News - 15.02.2015
Mustapha Tlili: Penser les déformations historiques du pouvoir
Fondateur et directeur du Centre des dialogues (voir encadré) au sein de l’Université de New York (NYU), Mustapha Tlili était parmi nous pour apporter son soutien au nouveau cours politique en Tunisie. Il croit historique, en effet, ce qui se passe dans notre pays, devant même avoir des retombées importantes non seulement en Tunisie, mais aussi pour sa région et dans le monde.
Fin politologue, il est aussi un romancier visionnaire dont on rappellera qu’il a déjà parlé du terrorisme dès 1982 dans son roman Gloire des sables (voir encadré), donnant déjà quelques clés pour comprendre la descente aux enfers d’une partie de notre jeunesse. Ce qui n’est pas pour étonner d’un intellectuel de haut calibre, penseur du pouvoir et de ses déformations historiques.
Fin de l’islam politique
M. Tlili affirme qu’on a affaire à une décadence avérée de l’islam politique, sans y voir aucun lien avec une décadence du monde à laquelle il ne croit pas. «Tant mon travail universitaire que mes interventions de circonstance ou encore ma création littéraire, tient-il à assurer, ont tous porté sur le pouvoir politique et ses déformations historiques». L’auteur de La Montagne du Lion, qui est confiant dans l’équipe arrivée au pouvoir, se mettant volontiers à sa disposition, est très critique envers les islamistes tunisiens, trouvant qu’ils ont abusé de la confiance du peuple dont les voix s’étaient portées sur eux aux élections pour la Constituante pour juste une minorité de 18%, et ce bien plus par sympathie pour leur lutte contre la dictature que par adhésion à leurs idées.
Il estime que le peuple tunisien reste dans sa majorité ouvert à la modernité et tolérant grâce à l’oeuvre pionnière de Bourguiba et juge que le parti Ennahdha, après son passage catastrophique à la tête de l’État, a intérêt à faire une cure d’opposition, ne devant en tout cas pas revenir au pouvoir avant d’avoir salué et valorisé l’héritage de Bourguiba qui a fait de la Tunisie ce qu’elle est.
L’exemple de Gramsci
La Tunisie, affirme-t-il, a besoin d’un parti conservateur à vocation et objectifs nationaux et non messianiques. «Il faut espérer que l’expérience du pouvoir aura appris au parti islamiste de prendre conscience des réalités politiques en Tunisie et dans le monde, d’avoir la sagesse et l’ouverture d’esprit d’un Gramsci, par exemple», ajoute-t-il.
Ce grand militant et penseur politique a compris que le communisme, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, n’était pas possible dans une Europe à la recherche de la liberté, contestant la chape de plomb stalinienne qui s’abattait sur elle. Il a eu la sagesse de s’enraciner dans les réalités de son pays, appelant à ce que les élites d’Italie soient organiques. «Pareillement, les islamistes qui sont en quelque sorte les «staliniens» de ce siècle doivent réformer leur parti, en faire un parti national. Je souhaite fort que M. Ghannouchi fasse une critique de soi. Il est impératif d’en finir avec l’internationale islamiste, Ennahdha devant se transformer en parti national tunisien.
L’islam tunisien
Le chef du parti islamiste doit donc revoir l’idéologie de son parti, toiletter son programme de toutes les références dépassées à Dieu qui n’ont plus place dans le cadre de l’action publique au 21ème siècle, la religion ne devant relever que de la sphère privée. Il doit faire ce que Bourguiba a fait au sortir de l’indépendance. D’ailleurs, il se doit de faire des excuses relativement à ses propos sur le fondateur de la Tunisie nouvelle. Et pour manifester concrètement la rupture avec le passé, il serait bien inspiré de changer le nom du parti, exclure la référence à la doctrine islamiste, car il ne doit pas y avoir d’islam en politique. Certes, il est tout à fait possible de représenter une sensibilité définie destinée à une frange de la société, les musulmans conservateurs dans certaines régions de Tunisie, au centre et au sud du pays, une sorte d’hinterland, une région pieuse —je la connais bien ; j’en suis issu Cependant, il ne faut pas oublier que cet islam est minoritaire, qu’il ne représente que 20 à 25% de la population, la grande majorité étant bien plus incarnée par la population du littoral connue pour son ouverture au monde.
Une telle fracture, réelle, hélas ! est géographique et historique, s’expliquant par les soubresauts politiques et idéologiques d’une histoire nationale marquée par l’exclusion des zones déshéritées de l’intérieur du pays. C’est aussi une manifestation d’une constante anthropologique qui veut que dès qu’on regarde vers la mer, on est ouvert, porté sur l’altérité ; alors qu’on est conservateur lorsqu’on regarde vers la montagne, un horizon fermé. Or, la Tunisie est largement ouverte sur le large ! Une telle vérité — qu’on appelle modernisme par raccourci— ne date pas d’aujourd’hui; elle a toujours existé, et les accointances des Tunisiens avec l’Europe voisine ne sont pas peu nombreuses depuis toujours».
Une série de malentendus
«Il y a eu malentendu : il n’ y a jamais eu de “printemps arabe”; c’est une invention des médias, transposant une réalité propre à l’Europe de l’Est de la fin des années 60, plus particulièrement du « Printemps de Prague ». Ce faisant, on a créé des attentes tout en s’apercevant très vite que c’était un malentendu. Je n’ai jamais cru en ce printemps arabe. Cela a été confirmé par la suite, avec l’arrivée au pouvoir des islamistes à la faveur des élections; on l’a vu, les choses n’ont jamais été aussi tendues, avec des attaques frontales contre toutes les libertés, bien loin de ce que pouvait suggérer un printemps!
Il y a eu donc le malentendu de l’arrivée des islamistes au pouvoir qui le fut avec cette majorité dérisoire de 18% seulement, rançon de leur malheur sous la dictature. Or, l’erreur capitale du parti islamiste a été d’avoir pris cela pour une adhésion à leurs thèses, manquant ainsi de faire l’analyse du processus électoral et de la situation véritable au pays. Car le but de tout gouvernement, de tout pouvoir politique n’est pas de transformer l’identité du pays, mais de se consacrer à la résolution de ses problèmes économiques et sociaux.
Méprise américaine sur l’islam
Le monde en guerre depuis Bush a amené l’administration américaine, dans le cadre du haut comité national sur les relations entre les Etats-Unis et le monde musulman (The Leadership Group on U.S.-Muslim Engagement), à une réflexion entre 2006 et 2008 à laquelle j’ai participé, aux côtés d’autres personnalités américaines, Madeleine Albright, Richard Armitage, Dennis Ross et d’autres, 34 en tout. Cela a donné lieu au rapport célèbre Changing Course : A New Direction for U.S.Relations With The Muslim World qui formulait des recommandations pour le futur nouveau président qui n’était alors pas encore élu. Ces recommandations ont conduit à une audition de notre comité au Congrès, à une conférence de presse au National Press Club et à un grand débat national.
C’est de ces recommandations que s’est inspirée la politique arabe et musulmane d’Obama, une fois élu, comme de nommer au sein de son cabinet un représentant personnel auprès du monde musulman, ou la solennelle adresse de l’Amérique à l’islam prononcée par Obama au Caire le 4 juin 2009. Toutefois, la pénétration des réseaux islamistes des instances universitaires et de certains think tanks américains a été à l’origine d’un amalgame regrettable entre islam majoritaire — donc l’islam modéré — et islam minoritaire— que sont les islamistes.
C’est une telle méprise qui a marqué au début la politique des États-Unis en Égypte et en Tunisie. Elle a été par exemple derrière l’aveuglement de l’ambassadrice américaine en Égypte ne voulant pas voir les dérives de l’administration issue de la victoire électorale des islamistes, se limitant à se contenter de sa légitimité issue d’un processus électoral. Or, les élections n’ont jamais été la seule mesure de la démocratie dont les principes ne doivent pas être trahis, les engagements pluralistes devant être toujours tenus et honorés. Ce que ne firent, bien évidemment, pas les islamistes une fois au pouvoir. J’ai été prompt à dénoncer une telle méprise dans une chronique au New York Times qui a causé un choc, ce qu’on avait obtenu n’étant pas ce que le rapport à l’élaboration duquel j’ai participé activement conseillait. Cela a contribué à rapidement lever la confusion et rectifier le tir de la politique arabe américaine redevenue cette nécessaire garante d’un processus démocratique authentique. Ce fut le cas en Tunisie qui est considérée, au vu de ses spécificités, comme un parfait laboratoire de la démocratie dans le monde arabo-musulman. Toutefois, il ne faut pas se leurrer sur le rôle des Américains en Tunisie qui ne font qu’accompagner, ou au mieux anticiper, ce qui existe sur le terrain, le Tunisien demeurant le seul maître de sa destinée. L’apport américain est, par exemple, de détecter à temps les filiations de pensée difficiles à établir dans le cadre de la conviction devant être universelle qu’il n’y a pas d’avenir pour une culture qui soit repliée sur elle-même. En effet, quel que soit le degré d’encyclopédisme humain, ce que l’on sait reste toujours bien réduit par rapport à ce que l’on ne sait pas, ce qu’autrui peut bien savoir. Il n’y a de culture universelle que tant que la culture est plurielle.
L’exception tunisienne
Je crois à la réussite de l’expérience tunisienne, car les conditions tunisiennes sont spécifiques, avec notamment une classe moyenne nombreuse, tolérante et ouverte à la modernité, et une population jeune où la femme joue un rôle important, d’avant-garde même –la grande œuvre de Bourguiba. La Tunisie est en mesure d’incarner un nouvel humanisme. Tout en tenant compte des contraintes de sa situation géostratégique, elle a intérêt à envisager des termes nouveaux de rapports internationaux. Il lui faut innover pour une coopération spécifique, nécessitant des instruments critiques pour dépasser les situations conflictuelles actuelles aggravant le hiatus entre les pays du Nord et ceux du Sud héritées du siècle dernier. Certes, l’expérience douloureuse vécue par le pays a été finalement utile; mais c’est le luxe de l’historien a posteriori de pouvoir l’affirmer; sur le coup, il y avait une douleur dont on aurait aimé faire l’économie, car elle n’était pas nécessaire. On est ce qu’on est, aujourd’hui. On doit être en mesure de distinguer la Tunisie du reste du monde. Il y a une exception tunisienne, la Tunisie étant le produit de trois millénaires d’histoire riche et plurielle avec une ouverture jamais — démentie sur l’altérité— ce que j’ai expliqué dans une tribune publiée en sept langues dans plus de 160 journaux à travers le monde au lendemain de la révolution du jasmin. J’ai été le premier à le dire et à le démontrer. Cela est de bon augure pour le futur, surtout que l’État tunisien trois fois millénaire a démontré, malgré les soubresauts et les périls, être pérenne, apportant une preuve supplémentaire que la Tunisie est bien à part, étant sa propre œuvre, spécifiquement tunisienne.
Kant et Hegel ont eu raison
On peut considérer que le projet kantien a été réalisé par le système des Nations unies avec une société universelle sur le plan des valeurs. Or, ces valeurs sont bien celles de l’islam aussi, mais pas seulement; elles sont également celles de toutes les religions monothéistes. D’où la possibilité d’aller au-delà des conflits actuels en osant un rapport direct, plus pacifié entre les idéologies et les politiques. Les idéologues, surtout ceux perpétuant les survivances du siècle dernier, doivent faire leur propre critique. À ce propos, on ne peut que se rappeler ce que disait Hegel sur chaque chose ayant son propre temps ; or, le temps n’est plus à l’islam politique.
En Tunisie, l’air du temps est à la priorité donnée à la nation tunisienne sur tout autre critère, tout parti politique devant respecter les acquis de la Constitution et le principe de l’État civil ; et ceux d’inspiration religieuse ont l’obligation de s’inspirer exclusivement dans leur action publique des valeurs de l’islam que sont la tolérance, l’ouverture à l’altérité. Ainsi, la Tunisie pourrait à terme faire renaître sur son sol la culture andalouse dans une sorte de retrouvailles enrichies avec l’apport andalou à la Renaissance et les Lumières occidentales. Pour cela, ce qui se passe en Tunisie a forcément une importance capitale du fait de son incidence universelle. Une sorte de geste japonaise rappelant l’ère Meiji, en somme».
Propos recueillis par F. Othman
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Les Commentaires
Moncef - 16-02-2015 06:33
La Tunisie a à être fière de ses hommes de l'envergure de Mr Mustapha Tlili.
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11.11.2024