Bourguiba : que sont devenus ses biens et ses effets personnels ?
Ce 3 aout 2015, Bourguiba aurait 112 ans. 15 ans après sa mort, il est plus que jamais vivant dans la conscience collective des Tunisiens par son oeuvre, mais par ses biens et ses effets personnels perçus de plus en plus comme des reliques quasi-sacrées. Il faut dire que toute sa vie durant, Bourguiba n’a été propriétaire, en foncier, que de la maison familiale de Houmet Trabelsia, à Monastir, qu’il a rachetée de ses propres deniers, chèques personnels à l’appui. Mais, il a laissé aussi des effets personnels très variés, allant des originaux de ses diplômes aux costumes, montres et lunettes, albums photo et bibelots, ainsi que des œuvres d’art dûment payées à partir de son compte bancaire et des cadeaux personnels. En fait, de son vivant, il a légué à l’Etat tous les cadeaux officiels qu’il avait reçus et la quasi-totalité des cadeaux personnels. Où est passé tout cela?
Spolié de ses droits les plus élémentaires après le coup d’Etat médical du 7 novembre 1987, emprisonné pendant 13 ans à Monastir, purgeant jusqu’au dernier soupir, le 6 avril 2000, la peine la plus longue jamais endurée de suite sous l’occupation française, Bourguiba n’a pu protéger des pillards tout ce qu’il a laissé comme biens et effets personnels. A telle enseigne que quelques jours après la révolution du 14 janvier 2011, son avocat, Me Allala Rejichi, a intenté le 31 janvier 2011 une action en justice contre Ben Ali, mais aussi nombre de ses complices, pour complot contre la sûreté de l’Etat, séquestration sans mandat judiciaire, vol de biens personnels et de cadeaux officiels et recel. Sans lâcher prise, il persistera à relancer ses requêtes et enrichir ses plaintes de nouvelles preuves.
Les héritiers de Bourguiba, son fils Habib Bourguiba Jr et ses enfants, exerceront en appui leurs droits et s’emploieront en vain à récupérer les biens et effets personnels. Sa petite-fille, Mériem, écrira au président provisoire, Moncef Marzouki, mais ne recevra pas de réponse. Elle saisira également la municipalité de Monastir pour demander une autorisation de lotissement pour la maison familiale de Houmet Trabelsia, afin d’y héberger le siège de la Fondation Habib-Bourguiba nouvellement créée et louer le hangar en vue de générer les fonds nécessaires pour les travaux? Elle attend à ce jour la réponse.
L’enquête menée par Leaders a permis d’identifier une série de biens et effets qu’on peut classer comme suit:
Dûment inventoriés, ils ont été remis à l’Institut national du patrimoine (INP) qu’il a consignés dans un registre spécial. Les pièces de grande valeur, comme le grand collier en diamant et or offert par Sa Majesté le Roi Hassan II ont été confiées à la Trésorerie générale qui les conserve précieusement dans ses coffres blindés. D’autres pièces ont été allouées aux divers musées, comme celui de Monastir, puis récupérées, ou de Maakal Ezzaim qui ouvrira bientôt ses portes à la Médina de Tunis, ou encore de Ksar Saïd, ouvert uniquement le jour de son inauguration, puis gardé fermé à ce jour, servant en partie de réserve pour les œuvres de l’INP.
Ce qui a été trouvé à Carthage le 7 novembre 1987
L’inventaire n’a pas été précis dès les premiers jours. Dans leur précipitation de nouveaux occupants, les usurpateurs ne se sont pas tous privés de se servir. Seule la justice, saisie par les Bourguiba, en déterminera les dégâts et identifiera les auteurs. Ce n’est que plus tard qu’un registre a été consigné et que les effets, pièces et documents personnels ont été rassemblés dans une réserve au palais de Carthage. Leaders a obtenu l’autorisation de visiter cette réserve (voir encadré).
Ce qui a été laissé à la maison du gouverneur de Monastir où était séquestré Bourguiba
Que peut garder auprès de lui un prisonnier de son âge ? Nous en devons l’inventaire au gouverneur de Monastir, qui a dressé dès le 26 avril 2000 une liste non exhaustive mentionnant 80 articles, qu’il propose de garder à la disposition de Ben Ali et de remettre le reste à Bourguiba Jr. Transmise par Abdelaziz Ben Dhia, ministre d’Etat, le jour même, elle lui sera retournée le lendemain par Ben Ali avec comme instruction de voir la question avec le gouverneur et Bourguiba Jr. C’est Marzouki qui le révèlera dans Le Livre sur les dernières années de Bourguiba, publié le 2 avril 2013.
La liste est édifiante, émouvante. En tout et pour tout, Bourguiba, le Combattant suprême et fondateur de la République, n’a laissé, après pas moins de 97 ans d’existence, que la modique somme de 1053D960 sur un compte bancaire, quelques médailles, stylos, photos, costumes, manteaux, cravates, jebbas, mouchoirs, draps, chaussures, transistors, cannes... Ce que laisse un homme très simple, très détaché du matériel, un prisonnier.
Ils iront meubler, avec d’autres reliques, le musée que Marzouki a voulu lui dédier à Skanes, pour se dédouaner à l’égard de sa mémoire.
Ce qui a été laissé au palais de Skanès
Très peu de choses, affirment les connaisseurs. Dès le coup d’Etat médical du 7 novembre 1987, la résidence d’été était placée sous la mainmise de la Présidence et tout a commencé à être pillé. Même le marbre. Le ministère de la Culture a saisi la justice pour en obtenir la tutelle en tant que patrimoine historique et lorsque le tribunal lui donnera gain de cause, rien d’important n’y a été trouvé, encore moins des ménagères en argent et des meubles de valeur.
Ce qu’a fait Béji Caïd Essebsi, en accédant à Carthage
Bourguibiste irréductible, Béji Caïd Essebsi, à peine entré à Carthage en tant que premier président de la République élu après la révolution, portera, dès le premier jour, une attention particulière à l’héritage qui y a laissé Bourguiba. Au ministre-directeur du cabinet présidentiel, Ridha Belhaj, il donnera une instruction très claire : confier toutes les archives de la Présidence, depuis l’indépendance jusqu’au 31 décembre 2014, aux Archives nationales et tous les biens et effets de Bourguiba à l’INP. Ces deux institutions publiques auront la charge d’assurer leur traitement et leur conservation, sous leur responsabilité.
«L’exécution a été immédiate, confie à Leaders Ridha Belhaj. D’abord, nous avons vérifié l’état des lieux pour examiner les conditions de conservation et la tenue des inventaires, des archives et des biens et effets du président Bourguiba. Aussi, une convention spécifique a été signée avec chacune de ces deux institutions et nous avons demandé à ce que des muséologues et experts évaluent la valeur des œuvres. D’ailleurs, dans la foulée, nous avons engagé des études pour évaluer l’état du palais de Carthage et les travaux de restauration nécessaires».
Caïd Essebsi tenait aussi à remettre le palais de Carthage, dans ses meubles et locaux, comme du temps de Bourguiba. Affligé d’apprendre que la chambre à coucher du Combattant suprême a été vidée de ses meubles historiques, sur instruction de Marzouki, et transformée en salon d’accueil, rapidement abandonné, il ordonnera sa remise en l’état. Leaders sera autorisé à la visiter (Lire encadré). Plus qu’un geste personnel, il voulait en souligner la symbolique et montrer qu’on ne doit pas hypothéquer la mémoire nationale.
Ce qu’a fait l’INP au lendemain de la révolution
Le mérite de l’Institut national du patrimoine est de compter parmi ses équipes non seulement des historiens et muséographes de talent, mais aussi des patriotes. Hommes et femmes se sont mobilisés, dès le 11 janvier 2011, pour préserver jalousement le patrimoine national, notamment celui de Bourguiba. Ce n’était guère facile face aux troubles et aux pillards. Mais pour Bourguiba, tout ce qui a été confié à l’INP est bien conservé. Le reste, Dieu seul sait ce qu’il est devenu. On le doit aujourd’hui à Saloua Zengar, Taher Ben Ghalia, Nébil Kallala, Hajer Krimi Bergaoui et d’autres spécialistes patriotes de l’INP, que nous ne saurons tous citer. Le travail ne fait que commencer. Tout est inventorié, traité, bien conservé. Nous y reviendrons plus longuement, avec détails et précisions, dans un prochain numéro de Leaders.
Lire aussi
Comment la chambre à coucher de Bourguiba a été sauvée