Opinions - 01.11.2014
Premières élections présidentielles libres en Tunisie : émotion et détermination
En ce jour de lancement de la campagne électorale pour les présidentielles, je rends hommage à ceux qui ont donné de leur vie pour la révolution du 14 janvier 2011, pour délivrer leur pays de la dictature et de la corruption, pour redonner aux tunisiens leur liberté et leur dignité. Les tunisiens peuvent aujourd’hui voter librement, ils ont choisi leurs représentants à l’Assemblée le 26 octobre 2014, ils vont choisir un président le 23 novembre.
Cette liberté de choisir un président est un acquis précieux, les tunisiens jusque-là ne l’ont jamais eue et c’est donc un moment historique pour nous tous. Ce moment, je le vis intensément et avec beaucoup d’émotion et de pensées pour ceux qui se sont battus pour que notre pays se libère de la dictature, de la corruption et du clientélisme, de la censure, pour que les libertés publiques fondamentales soient respectées et que l’indépendance de la justice soit garantie. Je pense particulièrement à Mohamed Charfi et Hichem Gribaa qui, avec leur ami et complice Hamadi Redissi ainsi que les militants des droits de l’Homme, Khedija Cherif, Héla Abdeljaoued, Mahmoud Ben Romdhane, ont lancé le manifeste du 20 mars 2001.
Ce manifeste dresse un réquisitoire sévère du régime de Ben Ali. Il condamne « un pouvoir personnel absolu poussé à l'extrême, un populisme démagogique qui infantilise le peuple et ses élites, un dépouillement des institutions de tout contenu et un étouffement de la société civile annonciateurs de tous les dangers ». Les auteurs et signataires du manifeste, inquiets de de la « dérive inexorable vers l'État de non-droit », y ont exprimé la nécessité « de rendre l'État à l'État». Ils voulaient alerter l’opinion tunisienne et internationale, sur le risque que le «dernier mandat constitutionnel du Président en exercice » (devant prendre fin en 2004) n’ «ouvre la voie à la présidence à vie dont la Tunisie a déjà fait l'expérience et qui se déroulera certainement dans des conditions plus douloureuses et plus dramatiques».
Cet appel doit rester présent. L’histoire montre tant d’exemples où l’exercice du pouvoir dérive vers la trop forte tentation d’un pouvoir personnel, effaçant les premières promesses et oubliant la nécessaire participation de tous les citoyens pour le développement du pays. Bourguiba a donné l’espoir d’une Tunisie pleine d’élan, tournée vers la modernité, il a fondé un Etat moderne, il a encouragé la jeunesse dans la voie du savoir mais il n’a pas accepté son désir impératif de liberté. Les arrestations de centaines de jeunes en 1968 et la condamnation de 83 d’entre eux par la Cour de sûreté de l’Etat ont marqué une période d’asphyxie de toute expression politique critique à l’égard du régime. En 1975, le verrouillage du système a été consacré par l’institution de la présidence à vie qui a rendu insupportable un régime qui avait pourtant suffisamment d’atouts pour accepter des voix contradictoires et contestataires.
Mais, aujourd’hui, beaucoup de tunisiens comme moi retiennent l’apport essentiel de l’homme politique lucide et courageux, intelligent et cultivé que fut Bourguiba. Je reprendrai la conclusion de la conférence donnée par Mohamed Charfi à l’Institut du Monde Arabe, à Paris, le 30 mars 2006 : « … ironie de l’histoire, les démocrates tunisiens, qui, à cause de cet aspect négatif de son œuvre, ne se sont pas rencontrés avec Bourguiba pendant qu’il gouvernait, sont, aujourd’hui, parmi les plus ardents défenseurs de l’aspect positif de son héritage ». La bataille menée pour la Constitution adoptée le 26 janvier 2014 a montré l’attachement de la société civile et particulièrement des femmes tunisiennes, aux acquis de la Tunisie de Bourguiba, au Code du Statut Personnel (CSP) que les islamistes tunisiens ont tenté à plusieurs reprises de remettre en cause, déjà en 1981 lors de la conférence de presse tenue pour annoncer la création de leur parti, le Mouvement de la tendance islamique (MTI), réclamant l’organisation d’un référendum sur le CSP, tentative qui suscita une forte réaction de la société tunisienne et par là même un retrait de la proposition. Cette tentative rappelle aux plus jeunes, celle du parti Ennahdha proposant « la complémentarité de la femme avec l’homme au sein de la famille et en tant que véritable partenaire de l’homme dans la construction de la nation » Ennahdha. C’était l’été 2012.
Aujourd’hui, en ce début de campagne pour les élections présidentielles, nous avons encore clairement à l’esprit les tentatives du parti Ennahdha pour la déconstruction de l’Etat républicain exprimées par son président dans une interview publiée dans un quotidien tunisien le 31 juillet 2012 : « Ce projet (celui d’Ennahdha) se caractérise par le fait qu’il donne la priorité à la société par rapport à l’Etat […]. Notre capital le plus important, c’est la société, ce n’est pas l’Etat ». Le soulagement d’un déroulement normal des élections législatives ne doit pas nous faire oublier notre devoir de préserver l’Etat républicain et les acquis modernistes. Les coalitions à venir pour la formation du futur gouvernement, certes relevant d’une complexité appréciable, devront respecter cette exigence.
Un travail immense devra être accompli pour répondre à l’attente de nombreux citoyens sans emploi et pour le développement des régions oubliées. Le pays aura besoin de toutes les énergies et de toutes les compétences à tous les niveaux de responsabilité. Les tunisiens doivent retrouver confiance dans l’avenir. Ils vont avoir à choisir un président digne de les représenter, capable de restaurer l’image d’un pays dynamique, vivant, riche de sa jeunesse éduquée qui doit avoir pleinement sa place dans la construction économique. Un président qui a l’énergie, la capacité de proposer des solutions innovantes pour le développement du pays, pour son rayonnement à l’étranger. Un président capable aussi d’assurer la sécurité du pays et de permettre aux tunisiens de retrouver la sérénité. Un président qui va veiller au respect de la Constitution et du caractère républicain de l’Etat. Celui qui, pour moi, assurera cette mission est Mustapha Kamel Nabli.
Faouzia Charfi
Tunis, 1er novembre 2014
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