Dr Hafedh Mestiri : La greffe d’organes en Tunisie… Sortir des sentiers battus!
La Tunisie a été pionnière dans la transplantation d’organes et de tissus dans la région (1948 : première greffe de cornée et 1986 : première greffe rénale). Pourtant après tant d’années le nombre de procédures réalisées reste dérisoire par rapport à une demande en pleine expansion. Triste situation, qu’il est tout à fait légitime de qualifier d’échec. Elle serait le résultat de l’implication de plusieurs facteurs, qu’il est nécessaire d’analyser et de considérer à leur juste valeur.
La transplantation d’organes s’adresse aux malades ayant une insuffisance chronique (c'est-à-dire irréversible) et terminale (c'est-à-dire nécessitant un traitement substitutif) d’une fonction de l’organisme (rénale, hépatique, cardiaque, pulmonaire, pancréatique…).
Des milliers de malades sont concernés
Le nombre de malades vivant grâce à une épuration extra rénale (hémodialyse ou dialyse péritonéale) pour une insuffisance rénale chronique et terminale en 2012 (dernier chiffre à disposition au ministère de la santé) s’élevait à plus de 9 000, soit une incidence globale de 8 malades par million d’habitants (pmh). Chaque année cette liste augmentera de 300 à 400 malades supplémentaires, tenant compte des nouveaux inscrits (1400 malades), de ceux qui décèderont en cours de dialyse (900 à 1000 personnes) et de la centaine de greffés du rein qui ne nécessiteront plus de dialyse. Les experts nous expliquent que 3 000 à 4 000 personnes en insuffisance rénale chronique terminale pourraient bénéficier d’une transplantation rénale. Les avantages de celle-ci par apport à la dialyse en termes de mortalité, de qualité de vie et même de coût (coût global de la dialyse 100 millions de dinars) ne sont plus à démontrer.
Nous savons faire… mais pas assez
Nous avons en Tunisie 6 équipes de greffe rénale. Elles ont réalisé ensemble en 2015, une centaine de greffes essentiellement à partir de donneurs vivants apparentés. Sans trop rentrer dans le détail, chaque équipe réalise donc en moyenne, moins de 17 greffes par an, soit, moins de 2 greffes par mois : Réellement très insuffisant ! La France a réalisé la même année, un peu plus de 11 000 greffes rénales (110 fois plus) pour une population de 66 millions (6 fois plus).
Pour les autres organes, les estimations sont beaucoup moins précises, car il n’y a pas à ce jour de traitement substitutif. Les besoins annuels en transplantations hépatiques se chiffreraient en Tunisie à une centaine de cas, ceux pour les transplantations cardiaques et pulmonaires à une trentaine chacune. Nous avons deux équipes de transplantation hépatique. Une équipe qui a réalisé en 1998 deux transplantations et une équipe qui en a réalisée 42… en 18 ans, soit en moyenne, un peu plus de 2 transplantations par an : on frise le ridicule !
Pas assez : par manque de greffons ?
Officiellement, la pénurie de greffons (organes à transplanter) a jusqu’à présent été mise en avant pour expliquer une activité qui est demeurée depuis des années à un état rudimentaire. Leitmotiv d’autant plus aisé qu’il est fréquemment présenté par les pays "transplanteurs", comme le principal frein au développement de la transplantation. Mais ce que nos institutions et sociétés savantes médicales omettent de nous révéler c’est que chacun de ces pays transplante des dizaines de milliers de malades par an, soit en tenant compte de la démographie tunisienne, vingt à vingt cinq fois plus que ce que nous réalisons.
Pourtant le don d’organe à partir d’une personne vivante apparentée au receveur est techniquement maitrisé en Tunisie depuis 1986 pour le rein, et 2005 pour le foie. Il peut constituer une source suffisante d’organes à transplanter. Son utilisation à bon escient pourrait diminuer de façon drastique les listes de malades en attente d’une transplantation, car au sein d’une famille tunisienne, les candidats au don de leur vivant, d’un rein ou d’une partie de foie, au profit d’un parent malade ne se font pas désirer.
De plus, sur les 60 000 personnes qui décèdent chaque année en Tunisie, on devrait recenser parmi elles 300 à 500 cas de donneurs cadavériques potentiels ! Alors que dans la réalité, seuls une trentaine de cas sont identifiés et validés, soit 10 à 15 fois moins que prévu. Pire, sur cette trentaine nous n’en prélèverons que le quart (la famille s’opposera aux trois autres quarts). Ce qui nous donne en définitive un taux de prélèvement avoisinant 0.5 prélèvement par million d’habitants. A titre comparatif, ce taux était en 2015, en France à 27.4 et en Espagne à 43.4 ; soit respectivement 54 et 86 fois plus !
Sommes-nous devenus égoïstes, individualistes et inhumains?
L’erreur est de généraliser à toute une population, l’opposition d’une vingtaine de familles à la demande de consentement à un prélèvement d’organes, faite, à quelques minutes près, en même temps que l’annonce de la perte brutale et inattendue d’un être cher et d’en tirer des conclusions hâtives et erronées, dénonçant par là, le manque de solidarité ou autres incriminations infondées et rapidement jetées à la figure des Tunisiens.
Ne nous leurrons pas ! Les problèmes de la transplantation d’organes ne sont ni religieux, ni un manque de solidarité ou de confiance des Tunisiens. Peut être que ceux-là surgiront plus tard, lorsque des efforts auront été consentis pour amener le prélèvement d’organes à partir de donneurs décédés à des taux significatifs. C’est à ce moment là seulement, que le comportement des Tunisiens vis-à-vis du don d’organes pourra être analysé, décortiqué faisant appel aux sociologues, anthropologues, ou autres théologiens…
Mais alors d’où vient cette léthargie? Une difficulté budgétaire?
C’est à un autre niveau que les réformes doivent s’opérer. La balle n’est certainement pas dans le camp de la population (ensemble des Tunisiens), ni de la société en général (ensemble des tunisiens unis par des valeurs communes), mais bel et bien dans celui du prestataire de service : tutelle, institutionnels et professionnels.
La transplantation d’organes a été longtemps considérée dans le pays, par ces professionnels et la tutelle comme une prouesse technique, suscitant célébrité pour les uns et dividendes politiques pour les autres. Mais ressassés à longueur d’année, l’exploit et la performance finissent par lasser, et la transplantation n’est déjà plus considérée comme un créneau porteur.
La responsabilité première incombe à la tutelle qui ignore ou fait mine d’ignorer les véritables entraves à la greffe. Avant 2011, la promotion de la greffe s’insérait dans une campagne propagandiste de l’ancien régime miroitant les grandes réalisations du pouvoir en place, sans pour autant libérer les moyens nécessaires à son développement. Après 2011, les ministres se sont succédé au sein d’équipes gouvernementales désignées pour parer au plus pressé. « La greffe ? C’est le cadet de leurs soucis ». Ils ne s’y intéressent en fait qu’à l’occasion d’une campagne médiatique relatant les conditions pénibles d’un malade particulier parmi malheureusement beaucoup d’autres en attente de greffe. Les micros et les caméras vont alors faire réagir le ministre ! Et des pseudo-solutions aboutiront une fois sur deux, à une greffe à l’étranger au prix fort ! Des centaines de milliers d’euros (coût minimal pour une seule greffe à l’étranger) vont être ainsi dépensées, et uniquement pour ce cas privilégié, faisant fi de l’absence totale d’équité, favorisant en passant, la discrimination à l’encontre de la majorité des malades en attente de greffe. Ce montant pourrait largement suffire à financer des dizaines de greffes en Tunisie, avec en plus l’instauration d’une dynamique nouvelle tirant vers le haut toutes les composantes de l’établissement hospitalier concerné. D’un autre coté, investir sur une activité de transplantation efficace permet, à moyen terme, de dégager par la simple économie réalisée sur le coût de la dialyse, de quoi financer l’ensemble des greffes.
Des hôpitaux sinistrés?
Les obstacles ne sont malheureusement pas uniquement financiers. Les insuffisances sont importantes aussi bien pour la recherche et la préparation des donneurs (vivants ou cadavériques) que pour la prise en charge et la réalisation des interventions chirurgicales chez les receveurs. A titre d’exemple, la durée moyenne de préparation, d’un couple donneur vivant apparenté-receveur, prend plus d’une année, dans une des structures hospitalo-universitaires, les plus renommées du pays. Et les entraves continuent puisque même après achèvement de la préparation, l’attente de l’intervention chirurgicale peut se prolonger de plusieurs mois.
Il s’agit d’une véritable incapacité de l’ensemble du secteur de la santé, à développer une activité qui demande un niveau d’infrastructure, d’équipement, d’organisation, de motivation suffisamment élevé.
Nous avons fêté le trentenaire de la première greffe rénale l’année dernière et nous nous apprêtons à célébrer l’année prochaine le vingtième anniversaire de la première greffe hépatique avec un bilan, pour le moins qu’on puisse dire, des plus médiocres.
Une médecine moderne menacée
La transplantation d’organes fait appel à une organisation futuriste de la médecine, avec une prise en charge des malades par des équipes pluridisciplinaires travaillant en parfaite synergie et utilisant une technologie et des outils des plus modernes. C’est un préalable à la réussite d’un programme réalisé par des professionnels de la santé travaillant en parfaite harmonie et en toute quiétude. Mais cela représente pour ces derniers, une charge de travail et un stress beaucoup plus importants impliquant reconnaissance et motivation.
Ces conditions sont malheureusement loin d’être réunies et la situation ne fait qu’empirer.
Des solutions?
A ce jour, il n’est point de solution qui pointe à l’horizon !
Il est impératif que tutelle, institutionnels et professionnels comprennent que la greffe n’est pas un luxe mais une priorité nationale. Elle est certes coûteuse. Mais avec un investissement conséquent et des objectifs clairs et accessibles, elle permettra de réaliser à très moyen terme une économie financière non négligeable qui pourra en la réinjectant intelligemment, véritablement booster le niveau médical et la qualité des prestations pour l’ensemble du secteur hospitalier.
A court terme, il faudrait se fixer un objectif clair pour le prochain quinquennat : la stabilisation du nombre de malades en épuration extra rénale, c'est-à-dire atteindre 300 à 400 transplantations rénales par an. C’est un objectif à notre portée qui peut être atteint par la création d’un centre de greffe rénale, doté de tous les moyens nécessaires (infrastructure, équipement, ressources humaines et motivation) où toute l’activité depuis la préparation jusqu’au suivi y est réalisée. Ce centre pourra démarrer avec une centaine de greffes par an mais ayant la capacité d’en faire rapidement deux ou trois fois plus et la possibilité d’extension à d’autres organes (foie, coeur, poumons, pancréas). Les unités de greffe existantes continueront à fonctionner sous réserve de remise à niveau corrélée à leur rentabilité.
Sans une prise de conscience communautaire de l’importance que la greffe d’organes représente dans le développement médical d’un pays, sans une refonte profonde de son organisation institutionnelle et administrative, sans une remise à niveau des établissements de santé accrédités, la greffe disparaitra des hôpitaux et toute la médecine de qualité suivra.
Dr Hafedh Mestiri
Professeur de médecine à l’Université de Tunis El Manar
Chirurgien à l’hôpital Mongi Slim
Ancien DG du CNPTO (Centre National pour la Promotion de la Transplantation d’Organes)