News - 05.04.2017
Lotfi Zitoun par Abdéljélil Bouguerra : un livre édifiant
Peut-on croire sur parole Lotfi Zitoun, conseiller politique de Rached Ghannouchi et le considérer comme une figure modérée et avant-gardiste du mouvement islamiste tunisien ? Oui, répond Abdeljélil Bouguerra dans un livre d’entretiens qu’il lui consacre sous le titre : « Lotfi Zitoun, parcours du fils d’un syndicaliste achouriste devenu nahdhaoui ». Deux détails significatifs qui, de prime abord, ne facilitent pas la compréhension de la démarche. D’abord, l’auteur est un chercheur universitaire de renom, spécialisé dans l’histoire politique et sociale de la Tunisie sous Bourguiba, et moulé dans la gauche. Ensuite, l’ouvrage est publié aux Editions Afek Perspectives. La lecture sera édifiante.
Retour sur un parcours éprouvant
Bouguerra justifie son choix, fait sur le conseil d’un ami, par sa volonté d’explorer ce personnage composé, atypique d’un mouvement politique qu’il vouait aux gémonies et de connaître son cheminement personnel et ses ressorts intellectuels. Cette « curiosité scientifique » lui vaudra de recueillir à la faveur d’une série d’entretiens suivis durant les années 2014 et 2015, un matériau utile, qu’il restitue en 230 pages d’une écriture bien dense. Les quatre premiers chapitres qui s’étendent sur 172 pages restituent un portrait biographique de Lotfi Zitoun, qui éclaire le lecteur sur son enfance au cœur de la Médina de Tunis, sa formation, et son engagement militant au sein du mouvement islamiste.
On y découvre le cursus traditionnel d’un jeune partagé entre ses lectures, diverses, et ses études, jusqu’à son immersion graduelle dans le Mouvement de la Tendance islamique. Tout commencera alors pour lui et nous le suivrons dans ses « activités », ses arrestations, ses séances de tortures et son évasion vers l’Algérie, puis son installation à Londres.
Le récit est époustouflant, même si Zitoun ne manque pas de l’enrober de son humour et de sa verve. Sans fard, il restitue une époque et livre des détails utiles à comprendre aujourd’hui les origines du mouvement islamiste tunisien et son attraction pour de nombreux jeunes. Il sera cependant avare en révélations pour ce qui est des 21 ans passés au quotidien avec Rached Ghannouchi à Londres. Une expérience unique et exceptionnelle qu’aucun autre dirigeant d’Ennahdha n’a pu vivre.
Le disciple du Cheikh
Cette proximité qui en a fait un véritable disciple est à la fois la force de Lotfi Zitoun et sa faiblesse. Si elle lui a permis de connaître mieux que personne la pensée du Cheikh et de l’accompagner lors de moments clefs, elle lui vaut des jalousies inévitables. Du coup, au sein d’Ennahdha, Zitoun bien qu’adoubé par la majorité des dirigeants actuels, jouit d’un statut particulier qui le laisse toujours vigilant quant à ses propos et ses positions pour ne pas être perçu comme la voix de Ghannouchi. Mais, toutes les fois où il s’agit de positions de principes, il n’hésite pas à se « lâcher » et livrer le fond de sa pensée, sachant d’avance qu’il pourrait être mis en minorité.
Des questions cruciales
C’est là tout l’intérêt du cinquième et dernier chapitre du livre. Abdeljélil Bouguerra entraine Lotfi, en 33 pages cruciales, sur des terrains glissants en lui lançant une série de questions sur la Tunisie après la révolution, c'est-à-dire Ennahdha au milieu de tant de tempêtes. Dans quel état se trouvait le mouvement fin 2010 ? Y avait-il eu des contacts entre Ghannouchi et Ben Ali ? Qui a poussé Ghannouchi à rentrer en Tunisie et qui l’incitait à y surseoir ? Fallait ressusciter en 2011 le même modèle d’organisation du mouvement ou en concevoir un autre, distinguant le politique du religieux ? La décision d’accéder au pouvoir en 2011 était-elle judicieuse ?
Mais, aussi, les manifestations lancées par Ennahdha contre son propre gouvernement, le 7 septembre 2012 pour le presser à plus de fermeté dans la réalisation des promesses « révolutionnaires » tenues, étaient-elles le prélude à la montée des tensions et l’explosion de la violence avec l’attaque quelques jours seulement plus tard, le 14 septembre, de l’ambassade des Etats-unis ? Pourquoi Zitoun s'est-il résolu à présenter sa démission du poste de Conseiller politique auprès du chef du Gouvernement (Hamadi Jebali, puis Ali Ali Laarayedh), le 1er février 2013, soit cinq jours seulement avant l’assassinat de Chokri Belaïd ?
Sur quelles bases, en outre, Lotfi Zitoun avait-il fortement recommandé le retrait de la Troïka de la Kasbah, son remplacement par un gouvernement de compétences nationales et la création d’un Conseil d’Etat ? Et pourquoi estime-t-il aujourd’hui encore plus nécessaire pour Ennahdha d’abandonner son caractère global, politique, religieux, social, économique, culturel et autre, dans la diversité aussi des tendances et convictions, pour se séparer le religieux du politique et se scinder en différents partis cohérents ?
Il ne dit pas tout, mais éclaire nombre de zones d’ombre
A toutes ces questions, Zitoun apporte des réponses édifiantes. Il reconnaît sans ambages qu’Ennahdha était en 2010 dans un état de délabrement politique à l’opposé de la conceptualisation avancée des idées de son chef, Rached Ghannouchi, et que le mouvement, décapité sous Ben Ali, n’avait pas d’existence significative dans le paysage politique. Il affirme qu’aucun contact officiel n’était établi par l’ancien régime et la direction en exil et révèle que nombreux étaient ceux avaient demandé à Ghannouchi de ne pas rentrer à Tunis immédiatement après le 14 janvier arguant de considérations politiques et logistiques. Les révélations ne manquent pas. Zitoun ne dit pas tout, mais s’exprime clairement sur la confection de nombre de décisions prises où ratées. Bouguerra ne l’a pas interrogé sur sa présence lors du sit-in devant la Télévision, la campagne « Ikbess) ou ses répliques enflammées lors des premiers débats radiophoniques et télévisés. Comme pour gommer de « mauvaises séquences » aujourd’hui regrettées.
Bourguiba et Ghannouchi
Zitoun reconnaît à Bourguiba deux grands mérites exceptionnels, « peu salués à leur juste valeur » : l’édification des fondements d’un Etat, fondé sur la légitimité et la tenue de l’institution militaire à l’écart des tiraillements politiques. Deux atouts majeurs qui feront leur preuve par la suite, souligne-t-il. Il y ajoute un autre élément intervenu après la révolution et qu’il considère comme essentiel, le rôle joué par Rached Ghannouchi dans l’apaisement des tensions, l’acceptation de remettre le pouvoir (démission du gouvernement Ali Laarayedh) et l’engagement du Tawafok.
Ni faucon, ni colombe, mais tout simplement Lotfi Zitoun, peut-on en conclure.
T.H.
Lotfi Zitoun
Parcours du fils d’un syndicaliste achouriste devenu nahdhaoui
Par Abdeljélil Bouguerra
Editions Afek Perspectives, 2017, 230 p. 15DT