L'armée: le nœud gordien d'une réforme en mal de repreneurs (première partie)
La présente contribution aurait pu s'intituler "fondements d'une armée émergente". Un tel intitulé présente l'intérêt d'être optimiste pour une institution en décrépitude. Son inconvénient est qu'il occulte, en ne l'évoquant pas de manière explicite, l'incrédulité des décideurs civils et militaires de vouloir déclencher un processus de réforme devant enfanter une armée émergente. Ce processus s'est essoufflé au gré des événements et la succession effrénée des équipes dirigeantes plus ou moins promptes à provoquer les changements souhaités.
Évidemment, ce serait enfoncer des portes ouvertes que de dire que l'armée traverse l'une des périodes les plus critiques de son histoire: terrorisme, extrémisme, intolérance, guerre asymétrique, régression généralisée, menaces multidimensionnelles...ect
En dépit de tous ces maux, l'armée refuse manifestement, à sa manière, le changement; celui de se régénérer, de se métamorphoser, de se projeter dans le futur, de s'inscrire dans une logique que lui impose l'actualité, la modernité. On préfère renvoyer sine die à plus tard. Le "stand -by ", le "wait - and -see ", le différé, l'immobilité tranquillisante, le statu quo subtil, l'énigmatique et le reste de ces formules innovantes qui laissent les choses en l'état.
À force d'hésiter à prendre le bon chemin, de jouer franc-jeu, de vraiment composer avec tous les acteurs de la société et de tenir compte de tous les changements intervenus au sein des sphères géopolitique et géostratégique, les personnes désignées au gouvernail font du surplace à coups d'inutiles mesurettes sans avoir à vraiment opérer le moindre changement notable (si on exclut la toute récente décision de supprimer le système d'affectation individuelle).
Sur le sujet qui nous intéresse, soulevant une kyrielle de questions, une multitude d'articles ont été publiés dans la presse, bon nombre d'experts militaires ont débattu du sujet. En gros, tout le monde s'accorde à dire qu' il est temps que l'armée s'adapte aux nouveaux défis sécuritaires qui impliquent une transformation dans le fond et dans la forme.
Il n 'est pas question de se perdre dans des intentions, fussent - elles des plus nobles, de lancer des chantiers de réorganisation de l'institution. L'urgence de la situation nous dicte de réagir avec force et fermeté et agir vite pour un (sur) saut qualitatif qui donnerait à l'armée plus de crédibilité. Les décideurs en place doivent être animés de l'esprit de responsabilité qui consiste à promouvoir l'institution avec abnégation et désintéressement sans trop se soucier de la gestion de leur propre carrière comme c'était tristement le cas durant les décennies précédentes.
Dans cette perspective et afin d'être mieux à même de contrer les menaces de différentes natures, et se référant à la stratégie fixée, l'armée devrait opérer une réforme autour des trois axes ci- après:
- Le potentiel humain (la conscription vs la professionnalisation)
- La formation et l'entrainement
- La défense Opérationnelle du territoire
- La disponibilité Opérationnelle et la lutte antiterroriste
Le besoin d'une grande stratégie
L'histoire initiale de la stratégie concerne exclusivement le domaine militaire. Mais le concept a beaucoup évolué. Lorsque un pays emploie une stratégie dans la poursuite de ses intérêts, il est utilisé des termes tels que la stratégie nationale, la stratégie de sécurité nationale ou la grande stratégie. Les trois termes sont quasiment synonymes.
La grande stratégie est imaginée comme un plan, une vision, un processus, un paradigme, un modèle ou une harmonisation des fins et des moyens. Elle recouvre des réalités politiques, sociales, économiques et militaires. Elle englobe les décisions d'un État donné à propos de sa sécurité globale: les menaces qu'il perçoit, la manière dont il fait face à elles et les mesures qu'il prend pour harmoniser les fins et les moyens.
Devant être adaptée à de nombreux niveaux, elle doit être viable, compréhensible, réaliste et en mesure de fournir une protection raisonnable par rapport aux buts et objectifs fixés.
Il est clair que notre pays à grand travail à faire en la matière. Souvent des objectifs larges et ambitieux sont annoncés mais poursuivis par des moyens limités et de façon disproportionnée, créant ainsi une invitation pure et simple à l'échec.
L'intérêt de la grande stratégie est qu'elle lie toutes les stratégies sectorielles. C'est pourquoi elle dépend largement de la vision d'un LEADER qui agit comme la colle qui lie les divers éléments du système national. Ceci est particulièrement utile dans les moments de grands bouleversements et de crise majeure.
En temps de crise, la population se tourne toujours vers le leader en tant que solveur de problèmes et sauveur de la nation.
La Tunisie manque cruellement d'une telle vision unificatrice qui agit comme un catalyseur ou une balise autour de laquelle évoluent les composantes de la nation.
Le potentiel humain
La question de fournir à l'armée un potentiel humain fiable et raisonnable est toujours sujette à débat et interrogations sur un terrain polémique.
D'abord, la conscription est faiblement enracinée dans l'histoire et la culture sociale et politique de la Tunisie. Le lien entre la citoyenneté et le service sous les armes est si fragile pour constituer un genre de métaphore de mobilisation des énergies au service du pays.
Ensuite, l'impact d'une technologie désormais omniprésente dans l'armée et qu'il est peu rationnel de confier à des appelés dont le temps de service sous les armes est trop court pour qu'il soit rentable de les former à son maniement.
Sur un autre plan, on remarque que la ressource démographique en âge de porter les armes excède les besoins réels de l'armée. Le problème est alors de compter avec l'émergence de frustrations relatives : "pourquoi moi et pas l'autre? ", la fameuse question des années 60 aux USA: " whoshall serve when not all serve? ". En somme, c'est un problème d'inégalité face à ce qui apparente souvent à une corvée.
Il en résulte à terme, comme dans plusieurs pays, des armées de taille restreinte, fortement rationalisées et sur le pied de guerre permanent où les hommes ne sont plus interchangeables.
Une telle tendance, il est vrai, ne débouche pas nécessairement sur des armées intégralement professionnelle.
Notre armée a, en fait, le choix entre deux solutions pour combler le déficit devenu chronique dans les effectifs des unités combattantes: La première consiste à écourter la durée du service des appelés. La deuxième, à renoncer au caractère universel du service obligatoire. Elles s'avèrent l'une comme l'autre très imparfaites.
La réduction de la durée légale du service sous les drapeaux, solution la plus fréquente, présente l'avantage d'augmenter la proportion de ceux qui sont incorporés. Elle répond donc au problème du déficit posé à l'armée. Cependant, elle recèle un redoutable effet pervers. Ce système érode l'utilité fonctionnelle d'appelés qui ne restent sous les armes que quelques mois à l'issue de leur formation élémentaire. Dans le contexte où la technologie et la complexité des missions appellent une main d'œuvre plus spécialisée, donc plus qualifiée, il devient difficile de confier à des mains inexpertes des matériels onéreux ou des fonctions sensibles.
Privilégiée en Europe du Nord, la seconde solution, le renoncement à l'universalité du service, qui veut dire opter pour une conscription sélective d' "appelés volontaires" moyennant une compensation matérielle même symbolique. Un tel système court le risque de se révéler instable, nécessairement complexe et peu lisible par l'opinion comme par les appelés. Aussi le coût de ces appelés finit par se rapprocher de celui des engagés du rang .
Ces deux voies étant fermées, il reste d'envisager l'amorce d'un processus graduel de professionnalisation de l'armée .
Si La France, censée avoir "inventé" la conscription, pouvait abandonner un système d'armée mixte vieux de près d'un siècle, on pouvait envisager d'en faire autant. (Suite dans la deuxième partie)
Post-scriptum
Le NŒUD GORDIEN désignait dans l'Antiquité un nœud inextricable qui attachait le joug au timon du char de Gordias, roi de Phrygie. La légende voulait que celui qui parvenait à le dénouer dominerait le monde. Alexandre le trancha d'un coup d'épé. L'expression "trancher le nœud gordien" renvoie à la résolution d'une difficulté apparemment insurmontable de manière radicale, par la force. Évidemment, cette méthode n'est pas souhaitable pour notre sujet.Il faut privilégier la méthode douce, celle qui requiert une infinie patience, mais avec rigueur et détermination.
Mohamed Kasdallah
Colonel (r)
Membre de l' Association des Anciens officiers de l'Armée Nationale