Tunisie : je polémique donc je suis
Les Tunisiens étaient à la recherche d’un dérivatif à leurs problèmes. Ils l’ont trouvé dans le football. Du coup, tous les sujets qui avaient peu ou prou une connotation politique se sont vu relégués au second plan, quand ils n'ont pas été carrément évacués. Il y a longtemps qu'on n'avait pas vu cette union sacrée même si elle s'est faite autour de l'équipe nationale et non autour du pays. Le football a relativement réussi là où les politiciens ont lamentablement échoué : fédérer les Tunisiens. Cet engouement a été attisé par le sélectionneur national qui nous avait promis monts et merveilles pour notre cinquième participation à la phase finale de la Coupe du Monde, un passage au second tour et même les quarts de finale de la Coupe du monde. Des promesses irréalistes, mais que les Tunisiens, complètement déréalisés, ont pris très vite pour argent comptant ne serait-ce que pour échapper, le temps que durera cette Coupe du Monde, à la sinstrose ambiante. Il a fallu deux défaites et une victoire étriquée face à l'équipe la plus faible de la compétition pour qu'ils reviennent de leurs illusions. Pouvaient-ils faire mieux et quelle était la part de responsablité du staff technique et notamment l'entraîneur dans notre échec à passer au second tour ? Un sujet de plus qui n'a pas manqué de diviser les Tunisiens.
Mais très vite, la politique a repris ses droits avec le retour des tiraillements politiques et la persistance de ce climat délétère auxquels on a fini par s'habituer. Délétère ? C’est sans doute l’adjectif qui caractérise le mieux notre pays, huit ans après la révolution. Malsain, nocif, néfaste, nuisible.Tout est dit. Comme frappé par le mauvais oeil, «ce pays sans bruit», selon l’expression de l’historienne tuniso-française Jocelyne Dakhlia, n’a pas cessé de faire parler de lui non seulement en déclenchant sa révolution, mais aussi en donnant le la au printemps arabe.
Nous voilà donc en train de nous chamailler de nouveau à propos de tout et de rien. Car tout est désormais matière à polémique : Le feuilleton du remaniement,la énième crise de Nidaa, l'élection d'une maire nahdhaouie pour la capitale, la cherté de la vie, les coupures d'eau, le dernier poème de Moncef Mezghani, les cachets jugés exorbitants des artistes qui vont se produire à Carthage pendant l'été et surtout, ce sujet explosif comme les Tunisiens en raffolent : un rapport de 230 pages sur les libertés individuelles et l'égalité qui propose aux Tunisiens rien moins qu'un projet de société révolutionnaire alors qu'au départ, il ne s'agissait que de l'égalité successorale, une vieille promesse électorale du président de la République qu'il tenait à honorer.
Les imams n'ont pas tarder à s'emparer du dossier et à exprimer bruyamment leur opposition aux propositions mentionnées dans le rapport apparemment sans avoir lu le document comme ils ont l'habitude de le faire. On crie au sacrilège. On refuse même d'en discuter au prétexte qu'il s'agit «de recommandations divines qui ne prêtent pas à exégèse», allant jusqu-à taxer la présidente de la commission qui a rédigé le rapport d'apostatie. Certes, elle recevra des messages (tardifs) de solidarité, mais à l'exception de l'Association Tunisienne de Défense des Valeurs Universitaire, on s'est bien gardé de se prononcer sur les propositions. Ce qui en dit long sur la pusillanimité de notre classe politique, juste bonne à critiquer et même d'une frange importante de la société civile qui s'est murée dans un silence assourdissant. Est-il besoin de rappeler qu'il s'agit de propositions de réforme de plusieurs dispositions du Code du statut personnel en vue de consacrer l'égalité entre les citoyens et les citoyennes conformément aux préceptes de l'islam et aux dispositions de la Loi fondamentale". En fait, le message subliminal de ce projet est un appel à l'ijthad et à ne pas s'en tenir à une interprétation littéraliste du Coran qui ne peut être qu'un facteur d'ankylose de l'islam. Le débat s'annonce chaud, chaud, chaud, compte tenu de sa charge émotionnelle.
Ainsi va la Tunisie. Une polémique chasse l'autre. Faut-il s'en féliciter ou s'en inquiéter. Les débats contradictoires sont d'abord un signe de vitalité, une revanche compréhensible contre l'unanimisme dans lequel les Tunisiens ont vécu pendant des lustres et un antidote efficace à l'ankylose de l'esprit. A-t-on lancé cette fois-ci le bouchon trop loin ? Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'on n'avait pas prévu une stratégie de communication. Pendant des semaines, on n'a entendu qu'un seul son de cloche , celui des adversaires de ces réformes, notamment la frange la plus conservatrice des hommes de religion menée par des extrêmistes comme Noureddine El Khadmi et Jaouadi qu'on ne présente plus. En revanche, il n'y avait, pour leur porter la contradiction, que la présidente de la commission qui s'est démenée comme elle pouvait, alors que les autres membres de la commission qui auraient dû lui prêter main forte et la sociéte civile se sont murés dans un silence assourdissant. Saurions-nous raison garder, cette fois-ci encore ? Ce qui inquiète le plus en l'espèce, ce n'est pas tant cette polémique que le contexte général dans le pays qui reste très tendu avec les provocations de certains ultras de l'Ugtt, appuyés par l'extrême-gauche qui n'arrête pas de jeter de l'huile sur le feu en nous promettant l'apocalypse à la rentrée. Alors que le gouvernement a fait droit à la centrale syndiycale de toutes ses revendications et signé un accord dans ce sens, ce samedi 7 juillet, voilà que le porte-parole de la centrale, imperturbable, nous annonce avec un large sourire, deux journées de colère pour les 10 et 12 juillet. Dans un pays encore en pleine effervescence révolutionnaire, cette initiative est pour le moins irresponsable.
Hédi Béhi
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