Sommes-nous devenus un peuple d'émeutiers ?
Sommes-nous devenus un peuple d'émeutiers ? La question peut choquer. Mais à voir ces scènes de pillage, ces édifices incendiés, on est porté à le croire. Emeutiers ? Au fait, avions-nous jamais cessé de l'être ? En 1956, quelques jours à peine après l'indépendance, j'ai été témoin d'une jacquerie. Elle ne sera pas la dernière, car depuis, on aura le 26 janvier 1978 et son jeudi noir, Gafsa (l'attaque d'un commando venu de Libye, le 3 janvier 1980), la révolte du pain (4 janvier 1984), la révolte du bassin minier (26 janvier 2008), tous ces évènements ont été marqués par des morts, des blessés et des incendies d'édifices publics, notamment des postes de police. Aujourd'hui, on revient à la case départ, officiellement pour protester contre la loi de Finances. Mais le premier geste des protestataires de Tunis, Thala, Gafsa, Bir El hfay a été de se diriger vers le ministère de l'intérieur (à Tunis) et d'incendier les postes de police (dans les régions) aux cris de "ouzarat eddakhilia, ouzara irhabia" comme au bon vieux temps de la révolution, et en réclamant la chute du pouvoir alors qu'il y a aujourd'hui des urnes pour ça.
Ironie du sort : ces évènements coïncident avec la présentation ce mardi 9 janvier à Beyrouth par le Pr Safwan Masri, vice-président for Global Centers and Global Development à Columbia University (New York), de son livre ‘’ Tunisia : An Arab Anomaly ’’ (Tunisie : une anomalie arabe) où il explore les facteurs qui ont fait selon lui de la transition démocratique «une expérience exceptionnelle». L’auteur revient notamment sur l’histoire du pays, la réforme de l’enseignement, les droits de la femme et d’autres fondamentaux «solides».
Excusez-nous de tempérer votre enthousiame, M. le professeur. On a eu beau être les pionniers en matière de libertés dans le monde arabe, il subsiste encore dans les interstices de notre personnalité de base, les séquelles des vieux démons du passé. Au fait, il est temps d'en finir avec cette légende d'une exception tunisienne. Nous avons certes des qualités, par contre, nous partageons avec nos frères arabes beaucoup «d'anomalies, et des vraies, comme la propension à la violence qu'elle soit verbale ou physique ou notre conception toute particulière de la démocratie. Deux traits qu'on retrouve partout, dans le débat politique en Tunisie, dans ces manifestations nocturnes qui risquent de se répéter dans les prochains jours, dans les tiraillements au sein du parti majoritaire, dans la logomachie pseudo révolutionnaire de cette opposition de gauche, sans doute la plus bête du monde, qui rêve du Grand Soir et ne cesse de souffler sur la braise, ces syndicats qui empêchent la Tunisie de se développer, ce parti islamiste qui piaffe d'impatience d'islamiser la société y compris par la force, ces journalistes pyromanes. C'est dire que nous sommes tous responsables de ces évènements, même si la tentation est grande de désigner le gouvernement comme source de nos maux.
Peut-être ne sommes-nous pas dignes de cette révolution qui nous a surpris un certain 14 janvier sans qu'on l'ait voulue ou sans qu'on ait été préparés aux libertés quasi illimitées dont elle nous a permis de jouir au point d'en abuser. On y est allé au pas de course, alors qu'Il aurait fallu procéder par petites touches, édifier au préalable un Etat qui en impose sur les décombres de l'ancien. On a préféré brûler les étapes, adopter le système parlementaire, comme dans le vieilles démocraties. Une erreur mortelle quand on sait qu'on avait affaire à un peuple manipulable à souhait, qui a été dressé dans la pensée unique pendant un demi siècle et qui du fait de sa soif inextinguible de cette liberté dont il a été privé et de sa profonde immaturité, risquait d'en faire mauvais usage.
Hédi Béhi