Opinions - 15.01.2014

De la démocratie libérale à la démocratie délibérative

En observant l’évolution de la situation politique de notre pays, j’ai été saisie de nouveau de cette aspiration à la démocratie réelle, durable et inclusive. Alors je suis revenue à un article publié en octobre 2011 dans la lettre de l’IRMC, où ce que j’y avais écrit paraissait utopique pour certains à commencer par moi-même. J’avais écrit, entre autres:

«Si on admet que la démocratie est d’abord une attitude et un comportement, il apparaît clairement que l’exercice doit commencer au niveau des structures de base locales. L’institution d’une démocratie locale fera le lit d’un système démocratique à l’échelle nationale. C’est lorsque le citoyen aura expérimenté concrètement la confrontation avec les opinions différentes, qu’il aura compris que l’acceptation de la différence est la condition sine qua non du vivre ensemble, qu’il aura pratiqué la liberté d’expression sans être exclu pour autant, qu’il aura pris part à la réalisation d’objectifs partagés dans le respect des lois, c’est alors qu’il sera plus à même de saisir le sens de la démocratie à l’échelle nationale et de se soucier des diversions par rapport à ses principes fondamentaux d’égalité et d’équité.  Ce sera un apprentissage de longue haleine qui exigera beaucoup de pédagogie et de patience. Mais sans cela, sous prétexte de démocratie, on ne récoltera que des vœux pieux aisément contournables par les acrobaties et l’hypocrisie politiques. Ceci dans le meilleur des cas, le pire étant la résurgence d’une nouvelle dictature.

Et si au lieu d’une dictature, on peut espérer que la Tunisie qui a vu éclore la première révolution du 21e siècle, pourra jeter les bases d’un nouveau modèle démocratique plus juste, plus englobant des différentes composantes de la société et plus équitable dans la répartition des richesses par le fait des acteurs sociaux et non d’un quelconque « Big Brother » . D’aucuns rétorqueront que cela est utopique. Mais l’utopie  a cet avantage de remettre à plat les idées reçues, ce qui la rend porteuse de changement.  Osons espérer que de la révolution du 14 janvier, la plus pacifique du monde si l’on considère le nombre de victimes qu’elle a occasionnées, pourrait naître une démocratie qui n’est pas une « forme corrompue de la république ». A cet égard, un signe positif peut être déjà relevé à savoir l’éclosion d’un élan collectif de création d’associations . Le tissu associatif peut servir d’outil pour aider les citoyens à prendre conscience de leurs droits, contribuer à la réduction des différences entre riches et pauvres, milieu rural et milieu urbain, hommes et femmes et assurer le contrôle de la gouvernance des institutions qu’elles soient politiques, administratives ou économiques. Plus que jamais, la démocratie rime avec la bonne gouvernance et celle-ci n’est durable qu’en présence d’un contrôle social assurant la redevabilité des gouvernants. De même pour construire une société démocratique il faudra rompre avec l’idée d’Etat providence et stimuler des synergies entre les structures de la société civile et celles de l’Etat (locales, régionales et nationales).  Cela implique la prise de conscience chez le plus grand nombre qu’il existe des chances pour peser sur les décisions, de participer activement à la vie publique en agissant, en s’exprimant et en critiquant. En revanche, la participation a pour corollaire la responsabilisation. Si les citoyens participent à la gestion de leurs affaires, ils devront assumer le partage des responsabilités, leur redevabilité au même titre que celles des commis de l’Etat. En échange, ils auront quitté la condition d’individus passifs, victimes des choix politiques pris en leur nom, et se retrouveront au cœur de l’action et de l’initiative. Alors les citoyens quitteront le statut de sujets pour celui d’acteurs responsables de l’édification d’un système démocratique réel qui ne s’arrête pas au vote partisan. »

Aujourd’hui en janvier 2014, je constate les prémices d’une évolution de mon pays vers la « démocratie délibérative »  selon les termes du philosophe politique allemand Jürgen Habermas. En l’absence d’une classe politique expérimentée et d’un leadership incontestée, le pays a été mis sur cette voie démocratique difficile mais irréversible. Dès le moment où la légitimité de la démocratie « libérale » qui a produit l’Assemblée Nationale Constituante a été contestée voire même jugée obsolète par certains politiciens et non des moindres, la classe politique en association avec une direction collégiale faite de quatre organisations nationales de la société civile dont les principales sont celles des travailleurs et du patronat, s’est engagée dans la construction de ce qu’on a appelé « une légitimité consensuelle ». Les succès enregistrés jusque-là à travers les consensus relatifs aux articles déjà votés de la nouvelle constitution, au choix d’un chef de gouvernement indépendant, à l’élection des membres de l’Instance Supérieure Indépendante des Elections ISIE et de son président, constituent les premières pierres jetées sur le chemin d’une démocratie délibérative. 

Deux principaux facteurs ont favorisé cette tendance. La première c’est que les élections d’octobre 2011 ont ouvert une vaste arène pour la classe politique plutôt que d’enclencher une politique pour la résolution des problèmes politiques, sociaux et économiques. Cette arène a constitué le lieu d’extériorisation des conflits refoulés, s’exprimant d’abord par la violence verbale (stigmatisation d’Ennahdha, accusation des leaders de gauche d’apostasie, plateaux houleux sur les télé privées) puis physique (lynchage de Lotfi Nagth représentant du parti Nidaa Tounes en ascension, assassinat de deux éminents leaders politiques). Une vague de violence, de sit-in et de grèves a conduit finalement à l’infiltration du pays par les groupes terroristes aux aguets de tout désordre éclatant sur un territoire. Les forces de sécurité et l’armée nationales ont payé un lourd tribut en vies humaines  à cause de ces troubles politiques. Pendant ce temps, une fois réalisées, les élections de 2011 n’ont cessé d’exacerber les attentes de la population qui, au lieu de voir sa situation s’améliorer, constate avec amertume son pouvoir d’achat s’éroder, sa sécurité menacée et le fossé se creuser entre elle et ceux qui sont sensés la représenter à l’ANC et au gouvernement.

Ainsi, sont apparues au grand jour les limites de la démocratie « libérale » sur fond de divergences politiques inconciliables dont les acteurs ne connaissent d’autres formes de relation que le conflit entre partis opposés. Les partis au pouvoir ont fait le constat de l’impossibilité de gouverner efficacement en misant uniquement sur une majorité à l’assemblée. Ce qu’ils ont perdu de vue c’est que la démocratie élective met fin à la traditionnelle hiérarchie du pouvoir étatique et favorise l’émergence de plus d’un centre de pouvoir au sein de la société avec qui l’Etat doit composer et collaborer pour gérer sans accroc la chose publique. Pour cela il aurait fallu que ce dernier se départît de la conception du pouvoir hiérarchique et qu’il admette de gouverner en présence d’un paysage politique dominé par une « polyarchie » qui impose le partage des pouvoirs.

L’une des principales conséquences des élections libres est la révélation de la diversité et de la complexité de la société longtemps occultée par la dictature d’un parti. Le gouvernement dans la diversité et la complexité exige davantage de capacités de bonne gouvernance, de communication, de négociation et de participation dans la gestion des affaires publiques. Or ce qui s’est produit après la prise de pouvoir par la Troïka ou, plus précisément par Ennahdha, c’est la prédominance d’une vision politique simpliste orientée à la fois vers la neutralisation de l’opposition et vers la « purification » des institutions de l’Etat. Ses principaux soucis étaient d’éliminer l’élite politique expérimentée sous prétexte de collaboration avec l’ancien régime même si rien n’est rien reproché au plan éthique à la majorité de cette élite, d’assouvir son ressentiment envers tout ce qui a fait partie du régime déchu et de mettre la main sur les institutions nationales en vue d’imposer un modèle de société étranger au profil des Tunisiens et de garantir une perpétuation du pouvoir acquis grâce aux premières élections d’après la révolution.

Ce que les Nahdhouis et leurs alliés n’ont pas intégré dans leur modèle de gouvernement c’est qu’en plus de la complexité, le pays évolue dans un contexte globalisé et post moderne. Cela veut dire que le pouvoir de l’Etat-Nation n’est plus celui de l’Etat westphalien aux frontières contrôlées et à l’autorité incarnée par les lois et les règlements qu’il produit et qui serait incontestée.

La sphère du pouvoir de l’Etat post moderne est désormais rétrécie. Elle est entamée par les normes internationales, les impératifs de la gouvernance internationale menée par les organisations internationales auxquelles l’Etat national adhère, l’émergence de centres de pouvoir au sein de la société civile et la porosité des frontières entre la sphère économique et la sphère politique. En conséquence le savoir et la capacité de résoudre les problèmes n’appartient plus exclusivement ni aux gouvernements, ni aux institutions internationales, ni aux entreprises économiques ni aux organisations de la société civile. Il est partagé entre toutes ces instances. Gouverner efficacement dans un contexte postmoderne dépend non du pouvoir de légiférer, « on ne change pas la société par décret » dixit Michel Crozier, mais de la capacité de gérer les interactions entre les différents « nœuds » de pouvoir en présence aussi bien au niveau international, national que local.
La postmodernité a entraîné un changement de paradigme dans la gestion démocratique des Etats. La démocratie libérale fondée sur l’individualisme (un individu égal un électeur égal des aspirations personnelles égal une voix), cède la place à la « démocratie délibérative » qui reconnaît

  • L’existence de plusieurs centres de pouvoir qui orientent les comportements aussi bien par la loi, la règle que par les valeurs et les normes sociales
  • L’interactivité et le réseautage qui doivent primer sur les actions individuelles
  • L’émergence ininterrompue de nouvelles normes partagées à travers l’interaction et pas nécessairement dues à l’autorité institutionnelle
  • La recherche de la légitimité à travers la connectivité avec l’environnement social
  • La reconnaissance que l’autorité et la loi ne sont pas les seuls moyens de régulation mais qu’ils s’associent à l’autorégulation d’acteurs sociaux qui ne sont plus désormais de simples objets mais des auteurs de la loi.

L’engagement du « dialogue national » depuis quelques mois et les succès déjà enregistrés  constituent les premiers pas faits par notre pays  vers l’institution d’un modèle de démocratie délibérative. Plus que l’élimination des conflictualités cela va favoriser leur explicitation et stimuler l’apprentissage de leur gestion. La situation est donc fragile et vulnérable, il faudra œuvrer pour capitaliser sur les acquis, fussent-ils maigres, des expériences réalisées tout au long du dialogue national. Toutefois, tant que l’extension de cette approche de la démocratie au niveau régional et sectoriel ne figure pas dans l’agenda de la classe politique, les risques d’échec de l’instauration de la démocratie délibérative, durable et irréversible, restent grands. Or on constate, malheureusement, que le débat national reste dominé par les élections législatives et présidentielles et peu de politiciens se soucient des élections municipales ou celles de conseils régionaux. Même si on évoque la décentralisation de temps à autre, aucun débat concernant la gouvernance locale n’est encore sérieusement enclenché. Et pourtant des grèves générales dans des gouvernorats entiers ont été organisées (Gabès, Kebili, Kasserine…), des grèves et des sit-in ont  mobilisé divers corps de métier (médecins, juges, enseignants, huissiers…). Ces mouvements sociaux peuvent être considérés comme un appel du pied des composantes de la société civile pour la participation au pouvoir de décision et l’affirmation que ce pouvoir, désormais, n’est plus l’apanage  d’une autorité centrale fusse-t-elle élue.

Riadh Zghal
Professeur émérite et consultante internationale