Taoufik Habaieb: L’espace religieux à l’abandon
Le Tunisien a mal à sa religion ! Privé pendant plus de vingt ans de pratiquer ouvertement le culte de ses convictions, sans se faire suspecter d’islamisme, il est tombé, à l’inverse, dès 2011, sous le joug des nouveaux muftis qui s’imposent partout à lui. Sa quête du ressourcement spirituel lui est alors confisquée par ceux qui font de l’espace religieux un foyer de tensions, des zones sous mainmise.
La transition de la gestion de l’espace religieux tarde à s’amorcer. D’une centralisation excessive sous Ben Ali, on a basculé dans un débrayage total. Le recul de l’Etat a favorisé l’entrisme d’acteurs politiques et idéologiques qui ont submergé les acteurs traditionnels qu’étaient les imams et les théologiens éclairés et modérés. Avec sept ministres des Affaires religieuses en sept ans (plus un intérimaire), on ne pouvait prétendre à aucune politique publique de la question religieuse. Au brouillard des gouvernants, l’absence de toute vision au sommet a ajouté une opacité de la réalité sur le terrain. En effet, il est difficile de savoir ce qui se passe aujourd’hui réellement dans l’espace religieux, toutes religions confondues.
Si l’âpreté de la guerre des mosquées déclenchée début 2011 s’est quelque peu apaisée, la bataille de l’influence religieuse directe, organisée et intentionnelle sur le paysage social et politique ne s’est guère ralentie. Quitte à prendre d’autres formes et se déplacer vers d’autres espaces, elle persiste sans relâche.
Tout a été essayé, mais en vain. Lassé de tant de récupération politique et idéologique de l’espace religieux, le Tunisien commence à s’en détourner. Il tend de plus en plus à vivre sa religion comme il l’entend, à la pratiquer à titre personnel et individuel. La ritualisation institutionnalisée est en régression, s’accompagnant, d’un autre côté, d’une montée du conservatisme social. Apte à être traduite en conservatisme politique déclaré pouvant prendre différentes formes, cette attitude marque le retour aux fondamentaux socioéconomiques et politiques, à la recherche de solutions immédiates aux problèmes endurés au quotidien.
Il aura fallu attendre l’élaboration du ‘’Rapport sur la situation des religions en Tunisie’’, sous la direction du sociologue Mounir Saidani, avec la participation d’une trentaine de spécialistes reconnus, pour le compte de l’association Mouminoun sans Frontières, pour réaliser l’ampleur des enjeux. Nous connaissons mal les méandres de l’espace religieux et sous-estimons à nos dépens ses interactions avec les différents champs socioéducatif, culturel et politique, et son impact sur les libertés et la démocratie. En l’abandonnant à ceux qui veulent l’instrumentaliser, nous cultivons l’amalgame et la confusion, avec les dérives prévisibles. L’absence de tout débat de fond sur ces questions fondamentales et de toute vision prospective nous empêche d’aboutir à une indispensable gestion participative et concertée de l’espace religieux.
Sans affranchissement de cet espace de toute tutelle totalitaire, sans évolution des réglementations désuètes comme celles de l’héritage et autres, et sans ancrage dans la pratique de la liberté de conscience instituée par la Constitution, la transformation revendiquée de la société tunisienne restera bloquée, voire vouée à la régression. Les libertés et la démocratie en subiront un redoutable contrecoup.
La perspicacité nous révèle, cependant, de nouvelles tendances impossibles à occulter.
L’afflux, jadis, des jeunes vers le salafisme se détourne à présent vers les mouvements revendicatifs qui attirent tous les milieux dans toutes les régions. La vivacité contestataire des révoltés qui était plutôt masculine, citadine, dans les classes moyennes et chez les jeunes d’un niveau d’instruction moyen, s’étend plus largement et s’exerce plus fortement. El Kamour, le bassin minier et autres foyers sont relayés par les jeunes médecins qui apportent la preuve de leur capacité à faire prévaloir leurs droits et obtenir gain de cause.
Le grand débat qui commence autour de la réforme du système électoral sera crucial pour non seulement assurer une large représentation des sensibilités politiques et sociétales, mais aussi et surtout garantir la stabilité du pouvoir. Le mode de scrutin à adopter, majoritaire ou proportionnel aux forts restes, ou proportionnel avec une dose à déterminer de prime à la majorité, doit échapper aux comptes d’apothicaire. La Tunisie a suffisamment souffert de l’actuelle loi électorale pour exiger de s’en libérer.
Dès ce 14 avril commencera la campagne électorale des municipales du 6 mai dans un long processus qui mobilisera la Tunisie pendant plus d’un an et demi, jusqu’aux législatives et à la présidentielle de fin 2019. Directement et indirectement, la question religieuse, son poids et ses interactions pèseront sur les programmes, les débats et le verdict des urnes. Les nouveaux pouvoirs qui s’installeront fin novembre 2019 au Bardo et début 2020 à Carthage et à la Kasbah n’y échapperont pas. La refonte de la justice et de l’administration, la gouvernance des partis politiques, organisations nationales et médias publics, et le financement de la vie publique, en tête des priorités pour amorcer sérieusement les grandes réformes salutaires, en seront marqués. L’espace religieux ne saurait être livré à l’abandon.
Taoufik Habaieb