Opinions - 15.03.2014

Mansour Moalla: La Constitution, et après?

On a enfin un chef de gouvernement et une nouvelle phase, la cinquième, s’ouvre dans le parcours d’une révolution perdue dans des affrontements entre les fractions politiques.

Quinze mois après le délai légal, la Constitution a été enfin établie et accueillie avec ferveur et enthousiasme. Un nouveau gouvernement «provisoire» composé de «compétences nationales» indépendantes a été formé, les partis politiques s’étant révélés incapables de le former. Ce fut heureusement une fin pacifique pour une crise profonde qui n’a que trop duré. L’après-constitution pose des problèmes importants. Ils concernent le sort de ce gouvernement, l’évolution politique, économique et sociale durant cette dernière période «transitoire», la cinquième, et enfin les élections qui doivent la clôturer.

Le sort du gouvernement

Ce gouvernement  est indépendant et n’appartient à aucun parti. Ce qui fait sa force mais aussi sa faiblesse. Il part avec un préjugé favorable mais il doit gagner le soutien massif de l’opinion publique, celui du monde politique étant incertain. Aussi doit-il agir vite, fort et bien. Après il sera peut-être trop tard, Bourguiba a proclamé très vite le statut personnel libérant la femme tunisienne: «Je ne pourrai plus le faire après», avait-il avoué. Il en est de même aujourd’hui pour les problèmes les plus urgents. Une présence active s’impose. Le gouvernement doit se tenir en contact permanent avec le public et l’informer le plus largement possible sur ce qu’il entreprend, ce qu’il compte faire, sur ses projets et ses difficultés comme sur ses réalisations et ses succès. La prudente discrétion constatée depuis sa formation commence à inquiéter et a été comprise comme de l’indifférence vis-à-vis d’une population qui a trop souffert jadis du mépris des précédents gouvernements. Une rupture de ton et de comportement est de nature à l’aider dans sa mission. Ce gouvernement considéré comme non partisan est attendu dans un certain nombre de domaines essentiels: la sécurité du pays, le redressement de la situation économique, le traitement des problèmes sociaux les plus importants dont le chômage et l’emploi et le développement des régions restées en retard.

Sécurité et terrorisme 

Les évènements ont mis en évidence l’aggravation de l’insécurité. La lutte contre la violence et le terrorisme doit recevoir la toute première priorité. Elle doit être fortement organisée et soigneusement planifiée. Tous les moyens nécessaires doivent être mis en œuvre à cet effet, qu’ils soient techniques, financiers ou humains. Une grande coordination s’impose dans ce domaine.  A cet égard, on peut penser à la constitution d’un grand ministère de la Sécurité publique regroupant les services de sécurité au ministère de l’Intérieur et ceux de la Défense nationale et ce, pour réaliser une meilleure coordination supervisée directement par le chef du gouvernement. Par ailleurs, la solidarité nationale doit se manifester vigoureusement et s’exprimer par la création dans chaque gouvernorat et chaque délégation d’un «comité de sécurité» représentatif groupant les représentants des forces vives et patriotiques pour suivre l’évolution de la sécurité sur le plan régional et local en oubliant les préoccupations, électorales ou autres, de chaque catégorie, la patrie étant en danger et notre sort à tous étant en jeu jusqu’à ce que ce fléau disparaisse. Il serait alors indiqué d’associer dans le Conseil national de la sécurité publique les autorités compétentes avec les représentants de la société civile et des organisations politiques. La lutte contre le terrorisme sera ainsi une préoccupation nationale et solidaire.

Si le pays se mobilise ainsi, si chacun de nous, là où il est, devient concerné, le terrorisme reculera. On ne doit plus attendre qu’il attaque, tue et sème la panique, terrorisant citoyens, investisseurs et touristes. Il faut aussi des moyens financiers : on peut et on doit les trouver d’abord à l’intérieur et aussi, s’il y a lieu, à l’extérieur. En ce qui concerne l’effort national propre, il est nécessaire de revoir nos priorités. Des sacrifices s’imposent. Une part, sinon la totalité, des milliards de dinars de la fameuse Caisse de compensation pourront servir à renforcer les effectifs et les équipements de l’armée, de la police et de la garde nationale. On peut alors envisager une augmentation appropriée des bas salaires, le SMIG en particulier, pour remplacer la subvention aux biens de première nécessité dont les céréales et leurs dérivés en particulier. En outre, quelques milliers ou dizaines de milliers de jeunes éduqués et aujourd’hui sans emploi pourront, encadrés par les professionnels, venir surveiller et défendre nos frontières et nos montagnes. Une mobilisation totale, oui, et attend du gouvernement qu’il en prenne l’initiative et la direction. Il est certain qu’alors, il sera pleinement soutenu par l’ensemble de la population qui, convaincue, acceptera les sacrifices matériels qui s’imposent.

Le redressement économique et l’apaisement social

La lutte contre la violence et le terrorisme, si elle est ainsi renforcée, contribuera au redressement économique et à la paix et la concorde sociales. Elle rétablira la confiance, nécessaire au redémarrage de l’investissement, à la promotion de la croissance économique et à la réduction des déficits du budget et de la balance courante de nos paiements extérieurs. L’agitation sociale deviendra inappropriée dans ce contexte et le sens patriotique et solidaire jouera son rôle: l’absence d’enjeu national a toujours réveillé les égoïsmes et les querelles. La lutte contre le terrorisme est aujourd’hui le principal enjeu national. Il restera qu’en parallèle et sans trop attendre, des mesures économiques et sociales ponctuelles doivent être prises pour adresser au pays des messages d’espoir.

Outre les deux catégories de déficit dont souffre le pays depuis l’Indépendance et qu’on vient d’évoquer, celui-ci doit faire face à deux déséquilibres excessifs en matière de chômage et d’emploi d’abord et en second lieu en ce qui concerne la disparité entre les régions du Nord et de l’Est, plus avancées, et celles du Sud et de l’Ouest qui le sont beaucoup moins. Chômage et déséquilibre régional sont deux dangers qui menacent la stabilité du pays. On ne peut remédier au chômage qu’en créant des emplois. Le chômage qui existe est à traiter sans attendre. Il est évalué entre 500.000 et 700.000 demandeurs d’emploi. Des statistiques publiées par la Direction des impôts ont indiqué que sur 1.260.000 entreprises identifiées en Tunisie, 700 à 800.000 sont actives et saines, puisque payant des impôts. On peut envisager dans l’immédiat de demander à ces dernières d’employer au moins une personne. Mais il faut étudier cela de près : classer les «chômeurs» par catégorie, âge et spécialité et identifier les entreprises concernées, ce qu’on peut faire rapidement si l’on s’y met. Quant à l’emploi et au chômage des années à venir, on ne peut le traiter qu’en améliorant substantiellement notre capacité de création d’emplois et la porter à environ 80.000 emplois par an qui semble être le niveau nécessaire pour faire face à la demande annuelle d’emplois, demande composée à plus de 60% par des candidats ayant un niveau avancé d’éducation. Problème capital qui appelle une expansion considérable des investissements créateurs d’emplois mais aussi de production de biens exportables en même temps. C’est le principal défi qui s’impose au pays et on ne peut guère le traiter, le pays plongé dans la violence et menacé par le terrorisme.

Quant au déséquilibre régional, qu’on perçoit tous les jours, il est aussi prioritaire que l’emploi. Il faut s’y impliquer très fortement. On peut répartir les régions défavorisées en trois ou quatre groupes comprenant chacun plusieurs gouvernorats et ayant à leur tête un membre du gouvernement, ministre ou secrétaire d’Etat, et en mettant à leur disposition les moyens nécessaires, humains et financiers, pour identifier les problèmes les plus urgents et les projets les plus rapides à réaliser tout en mettant en place un dispositif pour étudier un plan de cinq ans pour le développement de chacun de ces groupes. Comme action rapide et message d’espoir, on peut penser à l’émission d’un emprunt national de solidarité d’un milliard de dinars à des conditions favorables et le consacrer aux besoins les plus urgents dans ces régions dont notamment le logement et l’eau, premiers besoins naturels de l’homme.

L’évolution du domaine politique

La force de la mobilisation contre le terrorisme et la nécessité de redresser l’économie vont imposer au monde politique de revoir ses thèses et de réétudier ses choix et ses comportements. L’action politique et la confrontation électorale ne doivent plus constituer une source d’excitation, de violences et de fractures sociales. Elle ne doit pas être une deuxième catégorie de terrorisme comme on l’a vu au cours de ces trois années de transition : milices armées, assassinats politiques, menaces de mort incessantes. Cette action doit pouvoir devenir un échange d’idées et de propositions concrètes à l’appréciation des électeurs de manière civilisée et digne d’un pays qui veut devenir une grande nation respectée. Les partis politiques doivent donc évoluer et changer. Il y a lieu d’abord de ne plus utiliser la religion comme un moyen de propagande politique, ce qui nous a conduit à des lieux de culte où on sème la discorde au lieu de la paix et la fraternité. Cette utilisation est destructrice aussi bien pour la religion qui risque de devenir violente que pour la politique qui peut devenir un facteur de division menaçant l’avenir du pays.

On peut avoir un parti centriste conservateur : c’est ce que doit devenir le parti qui se veut aujourd’hui «islamiste», dans un pays musulman, ce qui est un non-sens. Il n’a qu’à voir ce que sont devenus les pays musulmans entraînés dans cette direction:  l’Egypte, la Libye, la Syrie, l’Irak, le Pakistan, etc. Les pays industrialisés ne sont devenus des pays développés qu’en rendant leur autonomie à la religion et à la politique. Il en est de même des partis qui se voulaient socialistes, communistes ou révolutionnaires. Ils en sont bien revenus. Le stalinisme, le maoïsme, le nassérisme ont disparu en faisant beaucoup de dégâts. Tout ce qui est artificiel ne dure pas : ce n’est que trop vérifié par l’histoire.

On peut donc, à  côté du nouveau parti centriste conservateur, avoir un autre parti centriste novateur, progressiste, plus démocratique et plus social regroupant ceux qui se réclament de cette mouvance. Ces derniers sont trop dispersés. Ils doivent s’unir et si possible fusionner, sinon leur dispersion leur coûtera cher et ils risquent d’être éliminés par un concurrent plus uni et plus discipliné. Les questions de personnes doivent passer à l’arrière-plan et ne pas compromettre une évolution de nature historique. Les pays les plus avancés en Europe et en Amérique ont évité la dispersion et disposent de deux formations importantes correspondant à la nature des choses : conservatisme ou progrès. Leurs gouvernements sont stables et efficaces et ils se relaient au pouvoir parce que le pouvoir use et l’alternance est inévitable. Une évolution politique dans le sens qui vient d’être indiqué est aussi nécessaire que la lutte contre la violence et le terrorisme. La dispersion ne peut qu’affaiblir le pays et l’exposer encore plus aux dangers du terrorisme. Avoir deux grands partis politiques solides et bien structurés est une précieuse contribution à la lutte contre le danger terroriste.

Les élections

Si l’évolution politique qu’on vient de décrire pouvait intervenir et si l’on peut vaincre violence et terrorisme, on peut espérer avoir des élections utiles susceptibles de stabiliser le pays et de lui permettre de consacrer toutes ses énergies au développement de son économie et à l’épanouissement de la société.

Ces élections posent quelques problèmes qu’il faudra résoudre sans précipitation. On a été en crise durant trois ans du fait des querelles que l’on connaît et on a passé plus de deux ans à établir la constitution. Vouloir aujourd’hui se précipiter pour établir la loi électorale, en allant au plus pressé et en se contentant de reconduire un mode de scrutin incompréhensible. Ce dernier n’était pas approprié à la situation politique en 2011 qui ne comprenait qu’un seul parti structuré.

Aujourd’hui, la société civile s’est considérablement élargie au point de contribuer efficacement au changement de gouvernement. Il faut en tenir compte. Elle a son rôle à jouer dans les futures élections. Or le mode de scrutin de 2011 organise le monopole des partis dans ce domaine au point que l’on vote pour un parti et l’on ignore les noms des candidats qu’on ne regarde même pas. C’est l’anonymat qui explique en partie l’importance de l’abstention. Seul le scrutin uninominal à un ou deux tours permet la participation au vote de la société civile. Il s’agit, en effet, d’élire une seule personne dans une circonscription plus réduite. Les candidats peuvent être nombreux. Mais ils sont plus faciles à identifier dans le cadre de cette circonscription. Les partis politiques peuvent présenter chacun un candidat. Il doit être meilleur que les autres pour être élu. Un candidat de la société civile peut être meilleur et émerger. Le niveau et la qualité des élus ne peuvent que s’améliorer du fait de cette compétition. Les partis ne pourront plus présenter n’importe quel candidat comme ils le font pour les listes. Hommes et femmes sont sur un pied d’égalité. Les femmes ne sont plus un simple décor. Elles doivent se faire apprécier pour être élues, surtout si elles sont soutenues par les partis. L’artifice des listes de 2011 sur ce point ne peut tromper personne. Il est populiste et démagogique et purement électoraliste. Des pays démocratiques depuis longtemps comme la Norvège et la Suède n’ont pas utilisé cet artifice pour promouvoir la femme. Cet artifice est humiliant et il est à éviter.

Dans les deux derniers gouvernements, elles restent largement minoritaires, ce qui est difficile à expliquer. Pourquoi les pousser à être députés et les repousser quand il s’agit de gouverner?

De nombreuses autres questions concernent cette dernière période transitoire. On aura peut-être l’occasion de les examiner plus tard. L’essentiel aujourd’hui est que le gouvernement réussisse, que le terrorisme soit vaincu, que la classe politique se ressaisisse et que les élections réussissent. Si l’on parvient à réaliser tous ces objectifs, on aura mis la Tunisie sur la bonne voie et on aura rendu l’espoir au pays, à ses habitants et à ses électeurs.

M.M.