Opinions - 28.11.2016

L’ALECA : les obligations de l'Union Européenne

L’ALECA : les obligations de l'Union Européenne

L'accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), actuellement en négociation, vise essentiellement l'intégration de l'agriculture et des services tunisiens dans le marché Européen.

Il fait suite à l'accord d'association qui créa en 1995 une zone de libre échange pour les produits industriels après une période de transition de 12 ans, mise à profit pour moderniser le secteur et le rendre apte à faire face à la concurrence européenne.

Ce dernier accord ainsi conclu, il y a une vingtaine d'années, a été précédé par d'importantes initiatives prises par le gouvernement tunisien pour développer sa production et ses exportations industrielles.
La première initiative a consisté dans la création, en 1972, d'un cadre législatif et institutionnel favorisant le développement des entreprises industrielles tournées vers l'exportation et ce par l'octroi de larges exonérations fiscales. Cette mesure a été à l'origine de la création de milliers d'entreprises exportatrices notamment d'articles textiles/habillements qui se sont installées dans des zones industrielles disséminées sur le territoire tunisien et aménagées par l'Agence Foncière Industrielle (AFI).

La seconde initiative a consisté à mettre en œuvre en 1986 un programme d'ajustement structurel (PAS), inspiré par le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BIRD) et qui réalisa en Tunisie la libération économique et la privatisation.

A la veille de la conclusion de l'accord d'association signé en 1995 le résultat de ces deux importantes initiatives a été un essor rapide de la production et des exportations des articles textile/habillement.
Alors que l'exportation de ceux-ci était quasiment nulle en 1970, elle fut multipliée par 100 de 1980 à 1995 ce qui projeta la Tunisie a la cinquième place des fournisseurs mondiaux de l'Europe, avec une part de son marché de 5% contre environ 10% respectivement pour la Chine, la Turquie et l'Inde et 6% pour Hong Kong.

Toutefois ces résultats positifs doivent être tempérés. En effet structurellement, la production de la branche textile/habillement s’était limitée à des segments délocalisés et non à l’ensemble des fonctions du cycle de production.                                         

En tout état de cause, le développement considérable de cette branche a précédé d'une vingtaine d'années la conclusion de l'accord créant, en 1995, la zone de libre échange (ZLE), qui a permis de faciliter l'exportation du textile sans imposition des droits de douane Européens et ce en application de l'accord signé en 1976. L'accord d'association de 1995 a donc sécurisé l'écoulement en franchise du textile/habillement dans la zone de libre échange créée, mais n'a pas prévu un engagement de la communauté Européenne d'apporter son appui à la diversification des industries tunisiennes en favorisant notamment celles à fort contenu de technologie élevée. Aussi la balance commerciale industrielle accuse aujourd'hui un énorme déficit devenu structurel.

C'est pour cette raison que, gouvernement, partis et organisations nationales représentatives du patronat et des travailleurs sont réservés en ce qui concerne l'impact attendu de la conclusion de l’ALECA sur la compétitivité des secteurs de l'agriculture et des services en l'absence d'un engagement clair de L'UE d'apporter à ceux-ci un appui massif.

Concernant le secteur agricole, qui fait l'objet des développements qui suivent, la Tunisienne exporte principalement de l'huile d'olive, des dattes et des agrumes. Pratiquement, toute la production des fruits et légumes est écoulée sur le marché intérieur. C'est dire que l'élargissement de ce secteur au marché Européen doit être précédé par un développement considérable de la production de cette branche pour dégager des excédents exportables. Or sur les 400 000 hectares irrigués consacrés actuellement aux cultures maraichères et fruitières, les petites exploitations sont dominantes et sont cause de gaspillage d'eau et de faibles rendements. Les écarts des niveaux de productivité entre la Tunisie et ses futures concurrents espagnols, italiens, grecs et portugais sont énormes et nécessitent donc une mise à niveau substantielle.

C'est dans ce but qu'en 1995, sur les deux fermes Azizia et Rahménia louées par l'Etat à l'Emir Talel, l'irrigation goutte à goutte a été pratiquée sous la supervision de son conseiller, expert auprès des institutions internationales lequel a exécuté en 1997 une étude intitulée : « Optimisation de l'eau d'irrigation des cultures maraichères et fruitières » sur la base des résultats obtenus de l'exploitation de ces deux fermes. Les rendements réalisés étaient comparables à ceux enregistrés par l’Espagne dans sa province d’Andalousie. En effet à titre d'exemple par rapport à la moyenne par hectare les rendements obtenus ont triplés pour la tomate et multipliés par 2,5 pour la pomme de terre, les melons, pastèques et piments et par 2 pour les agrumes, le pécher et le vignoble de table. Par ailleurs la consommation de l’eau d’irrigation à l'hectare chutait de 7500 à 5000 mètres cubes, ce qui permettrait d'augmenter d'un tiers les superficies consacrées aujourd'hui à l'irrigation gravitaire. C'était le premier exemple d'une exploitation moderne à grande échelle qui inspira, durant les 20 années suivantes, nombre d'exploitants performants qui ont enregistré des résultats encore meilleurs.

Ce qu'il conviendrait donc de prévoir dans l'ALECA, c'est un engagement de la communauté Européenne de fournir un appui massif à la modernisation de la totalité des exploitations traditionnelles. On peut estimer qu'après 15 ans les superficies des cultures irriguées maraichères et fruitières passeraient de 400 000 à 600 000 hectares. L’irrigation des 200 000 hectares supplémentaires ne sera pas assurée par un prélèvement sur les ressources potentielles renouvelables, estimées à 4 milliards de mètre cube presque totalement mobilisées et utilisées d’une part, mais le sera en mettant fin aux pertes occasionnées par la pratique de l’irrigation gravitaire d’autre part en généralisant l’utilisation des eaux usées.

L’irrigation d’une première tranche de 100000 hectares sera assurée grâce à l’économie d’eau à réaliser par la substitution des équipements goutte à goutte à la pratique traditionnelle gravitaire.

La deuxième tranche de 100 000 hectares par la généralisation de l’utilisation des eaux usées préalablement épurées. Le volume de celles-ci, de l’ordre de 500 millions de mètres cubes par an soit l’équivalent de la retenue du barrage de Sidi Salem, est appelé à croitre d’ici 2030, avec la consommation du résidentiel, de l’industrie et du tourisme.

Enfin il existe une troisième catégorie de pertes d’eau dues aux dégradations subies par les conduites à ciel ouvert d’acheminement de l’eau vers les exploitations agricoles. L’idéal serait de les remplacer par des conduites enterrées sous pression, mais en raison de leur cout élevé on privilégiera l’intensification des travaux d’entretien et de réfection des portions endommagées.

Si en 2030, le système d’irrigation gravitaire était totalement banni au profit du goutte à goutte, la production maraichère et fruitière sera triplée en 2030. La plus grande partie sera écoulée sur le marché européen mais elle ne représentera que 1% de la consommation de quelques 500 millions d’habitants, soit une goutte d’eau dans l’océan. La production restante sera écoulée d’une part sur le marché intérieur de la Tunisie, dont la population augmentera de 10% en passant de 11 200 000 d’habitants aujourd’hui à 12 350 000 en 2030 et d’autre part sur les marches libyen et algérien.

La modernisation de l’exploitation de quelques 450 000 hectares de cultures maraichères et fruitières nécessitera des investissements qui ne seront pas lourds et s’échelonneront sur les 15 prochaines années par la mise en place des équipements goutte à goutte sur 30 000 hectares en moyenne par an.

Les actions suivantes auront à être entreprises :

  1. La cartographie par imagerie satellitaire et aérienne de toutes les exploitations des cultures maraichères et fruitières ;
  2. L’Agence Foncière Agricole prendra en location les petites exploitations et les sous louera a des promoteurs modernes après les avoir préalablement agglomérées en lots de superficies assurant la rentabilité des équipements d’irrigation goutte à goutte ;
  3. La formation d’un grand nombre de travailleurs agricoles dans l’utilisation appropriée des nouveaux équipements ;
  4. Le lancement d’appels d’offre aux quels participeront fabricants tunisiens et étrangers d’équipements de goutte à goutte ;
  5. L’organisation du transport des fruits et légumes exportables par frets maritime, ferroviaire et aérien ;
  6. La mise en œuvre d’un programme de traitement de la totalité des eaux usées actuelles et futures en qualité permettant leur utilisation pour l’irrigation de l’arboriculture et des cultures maraichères.

On mettra à profit la période d’une année et demie, nécessaire à la mise en œuvre des actions indiquées plus haut, pour offrir à un certain nombre d’exploitants, utilisant la micro irrigation, les moyens du remplacement de leurs équipements vétustes.

La modernisation de l’agriculture irriguée devrait être assurée dans le cadre d’un partenariat entre promoteurs tunisiens et étrangers.

Instruite par l’impact peu satisfaisant de l’accord d’association de 1995, la Tunisie n’a aucun intérêt de signer l’ALECA, si l’Union Européenne ne s’engageait pas clairement à fournir un appui massif en investissements pour la mise à niveau des cultures irriguées. C’est à ce prix qu’elle contribuera à supprimer l’énorme écart de productivité qui sépare la Tunisie des pays de la rive nord de la méditerranée.

Elle acceptera volontiers les barrières non tarifaires (normes et standards) actuelles et futures prescrites par l’union Européenne des lors qu’elles n’affecteront pas ses exportations.

La Tunisie est un important partenaire de l’Union Européenne avec laquelle elle réalise les ¾ de ses exportations et un peu plus de la moitié de ses importations.

C’est le seul pays arabe qui s’est engagé dans la voie de l’instauration d’un régime démocratique qui peut faire tâche d’huile s’il réussissait la relance de son économie et qui dispose d’atouts réels : une cohésion sociale, des institutions solides et une population nombreuse éduquée.

Une étude d’impact conduite par le cabinet ECORYS a prédit que l’ALECA pourrait générer, en Tunisie, une croissance annuelle du PIB par tête d’habitant de 7%, ce qui ferait passer celui-ci de 11400 $ actuellement à 33000 $ en 2030, soit l’équivalent du PIB de la France en 2016. Cette prédilection est loin d’être une vue de l’esprit car durant la décennie 1970-1980 un taux de croissance du PIB de 7,3% en moyenne par an a été réalisé grâce à une bonne gouvernance et un appui soutenu des institutions financières internationales.

Mustapha Zaanouni

Ancien ministre et fonctionnaire international


 




 

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