Opinions - 17.02.2014
Discret message d'Européens à nos politiciens
Nous vivons à l'heure européenne, assurément. Le président de l'Assemblée nationale constituante, à la tête d'une délégation représentative des forces politiques du pays, s'est déjà rendu à Bruxelles et le président du gouvernement s'y rendra sous peu. Doit-on s'attendre à du nouveau dans les rapports tuniso-européens au-delà des sempiternelles clauses de style de l'amitié indéfectible et du soutien assuré de l'Europe à l'expérience tunisienne?
La réponse que j'ai pu recueillir de récents contacts informels avec des milieux diplomatiques européens à Paris et à Strasbourg est franchement négative. Jugeons-en dans ce qui pourrait être le discret message d'Européens convaincus, amis de notre pays, s'exprimant d'autant plus de liberté qu'ils le font sous le sceau de la confidence et de l'anonymat, le temps n'étant pas encore venu pour eux de dire tout haut ce qu'une majorité de voix pense désormais tout bas.
Des voix influentes
Ces milieux, pour être influents, ne se jugent pas moins non encore autorisés, même à titre personnel, de faire état de leurs convictions à haute voix, parler en lieu et place des responsables européens et surtout des premiers concernés, nos propres politiques.
On ne pense pas moins que l'empressement, qui est patent des deux côtés, à renforcer la coopération bilatérale se fait dans le plus mauvais sens. D'un côté, pour éviter ce qu'on persiste à considérer comme un dérapage que l'on sent inévitable, mais qu'on redoute en termes de contrôle; c'est l'attitude européenne.
De l'autre, l'empressement est de fructifier le plus possible en termes d'avantages les retombées de la donne actuelle, amenant l'Europe à donner le maximum, sans franchir toutefois les limites qu'elle n'entend pas dépasser. C'est l'attitude des dirigeants tunisiens; et c'est leur erreur dans le même temps selon mes interlocuteurs.
Ceux-ci, précisons-le, sont des amis sincères de la Tunisie tout autant que des patriotes, doublés d'Européens convaincus. Venus d'horizons différents, ils sont tous imbus de l'idéal originel de l'Europe, celle que symbolise la devise: «In varietate concordia», qui veut dire: Unis dans la diversité, signifiant l'union des efforts en faveur de la paix et de la prospérité au-delà des cultures, traditions et langues différentes dont on fait un levier pour le meilleur.
Certes, c'était prévu pour le continent européen, mais au temps de la globalisation, où la Méditerranée se substitue aux divisions géographiques classiques, l'ambition ne peut demeurer pertinente qu'étendue hors des strictes limites de la géographie d'antan, incluant les nécessaires considérations géostratégiques.
Une justesse de vue
Ces voix justes ne peuvent pour l'instant, pour des raisons qu'on comprend aisément, parler urbi et orbi. Ils ne pensent pas moins que le salut de l'Europe est conditionné par davantage de réelle ouverture sur les pays du Sud dans un rapport revu en termes d'interdépendance véritable. Forcément profitables aux uns et aux autres, ce rapport doit permettre l'articulation au système de droit européen tout édifice démocratique nouveau du Sud, et qui soit non seulement économique, mais aussi et surtout politique, sociale et culturelle.
Les amis de la Tunisie assurent que les dirigeants européens sont conscients de ces impératifs, mais n'osent sauter le pas nécessaire et inéluctable. Trop d'intérêts, trop de lobbies s'y opposent encore. Ils ont donc besoin que leurs amis en Tunisie réalisent quel rôle majeur ils peuvent jouer pour influer sur le cours des événements, servant dans le même temps les intérêts immédiats de leur pays et de leur peuple, ainsi que ceux, bien plus médiats certes mais certains, de l'Europe et du monde, forcément.
Si ce monde est en crise, martèlent-ils, c'est pour manque de solidarité et par défaut de mesures allant dans le sens d'une prospérité partagée et non limitée à une aire géographique et des intérêts limités : un milieu fermé, les pays du Nord, et des castes au pouvoir dans les pays du Sud. Engoncés les uns et les autres dans leurs certitudes qui ne sont plus ni logiques ni rationnelles au vu de l'état de délabrement avancé de notre monde, ils nous mènent directement au chaos.
Le complexe de Bourguiba
Connaisseurs des réalités européennes et du monde, mes interlocuteurs européens le sont tout aussi sinon plus des nôtres; ils vous parleraient de la Tunisie bien mieux que nombre de nos compatriotes. J'ai déjà livré ici leur appréciation sévère de nos élites au pouvoir ou à ses portes. J'y rajouterai aujourd'hui ce jugement si expressif de l'un d'eux, résumant une tonalité d'ensemble.
Parlant de nos politiciens, ce fin observateur de notre vie politique use du terme de «bourguibite», désignant un complexe qu'aurait laissé dans les mentalités la geste du fondateur de la République tunisienne. Se jouant du mot, cet ami désigne par ce complexe, outre le sens connu, un mélange détonant d'orgueil démesuré au point de l'arrogance et une sentimentalité exacerbée jusqu'à la faiblesse et l'effacement.
La plus mauvaise illustration en aurait été donnée par la catastrophique fête de la nouvelle constitution à l'Assemblée constituante, particulièrement lors du discours haineux de l'hôte iranien qui n'a trouvé aucun officiel tunisien pour le contredire publiquement. On aura beau jeu de se confondre après coup en excuses; le mal était fait. Ce mal, précise-t-on, a moins touché l'image du pays qu'il n'a écorné la crédibilité des politiciens actuels de Tunisie, faisant pour le moins preuve de pusillanimité.
Pourtant, une telle attitude, s'empresse-t-on de soutenir —- me rejoignant ainsi dans mes propres convictions — ne reflète aucunement le sentiment général d'un peuple qui garde, dans sa grande majorité silencieuse, à l'envers de ce qu'on voit chez la minorité prétendant le représenter, une profonde affection pour l'Occident en général et l'Europe en particulier. Cette affection est sincère; aussi est-elle exigeante, alimentant par moments de sérieux accès de colère qui ne sont que le résultat d'un véritable dépit amoureux. Et c'est un dépit salutaire, claironnent-ils à l'unanimité, au vu de l'impéritie de la politique officielle de l'Europe en Tunisie nouvelle.
S'agissant de la classe politique tunisienne, c'est d'ego surdimensionné qu'elle souffrirait, un culte de la personnalité qui fait oublier l'essentiel, dont les valeurs, et non seulement ceux du moment, mais même de toute une vie. Et ils soutiennent qu'en Tunisie, aujourd'hui plus que jamais, le personnel politique a intérêt à se libérer de tout culte de la personnalité. S'ils devaient en cultiver un, assure-t-on avec raison, que cela soit celui de peuple!
Les enseignements du modèle tunisien
On m'assure aussi que l'Occident est tout admiratif devant la vitalité de la société civile tunisienne, la maturité du peuple de Tunisie qui démontre qu'il est doté d'une volonté farouche, doublée d'une volupté certaine, un désir de vivre qui n'est qu'une autre façon d'agir, d'assumer le vivre-ensemble postmoderne fait d'une effervescence des sens et des affects.
C'est cette originalité populaire qu'on ne trouve pas toujours chez les politiciens tunisiens par trop conformistes, empressés d'aller dans le sens des desiderata de leurs partenaires, se désolent-ils. Car si une telle attitude peut être payante en temps normal, lorsqu'on n'a pas d'atout dans son jeu, devant recourir au bluff, elle est contre-productive quand on a en main bien des atouts. Or, la Tunisie a aujourd'hui l'atout majeur, celui qui la Révolution modèle que son peuple lui a permis d'avoir. Et c'est un droit, qui est aussi un devoir s'imposant aux vrais partenaires occidentaux se disant amicaux, selon ces amis sincères d'Occident.
Car le développement est un tout, et il doit être d'abord culturel et politique afin de faire pousser les racines nécessaires aux changements de mentalités, d'autant plus nécessaires que le processus est long. Ces mentalités, y compris et surtout en Europe, doivent changer afin que la cadence de développement des pays du Sud soit progressivement alignée sur celle du Nord; sinon c'est la catastrophe assurée pour tout le monde.
Tout se passe aujourd'hui comme avec une voiture roulant sur l'autoroute. C'est le véhicule des pays du Nord. On voit régulièrement venir s'écraser sur le pare-brise les divers insectes dont la cadence de vol ne saurait supporter celle élevée des voitures pour échapper à la mort inévitable. Il s'agit des pays du Sud. Les deux cadences doivent donc s'équivaloir forcément pour éviter ces drames passés inaperçus ou sous silence. C'est impératif; sinon, un beau jour, il y aura bien trop d'insectes venant s'écraser sur les pare-brise des voitures au point de rendre la vision impossible; ce qui entraînera le dérapage des bolides du Nord lancés à pleine vitesse vers une fatale catastrophe. Et le modèle tunisien est là pour nous administrer cette leçon salutaire.
L'heure européenne
Nos amis d'Occident sont tout aussi sincères que soucieux de garder l'anonymat du fait que leur parole de vérité heurte assez la bienpensance de leurs milieux sans trouver encore l'écho nécessaire du côté tunisien qui demeure le premier concerné. Aussi, apostrophent-ils nos dirigeants par mon intermédiaire en s'ouvrant volontiers à moi, connaissant mon passé et mes idées, outre l'amitié des temps où j'étais encore au service de mon pays, osant déjà dire ce qui était iconoclaste et agir contre le conformisme officiel.
Ils me rejoignent donc pour appeler M. Mehdi Jomaa à déposer solennellement, lors de sa prochaine visite à Bruxelles, la candidature de la Tunisie à l'Union européenne. Agissant de la sorte, assurent-ils, il rendra bien service à l'Europe elle-même, y faisant — au moins sur le plan des principes — bouger salutairement les dogmatismes, ces conceptions figées, autant de lignes Maginot modernes.
Bien évidemment, il agira aussi dans le sens de l'intérêt de la Tunisie, ce qui est non seulement son droit, mais aussi son devoir envers les générations actuelles et futures, les préservant de «l'holocauste moderne» (l'expression est de la maire de Lampedusa), devenu quotidien en Méditerranée et dont il a le devoir moral de se désolidariser.
Aujourd'hui, affirment ces Européens convaincus et Tunisiens de cœur, c'est l'exigence du peuple tunisien que son acte fondateur d'une Tunisie nouvelle, démocratique et tolérante, soit reconnu à sa juste et éminente valeur. Et il n'est qu'une seule manière de le faire : celle de l'intégration en bonne et due forme de la Tunisie au système de droit occidental, politique et économique. Cela passe inévitablement par l'adhésion de la Tunisie à l'Union européenne, ayant même selon la plupart des spécialistes européens davantage le droit d'y être que nombre de pays géographiquement d'Europe.
La Tunisie est la porte sud de l'Europe et cette porte ne doit pas être dérobée, ne faisant de la Tunisie, au mieux, qu'une arrière-cour, juste bonne pour les affaires en un marché bien ouvert aux capitalistes occidentaux, mais fermé aux valeurs humaines. Le statut de membre de l'Europe pour la Nouvelle Tunisie est inévitable. S'il ne se fait pas aujourd'hui, il se fera demain quand on finira par réaliser que ni les conceptions de géographie ni les conditions culturelles ne sont plus conformes à l'idéologie de nos ancêtres. Aujourd'hui, on est plus que jamais uni et unifié autour de valeurs démocratiques communes au service de la cause éminente qu'est la paix. Et celle-ci est synonyme de prospérité; laquelle doit être partagée, équitablement répartie !
Voici le message à nos gouvernants d'amis sincères, Européens dans l'âme. C'est le secret message d'amis occidentaux honnêtes et responsables, liés par l'obligation de réserve, mais encore plus par un impératif moral catégorique les faisant se délier de celui qui tend à être majeur et unique aujourd'hui dans les relations tuniso-européennes : l'intérêt mercantile.
À M. Jomaa, à la veille de son voyage à Bruxelles, ils disent donc : Agissez avec l'intelligence et le fin sens politique qui vous sont connus, de sorte que la question de l'intégration de la Tunisie à l'Europe soit la priorité des instances européennes dès le lendemain des futures élections à l'échelle du continent.
Et en ultime conseil qu'ils se permettent de donner en toute lucidité à leurs amis de Tunisie, ils me chargent de celui-ci que je ne fais que rapporter, ayant personnellement des scrupules à le formuler : «Rappelez-vous toujours que vous êtes issus d'une civilisation grandiose qui était florissante quand nos propres ancêtres montaient encore aux arbres ! Donc, dites-vous bien que vous ne mendiez point en exigeant ce qui tombe sous le sens, outre le fait d'être votre droit au nom des valeurs d'égalité que nous devons avoir en partage. Cela doit l'être dans le cadre d'une aire de civilisation, un espace de démocratie qui soit d'abord et avant tout concrète et non simplement formelle, donc humaniste.»
Farhat Othman
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