Le 40e jour du décès de Fathia Mokhtar Mzali: Une femme d’Etat Tunisienne (Album Photos)
Un port de tête haut et droit, une carrure qui en imposait, une démarche sûre, jamais pressée, une élégance naturelle et sobre, une personnalité forte, c’est l’image que je garde et garderai pour toujours de cette grande dame qui a tant donné aux siens, à sa patrie et a marqué le destin de nombreuses femmes tunisiennes. Elle a quitté ce bas-monde dans une grande discrétion, comme elle a vécu ces vingt dernières années. Elle avait enfin retrouvé le calme après la terrible tempête qui lui fit affronter, à partir de 1986, année de son limogeage du ministère de la Famille et de la Promotion de la femme et les actes gratuits de vindicte qui s’ensuivirent, l’assignation à résidence, la fuite puis l’exil de son époux, feu Mohamed Mzali, les procès intentés à ses enfants, la confiscation injuste de leur propriété privée de La Soukra.
Elle traversa toutes ces épreuves dans la dignité et avec un immense courage. Durant ces années difficiles, et alors que nous, ses collaboratrices, lui rendions visite de temps à autre pour lui exprimer notre attachement et notre solidarité, elle finit par nous demander de ne plus venir. Elle considérait que nous nous mettions en danger !
Ce modeste texte ne raconte pas la vie de notre chère regrettée – d’autres personnes, plus proches que son auteur, pourraient avoir cette prétention. Il se veut un hommage spontané de quelqu’un qui l’a connue durant une période assez courte de sa carrière politique mais dont les effets sur son parcours ont été déterminants. Il s’agit d’un simple témoignage, tiré d’un effort de mémoire sélective, pour illustrer, par petites touches, certains traits caractéristiques d’une personnalité féminine de renom. Les lecteurs sauront pardonner l’absence de faits chronologiquement agencés et accepter la charge affective et affectée des sentiments qui sont ici exprimés. Mme Mzali était une femme tunisienne des temps modernes, de la Tunisie de l’indépendance. Elle faisait partie des premières générations de jeunes Tunisiennes ayant poursuivi leurs études supérieures en France. Rentrée en Tunisie, diplômée de la Sorbonne, elle s’inscrivit dans le mouvement de réforme et de construction de son pays et fit partie du groupe fondateur de l’Union des femmes de Tunisie, dirigée par la non moins admirable et regrettée Radhia Haddad. Elle vouait à Bourguiba une affection profonde et une estime sans limites. Présidente de l’Unft ou ministre, elle le tenait régulièrement informé de ses programmes, sachant son extrême sensibilité pour les catégories les plus démunies. Elle avait réussi à obtenir sa présence de manière régulière à la fête de fin d’année du Centre de formation des jeunes filles d’Ezzouhour, ce centre qui faisait la fierté de l’Union par son approche novatrice et la diversité des métiers ouverts aux apprenantes. Les habitants de ce quartier de la capitale se souviennent de ce jour exceptionnel où leurs avenues et façades prenaient un coup de neuf et de nette propreté.
À la question que nous lui posions assez récemment sur la relation de Bourguiba avec l’islam et sa position vis-à-vis du jeûne, elle nous relata l’entretien qu’elle avait eu avec lui dans les années 60, suite à la circulaire interdisant aux internes de l’éducation nationale de ‘’faire ramadan’’. Elle lui avoua que les jeunes filles de l’Ecole normale jeûnaient en cachette et se levaient secrètement à l’aube pour le ‘’s’hour’’. Bourguiba ordonna de retirer cette circulaire.
Plus tard, après les évènements du 14 janvier 2011, elle demanda à notre cercle de fidèles de l’aider à créer la Fondation Bourguiba. Toutefois, le nombre d’initiatives prises dans ce sens ne l’ont pas encouragée à poursuivre ce projet. Mais, accompagnée de ces mêmes fidèles, elle se déplaça tous les 13 août, fête nationale de la Femme, à Monastir, tant que sa santé le lui permettait, pour se recueillir sur la tombe du ‘’Zaïm’’ et réciter la Fatiha à sa mémoire.
Présidente de l’Unft, l’histoire retiendra d’elle tous les efforts accomplis pour faire passer l’organisation féminine à un nouveau palier qualitatif et pour attirer vers elle l’élite féminine. Les alliances rempliront cette mission, celle des Femmes de carrières juridiques et celle de la Recherche et du développement. Cette formule sera retenue et renforcée par toutes celles qui lui succéderont à la tête de l’Union. Le nombre des alliances atteindra la douzaine à la fin des années 90. Ce fut en réalité une manière de contourner le problème de l’indépendance de l’organisation vis-à-vis du parti au pouvoir. Sous son mandat - peu le savent en vérité - elle lancera, avec l’aide du Département Femmes de l’Unesco, la première esquisse de ce qui deviendra plus tard le Crédif. Plusieurs projets ne lui ont malheureusement pas survécu. Celui de la plantation de mûriers à Bhirat Ezzitouna, dans le gouvernorat de Jendouba, qu’elle voyait déjà devenir la région de la soie grâce aux femmes rurales. Celui de la fabrication des jouets en bois qu’elle envisageait comme une niche potentielle pour des petites entreprises féminines. Et bien d’autres encore.
Philosophe de formation, enseignante en sociologie et en psychologie, Mme Mzali privilégiait le contact humain, la proximité avec les gens. Elle alliait pensée et action, pragmatisme et analyse politique.
Nommée ministre par Bourguiba, en novembre 1983, Madame Mzali a organisé son département autour de deux volets, l’un économique et l’autre socioculturel. Ce choix prémonitoire va avoir des conséquences inattendues dans la suite des évènements. Elle forma une équipe d’hommes et de femmes, les uns pour leur expérience administrative et les autres plus jeunes parmi les sortants tout frais de l’ENA. Ceux qui l’ont côtoyée à cette époque ont pu découvrir ses véritables qualités de femme d’Etat : rigoureuse, intègre, attentive à la marche du ministère, elle était à l’affût des idées novatrices. Soucieuse de donner une place de premier plan à cette nouvelle structure dont elle avait la charge, elle ne put s’empêcher d’aller négocier le rattachement de certains programmes ou entités relevant d’autres ministères comme les Affaires sociales ou la Santé, question, disait-elle, de cohérence gouvernementale. Ce qui n’était pas pour lui attirer des sympathies, loin s’en faut. Elle se faisait un devoir d’aller vers les citoyens partout dans le pays et surtout dans les régions intérieures où la condition faite aux femmes était des plus défavorables. Elle écoutait et encourageait les femmes à s’exprimer, voulant bien comprendre leurs problèmes et leurs revendications. Parfois, autour d’elle la révolte grondait, mais elle ne bronchait pas, déterminée à mesurer l’ampleur du désespoir qu’elle percevait et à faire renaître un sentiment de confiance dans l’avenir.
Un jour (c’était le 1er octobre 1985), en réunion en son siège de la rue du Koweït, un bruit de tonnerre la fait sursauter. Tout le monde pense à un gros orage. Elle se lève toute pâle, s’absente un moment et revient pour annoncer à l’assistance que Hammam Echatt vient d’être bombardé. Elle quitte immédiatement le ministère pour se rendre sur les lieux. Elle rencontre des hommes, des femmes avec leurs enfants effarés, Tunisiens et Palestiniens meurtris par un même drame. Elle, qui avait si peu de moments de faiblesse, pleurait. Nous connaissons tous la réaction violente du Président Bourguiba à cette attaque et le rôle joué par Béji Caïd Essebsi, pour faire condamner Israël par les Nations unies sans que les USA n’opposent leur véto. Le patriotisme était alors une valeur largement partagée par les hommes et les femmes de cette génération de leaders.
Sur le plan international, les mandats de Mme Mzali coïncidaient avec la ‘’Décennie de la femme’’ décrétée par les Nations unies. Elle conduisit la délégation tunisienne aux Conférences internationales de Mexico, de Copenhague, de Nairobi, de New Delhi, s’attachant à les préparer minutieusement et à porter haut la voix de la Tunisie.
En avril 1986, le pays est en pleine crise économique et sociale. L’existence d’un ministère pour la femme et la famille n’apparaissait plus comme une priorité. Bourguiba prononce sa dissolution. Mme Mzali s’inquiète du devenir des trois années de dur labeur et veut assurer la continuité de l’œuvre de son ministère. Avec l’appui du Premier ministère, elle veillera à diviser en deux son équipe, l’une rejoindra le ministère des Affaires sociales et l’autre le ministère du Plan et des Finances. Les années passées ont donné raison à l’instinct de sauvegarde de Mme Mzali : son équipe, totalement intégrée au ministère du Plan et des Finances, met sur pied l’Unité de recherche en population et développement et sera derrière la création d’une commission ‘’Femmes et développement’’ pour la préparation du 8e Plan, une première dans l’histoire de la planification en Tunisie.
Députée à l’Assemblée nationale, elle cumule trois mandats successifs entre 1974 et 1986. On retiendra ses positions fermes et rationnelles sur des sujets délicats. Elle avait particulièrement étonné ses collègues en prenant position contre son époux venu débattre des mesures de sortie de crise, dont l’augmentation du prix du pain. Elle s’exprima contre cette option, prévenant qu’il s’agissait là d’un produit sensible, base du régime alimentaire des Tunisiens des catégories moyennes et vulnérables. Son intuition et sa connaissance de la réalité sociale du pays ne l’avaient pas trompée. Les émeutes du pain avaient secoué le pays et annonçaient la fin proche de l’époque bourguibienne.
Mme Mzali portait en elle beaucoup d’humanité. Mais, elle se gardait bien de l’étaler. Il en était de même de sa vie privée. Au-delà de ses liens politiques avec feu Mohamed Mzali, qu’elle a épousé par amour, on devinait leur complicité et la force de leur union. Leurs six enfants en sont les plus beaux fruits. Reprenant à son compte une citation de Simone de Beauvoir, il déclare que ‘’s’aimer, c’est regarder dans la même direction’’. La trajectoire du couple Mzali est faite de partage durant toute une vie, de bonheurs, de déboires, puis à nouveau du bonheur avant la douloureuse et inéluctable séparation. Qu’elle repose à présent en paix, à ses côtés, la conscience apaisée par le sentiment du devoir pleinement accompli.
Fayza Kefi
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