L’université tunisienne et l’idéologie salafiste: l’invasion douce
Le tollé que suscite depuis quelques jours l'histoire sordide de la thèse déposée dans une école d'ingénieur à Sfax sur l’hypothèse de la platitude de la terre à partir d’arguments prétendus physiques et religieux (!) n'est point anodin ni unique en son genre. Je l'aurais pris personnellement pour un poisson d'avril vu la coïncidence des dates, ou un canular comme on en voit souvent sur les réseaux sociaux. Mais il se trouve que j'étais personnellement témoin d'un fait que j'inscrirais dans le même registre d’idées obscurantistes qui balaient d’un revers de manche des vérités scientifiques millénaires que depuis l'antiquité des savants illustres ont consacré leurs vies à prouver et à démontrer. Des idées obscurantistes maladroitement camouflées dans un habit scientifique qui se fondent sur des interprétations forcées du texte coranique et de hadiths souvent incertains, douteux et contradictoires.
Sans vouloir rentrer dans le débat sempiternel entre créationnistes et évolutionnistes dont les rivalités et les réfutations mutuelles ont existé depuis des siècles (mais que nos deux illustres chercheurs post-coperniciens semblent avoir trouvé la sagesse philosophale de réconcilier), l’évènement dont j’étais témoin il y a quelques mois, confirme un constat que j'ai beaucoup hésité à admettre. Celui d'une infiltration douce et pernicieuse d’une gangrène dans le corps déjà moribond de l’université tunisienne au point de ravager ce qui resterait de son lustre scientifique et intellectuel éclairé que des générations de scientifiques ont bâti depuis avant l’indépendance.
J’étais invité il y a quelques mois à des journées Doctoriales pour animer des ateliers de recherche sur la rédaction et l'édition scientifique et parler entre autres des droits d'auteurs et du plagiat. On était deux à couvrir ce dernier sujet. Ma présentation achevée, j'ai pris place parmi l'assistance dans l'attente d'apprendre quelque chose de nouveau sur un sujet d'actualité.
Sans faire trop de suspens, j'étais témoin d'un étalage d'obscénités intellectuelles impensables. Je ne retiens plus le détail du déroulement de l'exposé du collègue sur le thème du plagiat mais je garde bien en mémoire les passages que j’ai trouvés grotesques de la part d’un enseignant-chercheur universitaire qui se doit d’observer un minimum de rationalité et de déontologie scientifique en face de doctorants et de pairs. La présentation commence par une mention de l’exemplarité du prophète immaculé qui ne triche jamais et qui nous interdit de l’être, suivie de citations (Hadith) qui prédisent les feux de l'enfer aux tricheurs et hypocrites. Première intrigue : selon quelle logique croiser le spirituel à de l’empirisme scientifique ? Mais qu’à cela ne tienne, morale religieuse oblige d’un enseignant qui n’a pas pu s’empêcher d’afficher ses sources d’inspiration dans des circonstances où normalement le raisonnement scientifique du débat contradictoire devrait primer. Mais c’est la façon d’introduire le concept de plagiat qui vient me confirmer qu’il ne s’agit pas d’un simple excès de zèle d’un enseignant qui cherche à moraliser ses propos par un hadith ou une sourate, mais plutôt d’une préméditation bien intentionnée et d’un acte réfléchi. Pour bien saisir le vrai sens du mot « plagiat », le collègue rajoute qu’en cherchant ce même terme sur Google, les premiers résultats obtenus en mode images seraient, selon une capture d’écran surement retouchée, des icônes et des représentations du diable. Deuxième intrigue : ce qui est immoral dans le plagiat pour ce collègue serait son aspect démoniaque, « haram » et blasphématoire plutôt qu’un enfreint aux droits d’auteurs et de la propriété intellectuelle comme nous, les mortels d’ici-bas, nous l’entendons. Associant le visuel au discours, les effigies du diable sont doublées de citations religieuses saccadées notamment le célèbre hadith « Ce qui est construit sur l'illégitimité est illégitime : ma bouniya Ala batil, fahwa batil ».
Je retiens aussi sa critique acerbe de la loi tunisienne sur le plagiat, particulièrement l’alinéa qui prévoit de traduire le fraudeur devant une commission de discipline. Le collègue insistait pour qu’un fautif doit systématiquement être radié sans besoin de passer par une commission de discipline, autrement dit, la « peine capitale » en langage juridique ou le « châtiment ultime ‘‘al qasas’’ » en langage de « fiqh ». C’était la troisième intrigue, car même les pires criminels ont droit à un procès et un avocat pour les défendre. Par négligence ou par préméditation, ce collègue a trahi ses tendances radicales qui rejettent les plus simples préceptes des droits de l’Homme et de la présomption d’innocence au point de dire que dans d’autres circonstances, il ferait sans doute un excellent inquisiteur.
Ce qu’il y a de plus grave dans la morale de cet évènement se traduit à plus d’un titre. D’abord le danger d’une idéologie manichéenne, radicale, conformiste et antilibérale qui plombe le raisonnement scientifique et le canalise sur des méthodes et des assertions, le moins qu’on puisse dire, rétrogrades et obscurantistes du genre « la terre est plate » ou, tant qu’on y est, « fixée sur la corne d’un bœuf ». Bientôt, on nous déclarera peut-être avoir trouvé le moyen de mesurer la température du feu de l’enfer ou de la géolocalisation cosmique de l’éden à partir d’indices dans le coran. Rien d’étonnant puisqu’on nous a déjà « vendu » les signes coraniques annonciateurs du 11 septembre 2001 sans parler des signes avant-coureurs de la fin des temps. À considérer le degré de rigidité, d’assurance excessive, de certitude et parfois d’arrogance aux limites de l’agressivité dans les propos et les faits de certains adeptes des thèses religieuses (versions molles et dures), ceux-ci n’auraient aucun mal à s’approprier l’espace académique comme ils l’ont déjà fait de l’espace public et de la sphère artistique et médiatique. La preuve : des salafistes qui saccagent des lieux culturels et interdisent l’accès à une exposition d’art ou la projection d’un film, un imam salafiste qui annule une pièce de théâtre prétendant que son titre est blasphématoire, ou encore des pseudo-chroniqueurs aux tendances religieuses qui déblatèrent à longueur de journée sur des plateaux de télévisions dans des émissions hautement regardées. Bref, la piovra étend ses tentacules dans toutes les directions et l’université n’en est point à l’abri.
Mais le pire dans cette histoire, c’est surtout la prise d’otage spectaculaire que l’intimidation religieuse exerce de plus en plus sur la scène publique. Je voyais sur le visage de certains dans la salle de conférence un malaise évident à écouter de tels propos, mais personne n’osait réagir de crainte d’être qualifié de mécréant. C’est à l’image de la sérénade des appels à la prière à quatre heures du matin, dont personne n’ose contester la nuisance de ses décibels démesurés, au risque de se voir lyncher par le voisin analphabète ou les barbouses du quartier fraichement ramenés sur « la voie de la piété ». Bien qu’il s’agisse parfois d’autocensure, personne n’oserait déroger au nouvel ordre établi. Beaucoup ont bien compris cette faille et en font bon usage pour arnaquer, intimider, dogmatiser, radicaliser dans une confusion totale entre le sacré et le païen. Or, on le sait bien, quand les deux s’entremêlent comme dans nos traditions et croyances ancestrales, par exemple dans la série des reliques « miracles » des noms de dieu et du prophète imaginés sur la peau d’un agneau, dans les racines d’un arbre ou sur la coque d’un œuf, on devient forcément un objet de manipulation et d’escroquerie. Modernité oblige, on le voit même aujourd’hui dans l’univers numérique avec les « Like halal » sur Facebook et le nombre ahurissant des « amis » qui répondent, par crainte ou conviction, aux incitations à « liker » ou à partager des formules de piété ou de prières (Dou’a) sous peine d’être frappé d’un malheur immédiat en cas d’abstention ou de connaître un bonheur et une richesse immanente en cas d’approbation. L’esprit crédule et naïf gagne du terrain, et c’est profondément dangereux quand il se faufile à l’intérieur de l’enceinte universitaire, le dernier bastion de la pensée libre et critique. Les crèches, les collèges et lycées y sont passés. L’université est en train de succomber surtout après le passage des plus radicaux par des postes clés laissant derrière eux des empreintes indélébiles et des légataires convertis. Toute la crainte est que les grands efforts que mènent au sein de l’université les frondeurs actuels des premières lignes comme Abdelmajid Charfi, Raja ben Slama, Habib Kazdaghli, Amel Grami, Neyla Sellimi, et tant d’autres, pour circonscrire cette gangrène soient vains et inutiles. Ce serait malheureusement la grande débâcle de l’esprit libre de la pensée critique.
À bon entendeur …
Mokhtar Ben Henda
Université Bordeaux Montaigne