Loi sur la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent: Il n’y aura pas de miracles…
La dernière attaque d’un bus de la garde présidentielle au cœur de Tunis, mardi 24 novembre, marque un tournant dans la violence abjecte et inhumaine qu’utilisent les terroristes contre l’Etat et la société en Tunisie. Plus que jamais, nous nous retrouvons dans une confrontation asymétrique, où la discipline et l’engagement des uns l’emportent malheureusement sur la force et l’impertinence des autres. Pourtant, des moyens ont été mis à disposition de l’Etat et de nos forces de sécurité pour contenir la menace terroriste et en venir à bout à terme.
armi les moyens tant débattus et réclamés, un cadre législatif nouveau et approprié pour la prévention du terrorisme et la lutte contre le blanchiment d’argent. La loi organique n° 2015-26 du 7 août 2015, relative à la lutte contre les infractions terroristes et la répression du blanchiment d’argent, a été adoptée, par une sorte de passage en force, par l’Assemblée des représentants du peuple, alors que nous vivions dans un contexte de menace grandissante. Les images des victimes de l’attaque de Sousse étaient encore vives dans nos esprits, alors que celles du musée du Bardo ne risquent pas de s’effacer de notre mémoire de sitôt.
Les spécialistes de la réforme du secteur de la sécurité diront qu’une mesure législative prise ou adoptée sous pression n’aura d’effet que ceux dictés par la conjoncture particulière de son adoption. Les voix d’une classe politique désabusée avaient appelé à une accélération de la mise en œuvre de la nouvelle loi suite à la dernière attaque, croyant que le gouvernement a pris du retard dans le processus d’application. Qu’apporte de nouveau cette loi ? Va-t-elle changer la donne ?
Dans un environnement sécuritaire régional volatile et extrêmement fragile, où divers groupes jihadistes et/ou criminels constitués en réseaux agissent simultanément, cette nouvelle loi renforce surtout les capacités d’investigation et de renseignement des forces de sécurité engagées sur le terrain de la lutte contre les menaces d’attaques par ces groupes. Si le volet répressif de la loi (incriminations et peines prévues à cet effet) s’applique normalement aux infractions déjà commises, telles que définies dans la loi – et la liste est longue-, ce sont essentiellement les dispositions relatives aux techniques spéciales d’enquête qui constituent la base d’un lutte efficace contre non seulement la menace terroriste, mais également devant être utilisées dans le cadre de la lutte et la répression de toutes formes de menaces transnationales (trafic d’armes, de drogue, contrebande, traite d’êtres humains, armes de destruction massive, etc.).
La loi prévoit un ensemble de techniques d›enquête auxquelles les agences et des personnes investies d’un pouvoir d’investigation en relation avec des actes de terrorisme peuvent recourir, sous contrôle de l’autorité judiciaire.
Ces techniques figurent principalement au chapitre V de la loi et permettent, lorsque les nécessités de l’enquête l’exigent, d’intercepter les communications des suspects (article 54), l’infiltration (article 57), ainsi que la surveillance audiovisuelle par la mise en place d’un dispositif technique ayant pour objet la captation, la fixation, la transmission et l›enregistrement de leurs paroles et photos des suspects et les localiser (article 61). Elles ont pour but de «recueillir systématiquement des informations de telle sorte que la/les personne(s) visée(s) ne soi(en)t pas alertée(s). Ces techniques sont appliquées par les représentants de la loi dans le but de dépister des crimes et des suspects et d’enquêter sur ceux- ci».
Si importantes soient elles, ces techniques ne pourraient être efficaces que si elles étaient accompagnées de développements institutionnels appropriés.
En tenant compte de leur nature particulière, ces techniques doivent être entourées des garanties nécessaires au respect du secret et des droits fondamentaux. C’est toujours dans le cadre de la prévention et de la répression du crime de terrorisme que l’on peut envisager, en fonction des nécessités, le recours à ces méthodes particulières.
Toutefois, c’est sur un plan opérationnel que ces techniques posent des problèmes de fond. Leur mise en œuvre requiert, en effet, un ensemblede structures, de nouveaux procédés et des moyens humains et financiers extrêmement coûteux et sophistiqués qui dépassent de loin les capacités opérationnelles et financières actuelles d’un seul Etat. Chaque loi a un coût pour sa mise en place, ainsi qu’un calendrier devant prendre en considération la transformation et la mise à niveau des structures chargées de son application. Ceux-ci ne peuvent intervenir en quelques mois, car il s’agit là d’une véritable transformation institutionnelle qu’on demande à nos forces de sécurité et autorités judiciaires chargées de la lutte contre le terrorisme.
Dans la précipitation, l’émotion, sans doute, les pays non aguerris ont cette fâcheuse tendance à adopter de nouveaux textes de loi sans réfléchir aux budgets. Ce n’est qu’après coup qu’ils découvrent que leurs cadres législatifs sont des fardeaux à leurs actions. Il faudrait repenser la méthodologie, calculer avant d’agir : c’est un conseil qui est aussi valable d’ailleurs pour la posture stratégique que la Tunisie devra adopter dans sa guerre contre le terrorisme.
Sur le plan institutionnel, la loi renforce les pouvoirs d’instruction des autorités judiciaires. Elle crée, en outre, de nouvelles structures, notamment la commission nationale de lutte contre le terrorisme. Structure de suivi, d’étude, de proposition, ou que sais-je (reste à définir sa nature et son véritable rôle), elle n’en reste pas moins confinée dans un schéma institutionnel vertical, construit en silos, de tout l’appareil sécuritaire en Tunisie, ayant atteint largement ses limites.
Or, il était prioritaire, au regard de la nature et la typologie des menaces sécuritaires actuelles, de renforcer les procédés et moyens d’échange et de traitement des informations et d’améliorer la coordination entre les différentes agences sécuritaires. La loi de 2015 aurait due être impérativement adossée à une réforme des services de renseignements, et non à la création de nouvelles structures qui enliseraient davantage le fonctionnement des services sécuritaires sans une véritable efficacité. Appeler à l’accélération de la mise en œuvre de la loi de 2015, c’est de l’ordre de l’impossible, car institutionnellement, techniquement et humainement, nous nous étions pas entièrement préparés à ces nouvelles exigences. Il faudra donc faire preuve de patience et de pédagogie, d’adresse surtout pour ne pas encombrer le paysage institutionnel sécuritaire de nouvelles structures qu’il aurait du mal à assimiler: ce serait créer de nouveaux dysfonctionnements. Il importe, compte tenu des bouleversements actuels, de se rappeler quand même que l’organe ne fait pas la fonction.
Mais au-delà de ces quelques aspects relatifs à l’application de la loi organique n° 2015-26 du 7 août 2015, relative à la lutte contre les infractions terroristes et la répression du blanchiment d’argent, c’est la politique de l’Etat en matière de lutte contre le terrorisme qui devrait être plus claire et rigoureuse. Les lois à elles seules ne provoquent pas les changements escomptés. Il existe de véritables déficits structurels qu’ il faudra pallier d’urgence. Les problèmes de rigueur, de discipline, de méthodes de travail sont réels. Il n’y a point de honte à se dire que l’on doit réapprendre à faire son métier sur des bases plus rigoureuses.
Il est par ailleurs primordial de mettre en place une nouvelle politique de réhabilitation des mosquées. Cela passerait même par la réorganisation architecturale des nos lieux de culte, car tels qu’ils sont conçus et aménagés, ils restent des lieux vulnérables. Chimère, pas du tout ! La politique de l’Etat devra prendre la mesure de la nature des enjeux que constituent les mosquées, surtout que les élections locales vont bientôt avoir lieu. L’enjeu des extrémistes est de faire passer la sphère religieuse dans le domaine des collectivités locales pour en avoir la maîtrise totale; à l’Etat de s’en garder.
Dernier élément que nous livrent les derniers attentats et dont il faudrait prendre sérieuse connaissance : la radicalisation s’enracine dans nos sociétés. Elle touche les jeunes particulièrement. Notre appareil sécuritaire ne vit pas en marge de la société ; au contraire il en fait partie. La sélection, le recrutement, la formation et le contrôle de nos jeunes recrues doivent être d’abord revus d’urgence, ensuite faits sur la base de procédés de vérifications et de normes d’apprentissage et de contrôles périodiques extrêmement rigoureux. Il faut bien protéger nos forces de sécurité, sinon la menace ne sera jamais endiguée.
Haykel Ben Mahfoudh
Professeur universitaire,
spécialiste en réforme du secteur de la sécurité