Le carnage de Tunis: l'horreur de l'impuissance
Dans ces lignes, je ne vais crier ni mon indignation ni ma colère. Cela a été largement exprimé haut et fort par tous et à maintes reprises. Nul ne peut douter de la réalité du choc ressenti par une large frange de l'opinion publique, des journalistes et des hommes politiques. Cependant, ces deux sentiments aussi nobles soient-ils n'ont rien changé à la progression meurtrière du terrorisme international.
Ce qui afflige le plus dans la multiplication des métastases du terrorisme à l'échelle planétaire, c'est l'impuissance réelle ou feinte des décideurs de tous bords et l'indigence des analystes de tout horizon. Les premiers n'y voient qu'un phénomène qu'il faut traiter d'une manière sécuritaire ou armée. Les seconds qu'une déviation religieuse ou un fanatisme islamique. Certes, dans ces deux approches, il y a du nécessaire et du vrai.
La confrontation sécuritaire et armée du terrorisme peut, sous certaines conditions, s'avérer nécessaire. Mais ,utilisée de manière exclusive, elle risque d'être inefficace. L'approche monomaniaque de Georges W Bush de la "guerre contre le terrorisme" n'a pas été probante; au contraire, elle a attisé les haines, détruit des pays et causé une extension des territoires où sévit le terrorisme. Toute proportion gardée, la méthode adoptée par l'Europe n'a pas été plus heureuse. Les terroristes et les fanatiques ont trouvé dans la montée de la xénophobie des arguments efficaces pour exacerber leur endoctrinement meurtrier des jeunes européens en grands nombres et la contamination des actions terroristes au cœur même de l'Europe. L'amalgame, pas toujours innocent, entre Islam et terrorisme s'avère également un redoutable fertilisant du dogmatisme et du terrorisme.
Les régimes arabes, de la dictature aveugle à la démagogie sourde, ont fait le lit du terrorisme. Le leurre du "printemps arabe" a très rapidement dégénéré en débandades politiques et créé des brèches béantes où le fanatisme et le terrorisme se sont engouffrés causant guerres civiles et répartitions de facto de certains pays (Syrie, Iraq, Yémen, Libye). Je ne suis pas un adepte de la théorie du complot, mais personne n'ignore que des dirigeants occidentaux, à des degrés différents, ont directement ou indirectement contribué à l'avènement puis à la déconfiture des pays du soi-disant "Printemps Arabe". Ainsi, le leurre du "printemps arabe", tout comme son prédécesseur la théorie du "Grand Moyen-Orient", a lamentablement échoué car ni leurs initiateurs ni leurs supporters n'ont eu la ou la volonté ou la perspicacité de prévoir et empêcher la dérive terroriste.
Je ne suis pas non plus un adepte de la théorie de la "guerre de civilisations", légèrement utilisée par Nicolas Sarkozy. Mais force est de reconnaitre qu'on entre pleinement dans un "conflit des valeurs", pour garder un minimum de décence de langage. En effet, les terroristes ont attaqué les symboles du modèle économique occidental (Twin-Towers), la liberté d'expression aussi extrême qu'elle soit (Charlie Hebdo), la sensibilité humaine ( décapitation des otages) etc.
Sans prétendre la moindre équivalence ou justification, beaucoup d'arabes et de musulmans ressentent encore, et vivement, l'injustice infligée à la cause palestinienne ( panne des négociations, bombardement de Gaza etc.). Si pour la majorité des arabes et des musulmans, ceci est ressenti comme une frustration et une injustice, les fanatiques terroristes utilisent et exacerbent ces frustrations et ces injustices pour en faire, à tort, un argument d'endoctrinement et de recrutement de terroristes. Pour cela ils utilisent abusivement l'islam, religion reconnue pendant des siècles -et jusqu'il y a une trentaine d'années- pour sa tolérance et sa bonne cohabitation avec les autres religions. Ces mêmes terroristes défigurent les versets du Coran pour en extraire des argumentaires obscurantistes auxquels ne peut croire que les esprits chagrins et les fauteurs de troubles à l'échelle internationale poussant, consciemment ou non, à cette guerre de civilisations qui s'approche de nous dangereusement.
Ce qui s'est passé à Tunis n'est pas du tout étranger à ce contexte général. Cet acte des terroristes a visé deux symboles fondamentaux: Le Parlement et le Musée. Pour réaliser ces desseins horrifiants ils ont visé des cibles innocentes. Les touristes tués ou blessés étaient des personnes non armées sauf d'appareils photos et des caméras, pour voir et revoir la culture tunisienne plusieurs fois millénaire! Cet acte abominable a voulu frapper la Tunisie dans sa sécurité, son économie et sa culture. Bref, dans sa capacité d'avoir un Etat capable d'exister et de gouverner le pays. La Tunisie, dernière bougie de l'espoir suscité par "le printemps arabe", voit sa lueur devenir chancelante sous les déflagrations des attentats terroristes
Heureusement la bravoure des tunisiens et l'élan de solidarité internationale seront de nature à aider la Tunisie à éviter deux écueils terribles: sombrer dans le chaos ou retomber dans la dictature. En effet, la leçon de ce qui se passe en Tunisie de puis la révolution réside dans son paradoxe: tout en continuant obstinément sa transition démocratique, ce pays est en même temps le premier pourvoyeur de jeunes embrigadés par le terrorisme en Syrie et en Iraq. Il ne faut pas s'en étonner car les décades de dictature en Tunisie ont marginalisé des régions entières, appauvrit les jeunes et les a poussé à un désespoir tel qu'ils se sont jetés dans les bras d'organisations terroristes qui les payent des sommes énormes -de provenance douteuse- et leur vendent des pseudo idéaux rétrogrades et meurtriers. L'équation est simple: Plus il ya de pauvreté et d'ignorance, plus il de fanatisme et de terrorisme.
Enfin, un aspect fondamental du terrorisme est souvent négligé: Son caractère transnational et métastasique ( Algérie, Tunisie, Lybie, Mali, Nigéria, Egypte, Irak, Syrie, Yémen, Afghanistan, Pakistan, USA, France, Danemark, Espagne etc.) La liste est longue, et le temps est long. L'émergence du terrorisme date de presque un demi siècle. Ses organisations multiples et tentaculaires ne font que se multiplier, et les pays frappés par le terrorisme que devenir de plus en plus nombreux. Aussi invraisemblable que cela puisse paraitre, ces Etats semblent traiter ce phénomène d'une manière isolée, parcellaire et impuissance. L'approche multinationale et multidisciplinaire semble totalement absente pour confronter ce fléau. Aucune stratégie planétaire digne de ce nom n'a été mise en place. Pourtant, tous les Gouvernements (occidentaux, arabes et autres), les sociétés civiles, les analystes et les intellectuels, les hommes de religion etc. doivent réaliser que tout le monde est sur la même barque et que personne n'échappera, même avec les mesures sécuritaires les plus sophistiquées.
La route pour la confrontation du terrorisme est longue. Des dialogues sincères et constructifs doivent être engagés par les gouvernants, les religieux les médias, les intellectuels et autres de mettre sur pied une stratégie et une coopération internationale qui appréhende le terrorisme comme un danger transnational. Faute de quoi, nous continuerons à assister à l'horreur de notre impuissance et l'extension du terrorisme.
Maître Taoufik Ouanes
Ancien haut fonctionnaire de l'ONU, avocat à Tunis et à Genève