animé par la force inébranlable de l’idéal et de la conviction, la scène politique était, pour lui, le lieu d’un débat d’idées fécond et respectueux de l’adversaire et des intérêts supérieurs de la Nation.
Républicain hors norme, il avait un sens aiguisé du dialogue, argumenté mais apaisé, de même que pour le compromis. C’était un homme de son temps, qui comprenait parfaitement le sens et l’essence de l’action publique, tant il avait la pleine mesure des enjeux nationaux et mondiaux contemporains. Il était aussi un humaniste, d’une urbanité exquise, qui tenait aux valeurs de culture et de civilisation, qui irriguent de chaleur humaine nos traditions ancestrales, Comme tout enfant attaché à ses racines. C’était une personne d’une agréable compagnie, comme aiment à le dire ceux qui l’ont approché, de celles qui vous marquent et vous laissent en impression, d’indélébiles sentiments mêlés d’affection et de respect.
Aujourd’hui, en ces moments de deuil national, ayons une pensée particulière pour ses proches, sa famille ; je pense à son épouse, à ses enfants, ses amis. Je voudrais leur présenter mes condoléances et leur exprimer le témoignage de ma profonde compassion. Leur douleur est aujourd’hui la nôtre. C’est la douleur de la Tunisie qui perd l’un de ses braves, l’un de ceux qui ne cessa jamais de croire en elle et de lutter pour elle. Dans son éloge funèbre à Benjamin Franklin, en 1790, Mirabeau déclarait : « Les nations ne doivent porter que le deuil de leurs bienfaiteurs ». Quiconque a croisé l’Homme Beji CAÏD ESSEBSI sur son chemin, sait pourquoi nous sommes réunis, pour lui rendre un hommage national. La Nation et le Peuple portent le deuil de l’un de leurs bienfaiteurs.
La mort emporte les Hommes, mais elle interpelle et avertit les vivants sur le sens et la portée de leurs actes. Elle rappelle aux croyants que nous sommes une vérité évidente par elle-même ; tout est vanité ici-bas et chacun attend son tour d’être rappelé. Si son tombeau est en terre, son souvenir est dans le coeur des hommes pour honorer et perpétuer sa mémoire en viatique pour les générations actuelles et futures.
Que son âme repose en paix.
Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis