Jeunes tunisiens : l’appel du large ou l’appel des cafés
Que se passe-t-il qui fait que les jeunes Tunisiens soient à ce point démobilisés, apathiques; dépressifs, pour ne pas dire désintéressés par ce qui se passe dans leurs pays ?
La sonnette d’alarme avait déjà sonné au lendemain des élections présidentielles et législatives devant le taux ridicule de participation des jeunes au vote. Ils avaient ce jour-là préféré se prélasser dans les cafés plutôt que vivre les files d’attentes devant les urnes.
Les partis, en grand nombre en Tunisie, peinent à convaincre les jeunes à participer à la vie politique, les organisations de jeunesses tels que les scouts tunisiens, les jeunesses scolaires, les associations d’étudiants recrutent un nombre dérisoire de jeunes. Le même phénomène est observé au niveau des associations civiles.
Une forme de désaffection envers leur pays semble envahir les jeunes Tunisiens, quel que soit leurs milieux d’origine et leur niveau d’étude. Une angoisse les habite à continuer à vivre sur le territoire national. Ce n’est pas non plus un manque d’amour ou une perte du sentiment national. Ils aiment leur pays et sont prêts à défendre son drapeau. Mais leur pays ne les fait plus rêver. Leur pays ne leur donne plus ce plaisir à vivre, à croire en des jours meilleurs et à investir. Il est certain que des années d’enseignement bâclé et de programmes mal ficelés y sont pour quelques chose. Il est certain que les années de dictature et de démagogie ont brisé ce fil magique qui unit un enfant à la terre qui l’a enfanté.
Partir. Ce n’est pas non plus seulement en direction des pays riches, certains malheureusement ont aussi choisi de partir, en Syrie, en Irak, en Libye pour se joindre aux groupes djihadistes.
L’appel du large semble fort et puissant. Il hypnotise le plus grand nombre et on ne sait comment l’expliquer ni comment l’endiguer.
Les sociologues de l’immigration comme Andrea REAetMaryse TRIPIER(i) ont en 2008 analysé ce phénomène, en insistant sur les motivations économiques mais aussi sociales (réussir, grimper dans l’échelle, retrouver une place dans le groupe). Ils expliquent pourquoi partir, au risque de sa vie est devenu un besoin impérieux pour des millions de jeunes Africains à la recherche d’un vie meilleure.
Une parmi d’autres explications, m’est venue à l’esprit hier en passant devant l’hôtel Africa où se tient le salon de l’enseignement canadien. Une foule dense de jeunes élèves qui emplissait les trottoirs venus s’informer sur comment aller étudier au Canada. Je pose la question à une jeune fille sur pourquoi elle veut aller au Canada alors que la Tunisie ne manque pas d’Universités. Elle me répond « Je veux y aller, car j’en ai marre de vivre ici, la saleté, la mauvaise éducation ; l’irrespect envers les filles, la qualité de la vie, je veux y aller car je suis sûre que j’aurai un diplôme qui pourra me procurer un emploi demain. Je pourrais travailler partout dans le monde. Quitter la Tunisie, c’est aussi quitter tout ce que je n’aime plus dans mon pays, c’est me libérer, ici j’étouffe ! » D’autres jeunes sont venus s’associer au débat, tous répètent à l’envie qu’ils étouffent et éprouvent un immense besoin de partir ».
Aller ailleurs, partir, rompre avec sa famille, son pays, représentent en fait un phénomène nouveau. Dans les années 60-70-80 des générations de jeunes Tunisiens sont partis en France ou ailleurs étudier, la plupart sont revenus vivre et travailler en Tunisie. Depuis les années 90, ceux qui partent ne reviennent plus ou si peu, pourquoi?
Il ne s’agit pas non plus d’un phénomène purement économique. Beaucoup parmi les jeunes qui caressent le rêve de partir ailleurs sont issus de familles aisées et ne souffrent pas financièrement.
En réalité, les jeunes Tunisiens, pour une bonne part souffrent d’une forme de dépression. Non pas celle que les psychiatres ont l’habitude de soigner mais une forme plus pernicieuse du mal qui paralyse la décision, immobilise le rêve, rempli l’âme non pas de tristesse mais d’apathie et en même temps fait que la seule jouissance n’est plus de se réaliser pour soi mais pour se montrer au groupe. Freud en d’autres termes dirait, que désormais le sujet se balance entre l’acceptation de la castration et l’angoisse qu’elle lui procure ou le refus de cette castration et la violence qu’elle engendre. Le seul espoir de s’en sortir est de partir. Loin. Ailleurs. Là où il ne rencontre pas les éléments qui organisent son désespoir actuel. Des écoles qui n’éduquent plus et où désormais on n’apprend plus grand-chose, des rues sales et hideuses où la violence du langage côtois l’incivisme des passants, des administrations inopérantes ou le simple fait de s’y rendre nécessite un courage infini, une absence flagrante d’espaces où le jeune peut prendre plaisir à y être et à se développer quand il ne s’agit pas dans les quartiers populaires du regard omniprésent des mafias de contrebandiers ou des groupes d’extrémistes qui tentent d’imposer leurs lois.
La sexualité est aussi un autre problème. Quand la moyenne d’âge du mariage avoisine les 30 ans, quand la pression sociale est telle que peu de jeunes ont une vraie possibilité de rapports sexuels. La seule sublimation possible reste la masturbation devant le flot d’images ininterrompues que charries les paraboles, la drogue ou encore le refuge dans une religiosité frileuse.
Néanmoins, le départ reste de loin la voie rêvée pour s’échapper à cette prison sans murs qu’est devenu le pays, en attendant, l’un des moyens pour baisser la tension reste le café.
il suffit de se promener dans les rues des villes Tunisiennes pour être frappés par ce phénomène : les cafés, partout, en nombre impressionnant, parfois baptisés salons de thé dans les lieux huppés, bondés des jeunes et de moins jeunes, qui y passent une bonne partie de la journée et de la nuit à fumer, à discuter, à draguer, à y vivre à la manière de certains anglais et leurs fameux Pubs.
Très peu lisent un livre ou un journal, certains sont absorbés par leur smartphone et tablette, d’autres jouent aux cartes mais la plus part papotent, discutent, refont le monde dans tous les sens et dans toutes les langues.
Selon les endroits et les tenues, on peut deviner le genre de personnage à qui on a affaire, du bourgeois ‘‘bon chic, bon genre’’ qui se montre avec des vêtements signés fraichement importés et qui probablement coutent une fortune au gauchiste engagé avec une barbe plus ou moins soignés et des cheveux façon au vent.
Dans les grandes villes, beaucoup, à les écouter, ont le niveau de la licence ou du master. Très peu pourtant maîtrisent une langue correctement ou savent faire quelque chose de leurs deux mains. Très peu ont une expérience professionnelle qui se résume bien souvent à quelques semaines dans un centre d’appel. Presque tous vivent aux crochets de leurs parents. Ils attendent que le gouvernement fasse quelque chose pour eux, que les choses bougent, mais ne font qu’attendre. Le temps est devenu une autre dimension de leur espace, ils le laissent couler, doucement, lentement, certains l’accélère un peu en fumant un joint en cachette acheté à la sauvette chez le dealer du coin qui les connait un à un. Chaque café a sa clientèle, son monde propre. Ici c’est les nantis, là ce sont les affairistes, ailleurs c’est des étudiants et des élèves. Les plus pauvres ont aussi leurs espaces. On ne se mélangent pas. La présence des femmes est palpable dans les salons de thé et les cafés chics. Mais dépassé les grands centres urbains, et dès qu’on arrive dans les banlieues modestes, la clientèle devient exclusivement masculine. La ségrégation de l’habitat qui caractérise le grand Tunis se retrouve aussi dans ces lieux où pourtant tout le monde peut entrer. Une minorité, en fin de journée, va migrer vers les bars qui servent de l’alcool, mais la grande majorité reste fidèle à la caféine.
Dans les cafés des milieux ruraux, les tranches d’âges se mélangent, les conditions sociales aussi. Mais là, point de femmes, uniquement des hommes, de tous âges et de toutes fortunes. On y vend, on achète on négocie pour certains, mais pour la plupart on discute, on fume, on laisse passer le temps en se lamentant sur la pluie, le travail ; l’avenir ; l’état.
Pour l’étranger visitant la Tunisie, il ne peut qu’être surpris par ce pays dont une bonne partie de la population est figée, immobile, cette partie, en grandes proportions formée par des jeunes, souvent supposés diplômés, cultivés qui ont été à l’origine de la révolution du 14 Janvier et qui sont devenus aujourd’hui spectateurs de leur propre avenir, une feuille d’automne dont se joue le vent et n’existe que pour exister.
Comment quitter cette position dépressive qui mène vers l’immobilisme, la fuite et parfois le suicide ? Comment faire pour que ces jeunes retrouvent de l’ambition, le désir de vivre et de construire dans leur pays ? Comment rompre avec ce cercle vicieux qui prive chaque année la Tunisie de la crème de ses enfants qui part servir et enrichir d’autres pays ? Comment en un mot changer le vécu social du Tunisien ?
Nous pouvons le dire avec certitude qu’après Bourguiba, aucun dirigeant, aucun homme politique, aucun parti, n’a pris en sérieux la question et n’a proposé des solutions. La Tunisie est malade et on ne peut qu’espérer que ceux qui se proposent de la soigner aujourd’hui, prennent d’abord la juste mesure du mal qui la ronge.
(i) Sociologie de l'immigration Poche, ed Poche, 2008
Sofiane Zribi
Psychiatre
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Article très déprimant je trouve. Beaucoup de choses vraies mais beaucoup d'abus. À vous lire toutes la jeunesse est sur le point de se suicider.