2056 : la Tunisie commémore le centenaire de l'indépendance
Aujourd’hui est un grand jour pour ma famille. Ma femme et moi nous apprêtons à participer à la soutenance de notre petite fille, en lice pour obtenir le diplôme deDocteurE en Médecine, spécialiste en transplantation cérébrale, aidée par les robots. A 85 ans, ma journée est habituellement rythmée par la marche au petit matin, suivent alors les courses et la lecture pour consacrer l’après-midi aux réunions virtuelles avec mes petits-enfants et la soirée aux amis et à la famille.
Aujourd’hui, ma tête est ailleurs, à Seattle, où Elissa défendra sa thèse sous peu; à 9 heures du matin chez elle, 17 heures chez nous à Tunis.Je tremble de stress, je ne peux m’empêcher d’ouvrir une fenêtre sur le passé me rappelantde mes multiples séjours à Seattle et de toutes les présentations que j’ai effectuées tout au long de ma carrière… Plus l’heure H s’approche, plus je transpire et je panique. Mon siège virtuel dans la salle de cérémonie est devant, tout prêt du « Jury ».. Je m’efforce à cacher mon émotion pour que ma petite ne voit dans mes yeux que de l’encouragement et l’impatience à l’écouter et à couronner tous ses efforts.
Comme le veut la tradition de cette prestigieuse université américaine, Elissa commence par présenter les résultats de son travail sous les regards attentifs des membres de son jury et de tous ses confrères. Ces derniers suivent l’exposé depuis les quatre coins du monde grâce à la réalité augmentée. Nous sommes tous embarqués dans la salle de cérémonie sans qu’on y soit tous physiquement. Elle est juste exceptionnelle, dégage cet éclat tendre et ferme à la fois qu’avait sa maman, Dora. Structurée mais riche, synthétique mais dense, sa présentation est d’une qualité exemplaire. A toutes les questions posées par l’agent virtuel, en charge d’agréger les diverses questions de l’audience, elle donne des réponses précises, pertinentes sans hésitation aucune,emmenant les experts à l’applaudir chaleureusement à la fin de son exposé. Exceptionnel ! Je ne peux plus me retenir, les larmes envahissent mes yeux !
Arrive alors la deuxième partie de sa présentation, la fameuse touche personnelle, où Elissa est priée de tracer son parcours, suivie par sa dédicace. Elissa démarre par nous embarquer dans une scène en 6D, nous ramenant vers son enfance, ses études, ses recherches, enfin sa vie dans ses différentes phases, émouvant au passage sa maman et tous ses proches.
On revient à la salle de cérémonie (toujours virtuellement), Elissa prend de nouveau la parole dans un Anglais magistral: « Mon prénom, c’est mon grand-père qui me l’a donné, en hommage à la grande Elissa Phénicienne, la reine de Carthage, de la Tunisie, mon pays ».. J’entends le mot magique, je n’en reviens plus ! Ma petite fille est fière d’être Tunisienne même si elle n’y a jamais habité. Elle n’y venait que pour passer quelques vacances. Ma fierté est immense !Certes, on n’a pas besoin d’habiter en Tunisie pour l’aimer.
Elissa finit par dédier son travail à sa maman Dora, ma fille en lui adressant des mots qui resteront, à jamais, gravés sur le marbre de mon cerveau : « Maman, tu m’as tout appris, tu as enraciné en moi les valeurs de courage, de persévérance, et de toujours me surpasser pour viser l’Excellence. Toi-même pédiatre, tu m’as fait aimer ton métier, tu m’as aidé à trouver mon chemin… Je te dédie mon travail et te remercie pour tous tes sacrifices pour m’avoir ramené là où je suis aujourd’hui ».
Une double fête pour ma femme et moi! la réussite exemplaire de notre petite-fille et la célébration du centenaire de l’indépendance de la Tunisie.
Cette joie qui m’habite et ce fort symbole de réussite et d’excellence incarnée par ma petite fille me renvoient loin vers mes quarantaines, où encore, en Tunisie, la société était bien divisée face à la question des droits et des acquis de la Femme Tunisienne, Bien entendu, aujourd’hui, en 2056, tous ces débats sont lointains et semblent émaner de la mythologie grecque ! Intriguée par ce sujet et intéressée par ma passion pour le progrès social en Tunisie et par ailleurs, Elissa m’a sollicité à plusieurs reprises pour mieux comprendre l’histoire du combat de la Femme Tunisienne pour sa liberté, son autonomie, ses droits..Enfin..poursa dignité.
Il m’est arrivé de lui tracer la chronologie menant à ces acquis majeurs, commençant par l’abolition de la polygamie dès l’indépendance de la Tunisie accompagnée par un statut constitutionnel de la Femme et de ses droits, puis tous les progrès ultérieurs lui garantissant une meilleure protection en cas de divorce, sans oublier le droit à l’avortement arraché contre toute sorte de dogme et de résistance rétrograde… puisvenait plus tard la fameuse loi sur la parité entre Femme et Homme couvrant tous les domaines (égalité des chances, à qualification égale, rémunération et responsabilité égale, ou encore l’équité devant l’héritage)… Une anecdote amusait spécialement Elissa et sa maman aussi : Il fut un temps où la mère devait avoir l’autorisation écrite de la part du père de ses enfants afin qu’ils puissent voyager avec elle.. La réciproque n’était évidemment pas vraie.
La soutenance de ma petite fille m’a ramené vers ma jeunesse. Elle a aussi conforté mon espoir inébranlable pour mon pays, aujourd’hui bien prospère et bien développé grâce au travail acharné de tous ses enfants, filles et garçons, femmes et hommes. Ma fierté est d’autant plus grande que depuis une décennie, deux femmes se sont succédées au poste suprême de Présidente de la République.
En ce jour de célébration du centenaire de l’indépendance de la Tunisie, j’ai une pensée particulière pour Bourguiba ; le père de la nation, qui a mis en place les premiers jalons et qui a démarré le processus -irréversible- d’égalité entre femmes et hommes.
Si, aujourd’hui, en 2056, la Tunisie est économiquement et socialement développée c’est qu’elle a su utiliser l’intégralité de sa capacité en associant la femme, comme l’homme, à ses efforts et à sa quête vers le développement et le progrès. Des générations entières se sont battues pour que nos petits-enfants atteignent les sommets sous les yeux émerveillés du monde entier.
Dr. Jamel Gafsi
Directeur Général Microsoft Engineering Center