Tunisie: Vous avez dit racisme ?
Il a fallu l'apparition sur le petit écran d’un jeune noir pour présenter les prévisions météorologiques sur la chaîne nationale pour que les Tunisiens se rappellent qu’ils ont des compatriotes noirs qui sont installés depuis la nuit des temps dans le pays, qui constituent une des strates de la société tunisienne, qui représentent le dixième de la population et même le quart dans certaines régions du sud. Pourtant, cette communauté est totalement invisible dans l'espace public, que ce soit dans la haute administration, la classe politique ou dans les spots et affiches publicitaires, le cinéma et les feuilletons, Et si, par extraordinaire, on fait appel à eux, c'est pour camper des personnages falots ou peu recommandables. En un mot comme en mille, serions-nous, par hasard, des racistes qui s'ignorent ?
Pourquoi la Tunisie peine-t-elle encore à inscrire dans les faits des droits qu'elle a eu le mérite de reconnaître avant la France de Victor Schœlcher et les Etats-Unis d’Abraham Lincoln, lorsqu’elle avait aboli l’esclavage il y a 172 ans ? Y-at-il des pesanteurs sociologiques qui freinent l’intégration totale de la communauté noire pourtant bien ancrée dans sa tunisianité, mais qui est ostracisée de fait dans bien des secteurs ?
Dieu merci, la Tunisie n’a jamais connu de conflits raciaux, mais il subsiste une certaine condescendance, un racisme ordinaire vis à vis de cette communauté: les plaisanteries déplacées, les regards méprisants, les confusions sémantiques qui consistent à désigner un Noir sous le vocable de «oussif», alors que ce mot signifie esclave, certaines pratiques qui ont résisté au temps comme le fait d’accoler systématiquement le terme «atig» au nom de tout nouveau-né, de réserver des bus pour les ouvriers noirs sur les chantiers comme dans l’Alabama du gouverneur Wallace dans les années soixante ou l’Afrique du Sud de l’apartheid. Faudra-t-il aller jusqu’à recourir au «busing» à l’américaine pour y mettre un terme ?
Le propre d’une révolution est de remettre en question l’ordre établi, d’être un accélérateur du changement social, de faire tomber les tabous. La révolution tunisienne nous a permis de prendre conscience de la gravité de certaines anomalies qui nous semblaient relever de l’ordre naturel des choses et dans le cas d’espèce de lever le voile pudique qui couvrait certaines pratiques relevant même du racisme le plus abject. C’est le destin de la Tunisie d’être pionnière en matière de droits de l’homme dans le monde arabe. Un débat sur le racisme n'est jamais inopportun. Il faut bien un jour ou l’autre briser la conspiration du silence qui entoure cette question sous le prétexte fallacieux que «ce n’est pas le moment», quand bien même, le pays serait encore sous le coup du drame des Iles Kerkennah ou devrait faire face à une crise économique sans précédent.
La révolution nous a permis de débattre de ce thème comme sur tant d’autres, sans lignes rouges et qui plus est dans un climat apaisé. Autant persévérer dans cette voie, surtout que nous avons accusé un retard certain sur ce plan. Le projet de loi criminalisant le racisme sous toutes ses formes, unique dans le monde arabe, qui sera transmis prochainement à l’ARP, après une gestation qui a duré deux ans, nous permettra de le combler. Mais il ne sera pas suffisant pour faire bouger les lignes. Il faut que tous les Tunisiens soient sensibilisés à ce problème et s’en sentent concernés, à l’instar de ce commandant de bord de Tunisair qui a fait descendre de l’avion une passagère qui avait proféré des injures racistes à l’encontre d’une hôtesse de l’air. Le Tunisien noir ne veut pas être un Oncle Tom, mais un citoyen à part entière. En théorie comme en pratique. Pour le moment, il a l’impression d’être un citoyen entièrement à part.
Hédi Béhi