Taoufik Habaieb: Du courage pour endurer et de l’audace pour entreprendre
L’onde de choc tunisienne porte au cœur de Nejd et du Hijaz. L’égalité dans les droits successoraux, l’autorisation du mariage de la femme tunisienne musulmane avec un non-musulman et la parité dans les listes électorales continuent à secouer fortement les sociétés arabes et musulmanes sclérosées, jusque-là réfractaires aux temps nouveaux. Le droit au permis de conduire désormais reconnu à la femme saoudienne n’est que le premier soubresaut de tout un séisme social dans le royaume et l’ensemble de la région.
La Tunisie, par ses avancées successives, y aura largement contribué. Chacun de ses accomplissements servira également de catalyseur pour les autres peuples et nations. Pas seulement en matière de droits de la femme. La bataille pour la loi sur la réconciliation administrative, peu connue dans ses détails, aura été vitale. Faire avorter l’initiative présidentielle aurait érigé la rancune et la rancœur en unique mode d’un impossible vivre-ensemble. Et, du coup, sonné la fin de l’Etat du consensus et obstrué la voie de l’avenir escompté. C’est dire l’importance qui est la nôtre et la lourde responsabilité qui incombe aux politiques, à tous les niveaux.
Si le registre politique enregistre nombre de motifs de satisfaction, l’économie et les finances suscitent toutes les inquiétudes.Tant bien que mal, Youssef Chahed a bouclé le remodelage de son gouvernement, sans pour autant s’assurer de tout l’appui politique qui lui est nécessaire pour résoudre l’inextricable problématique du budget de l’Etat et de la loi de finances au titre de l’année 2018. Les jeux d’écriture inscrivant les augmentations de salaires en crédits d’impôts, pour maintenir le budget de l’Etat à près de 36 milliards de dinars (au lieu de 38), ne saurait réduire l’ampleur du déficit budgétaire. S’efforçant à le comprimer à 4.9%, il risque d’être obéré par un prix moyen du baril à 60 $ en 2018, alors que les prévisions étaient établies sur la base de 53$. Les ressources fiscales sont escomptées à hauteur de 23.5 milliards de dinars auxquelles devraient s’ajouter 3 milliards de dinars en ressources non fiscales. Pas moins de 10 milliards restent à mobiliser en BTA à émettre sur le marché intérieur (3 milliards), près de 5.9 milliards en crédits FMI, Banque mondiale et autres institutions et une inéluctable nouvelle sortie sur le marché financier pour lever le reste... à un taux bien élevé.
Le tableau n’est guère rassurant. Persister à faire saigner l’entreprise, fiscalement transparente et contributive, en lui imposant davantage de taxes et impôts, pour payer les erreurs et les errances des politiques risque de tuer la poule qui ne sera plus aux œufs d’or. La contribution conjoncturelle exceptionnelle de 7.5% sur les bénéfices instituée l’année dernière et devant rapporter aux caisses de l’Etat près de 900 millions de dinars n’aura servi qu’à financer et en partie seulement l’augmentation des salaires dans le secteur public. Est-ce au chef d’entreprise laborieux qui se bat déjà contre la rude concurrence souvent illégale, les impayés et la surcharge de tous les coûts de supporter, lui, cette augmentation pour les agents de l’Etat ? Pire encore, sans percevoir la moindre amélioration dans les services de l’administration.
Manquer de courage pour réformer la fiscalité, réduire au strict minimum le régime forfaitaire et garantir l’équité devant l’impôt ne feront qu’accélérer la dérive. Le nombre des bénéficiaires du régime augmente, passant à près de 400.000 dont près de 300.000 sont actifs, alors que le rendement de leurs contributions a dégringolé de 42 millions de dinars en 2014 à 28 millions de dinars en estimations pour 2017, soit une moyenne de 90 D par an. La base de calcul pour le minimum d’impôt, fixée à 75 D en milieu non communal et 150 D en milieu urbain, sans tenir compte ni de la localité, ni de l’activité, illustre tant d’inégalités. Un salon de thé huppé des zones les plus fréquentées de la capitale peut ne payer que 150 D par an, comme un autre simple café des quartiers populaires dans telle lointaine commune. Tout un système qui ne reconnaît pas les différences et n’incite pas à la migration vers le régime réel. Une refonte fera instaurer l’équité fiscale et rapporter au budget pas moins de 150 à 200 MD supplémentaires.
Faire sauter les verrous, briser les tabous et estomper les lignes rouges s’imposent en impératifs salutaires. L’Utica doit défendre l’entreprise, mais aussi encourager la réforme fiscale, le réaménagement du régime forfaitaire et la migration vers le réel. Il lui appartient d’en faire toute la pédagogie nécessaire. L’Ugtt, pour sa part, ne peut se barricader derrière un niet total à la privatisation, au PPP et à la réforme des caisses sociales et, à la fois, continuer à revendiquer une nouvelle augmentation des salaires en avril prochain. L’administration doit de son côté relever le grand défi de la réalisation des recettes fiscales qui, tout compte fait, peuvent paraître faciles à inscrire, mais ne sont en fait guère garanties à recouvrer.
L’avancée politique et démocratique de la Tunisie, saluée de par le monde, ne peut être unijambiste. La relance économique et le redressement des finances publiques constituent son indispensable corollaire. Faire preuve de courage, d’audace et de sincérité, loin de tout populisme et calcul corporatiste ou personnel, s’érige en noble devoir national. A accomplir par chacun et tous.
Taoufik Habaieb