Mansour Moalla : Le tourisme, un secteur mal géré
Le tourisme est un problème d’une grande et triste actualité. Le mal dont souffre le secteur est né dès les premiers temps de la création des premiers hôtels. Ce mal, c’est la mauvaise gestion du secteur.
Je m’en suis aperçu dès l’origine. J’avais en effet, en tant que membre du gouvernement, de juillet 1967 à octobre 1968, la gestion du secteur touristique en même temps que l’industrie et le commerce. C’était la période quelque peu euphorique et folklorique de la création des premiers hôtels qui étaient à cette date au nombre de 28, je m’en souviens très bien. J’ai tenu à visiter tous ces établissements pour me faire une opinion sur la politique à adopter pour le développement du secteur de manière durable et efficace.
Je me suis persuadé d’abord que ce développement était nécessaire pour l’expansion économique du pays, ce dernier n’ayant pas beaucoup de secteurs procurant des ressources importantes en devises pour le pays. La Tunisie a toujours souffert d’un déficit commercial important avec l’extérieur. Les exportations de biens étaient insuffisantes pour couvrir les importations et le sont encore aujourd’hui avec la même importance. Les échanges de services avec l’extérieur ne dégageaient pas un excédent suffisant pour couvrir le déficit des échanges de marchandises.
Les revenus provenant des transferts de nos travailleurs résidant à l’étranger ainsi que les recettes provenant du tourisme étaient faibles de sorte que pour couvrir le déficit commercial et le remboursement du principal de la dette extérieure, nous devions emprunter et c’est ainsi que s’est constituée une dette devenue de plus en plus importante menaçant la solvabilité du pays. Ce qui est le cas encore aujourd’hui avec les évènements qui ont provoqué une crise économique qui dure et s’aggrave depuis 2011.
L’on comprend ainsi pourquoi, en visitant en 1967-68 les 28 hôtels, je me suis rendu compte que le développement du tourisme est en même temps une nécessité et la seule possibilité pour doter la Tunisie d’un grand secteur économique dont l’avantage était de nous procurer des ressources en devises de nature à nous éviter un grave déficit extérieur constituant un obstacle majeur à l’expansion économique du pays.
Tout en me rendant compte de cette nécessité et de son importance majeure, je m’étais rendu compte, à l’occasion de mes visites, qu’il y avait une absence totale de stratégie à long terme pouvant permettre au tourisme de devenir le principal pourvoyeur de devises du pays pour lui permettre d’échapper à un déficit extérieur qui risquait de s’aggraver dangereusement.
L’absence de vision globale et de politique à long terme a conduit à la création d’unités hôtelières individuelles par des hommes d’affaires sans expérience dans ce domaine poursuivant un objectif de gain rapide et agissant individuellement en l’absence d’une coordination effective initiée ou imposée par l’administration du secteur. Cette abstention et cette absence «politique» s’expliquaient à l’époque par l’intervention excessive dans les secteurs agricole et commercial pour la création et la généralisation des coopératives.
On voulait dissiper cette crainte de «socialisation» en évitant ou en ajournant au moins une intervention aussi «tapageuse» dans les secteurs de l’industrie et du tourisme qui, du reste, ne pouvaient guère se prêter à une «coopérativisation» généralisée.
Ce qui fait que le secteur touristique a fait ainsi un mauvais démarrage: improvisé, artisanal, fragile malgré sa prospérité apparente. La faiblesse mortelle avec laquelle s’est fait le démarrage était l’inefficacité commerciale qui était évidente.
En effet, chaque hôtelier qui disposait de quelques dizaines de lits à l’époque croyait pouvoir «vendre» son produit tout seul et obtenir des prix suffisamment rentables. C’était encore possible étant donné l’offre réduite et l’attrait d’un nouveau marché pour les tour-opérateurs installés en Europe et qui étaient les principaux «acheteurs».
Il était évident que cette offre «dispersée» ne pouvait guère tenir devant des acheteurs puissamment organisés. Les «vendeurs» tunisiens allaient donc très vite être obligés de vendre à des prix bas imposés par leurs partenaires, étant eux-mêmes non organisés et ne disposant guère d’une force de «résistance» et de négociation leur permettant d’obtenir des prix convenables. Contraints ainsi de vendre à des prix bas, ils ne pouvaient plus offrir un service de qualité, d’où une dégradation continue des prix de vente et une crise financière de l’ensemble du secteur qui n’aura plus la capacité de résister.
J’étais donc convaincu dès 1967-68 que le secteur, s’il ne s’organisait pas, ne pouvait que décliner. D’où la nécessité de l’inviter, ou si nécessaire, de l’inciter et de le pousser à s’organiser pour résister à la puissance des partenaires acheteurs et pouvoir ainsi négocier des prix convenables, maintenir et améliorer la qualité du service et la continuité d’une activité rentable et durable. Ce qui malheureusement n’a pas été le cas. J’avais suggéré d’agir dans ce sens en encourageant la création d’une force de vente plus consistante par une action coordonnée des opérateurs du secteur et réserver en conséquence les avantages accordés au secteur (de nature fiscale et financière) à ceux qui acceptent d’instaurer ainsi une force de vente de nature à obtenir de meilleurs prix, à maintenir la qualité de service et la prospérité de leurs installations. Complexés par l’accueil fait aux coopératives, les responsables gouvernementaux n’ont pas osé intervenir de manière décisive.
Devant cet échec, l’anarchie et la non-organisation allaient continuer et aggraver les dangers de nature à menacer le secteur et c’est ainsi que devant l’instabilité, la violence et le terrorisme, il s’est trouvé sans défense et a été agressé.
On a vu ainsi une négligence individuelle coupable qui a «vidé» ainsi nos hôtels pour une période qui risque de durer et ceci du fait de l’inorganisation et de l’improvisation.
Le secteur se perd ainsi dans l’arriération. Ce point de vue est confirmé par l’exemple de la Turquie. Les Turcs sont venus examiner notre expérience à ses débuts et ont bien compris la faiblesse de son organisation, notamment dans le domaine commercial.
Ils ont agi en conséquence et ont veillé à installer en Europe, et particulièrement en Allemagne, leurs propres services commerciaux pour bien connaître le marché et comprendre les meilleurs moyens de l’aborder, notamment avec les tour-opérateurs. Nos hôteliers ont aggravé leur cas en donnant la priorité au marbre et au luxe des locaux édifiés à force de crédits et de dettes.
Nombre d’hôteliers chez nous ont vendu ou loué leurs installations. L’expérience acquise dans le domaine s’effrite d’une manière régulière. L’incapacité s’installe. Comment, après l’attaque du Bardo, surtout, ne pas adopter la moindre vigilance et ne pas pouvoir repérer le terroriste qui s’installe comme «touriste» et se transforme en tueur, plongeant l’ensemble du secteur du tourisme dans la crise la plus redoutable depuis l’origine. Où sont les responsables ? Les dirigeants? De l’insouciance ? De l’indifférence ? De l’incapacité ? Trop, c’est trop.
Cette crise aura probablement un avantage. En tout cas, il faut l’espérer. Elle devra changer notre gestion du secteur touristique, la rendre plus organisée, plus scientifique, plus compétente : il y va de l’intérêt des promoteurs mais surtout de l’intérêt du pays qui n’a pas beaucoup de secteurs dont l’objectif principal est de lui procurer des ressources en devises et lui permet en même temps de créer des emplois et de réduire le chômage.
Le secteur du tourisme contribue en effet doublement à la solution des deux problèmes structurels de la Tunisie : la réduction du déficit de la balance des paiements et l’amélioration de notre capacité de création d’emplois et donc de résorption du chômage. Ne le traitons pas en amateurs…
M.M.