Le ras-le-bol des médecins
Quelle mouche a donc piqué les jeunes médecins ? Les internes et les résidents en médecine tunisiens sont entrés en grève le 9 décembre 2013 et ont délaissé pour six jours leurs services et leurs patients. Aux cris de « Oui aux solutions radicales. Non aux politiques populistes ! », ils entendent dénoncer les abus du gouvernement et de l’assemblée postrévolutionnaires.
Dans un but électoraliste et après l’échec des tentatives d’application de la loi anticonstitutionnelle n°2010-17 qui prive les médecins spécialistes des deux sexes des critères habituels de sursis et d’exemption au service civil (ex. : soutien de famille, père ou mère de famille, parents à charge, etc.), le ministre de la santé a utilisé des députés de sa propre mouvance politique pour tenter de faire voter par l’ANC une loi encore plus scélérate. Ce projet de loi présenté par la commission des affaires sociales interdit aux médecins spécialistes nouvellement diplômés de s’installer dans le privé et leur impose trois années de travail obligatoire dans des services dépendant des structures de la santé publique. Après ces trois années, il leur sera généreusement délivré un certificat qui constituera une nouvelle condition pour s’installer dans le secteur libéral.
Au cours des négociations passées au sujet de la loi n° 2010-17 relative au service civil, de hauts responsables du ministère de la santé ont menacé les représentants syndicaux des internes et des résidents en médecine : « Vous refusez l’année de service civil. Bien… Sachez que nous avons sous la main un projet de trois années de travail. » La menace est en train de se concrétiser.
Ce fut un coup de tonnerre dans le milieu médical ! Le Conseil National de l’Ordre des Médecins et la Conférence des Doyens des Facultés de Médecine de Tunisie « ont fait part de leur étonnement que les deux instances (Facultés de médecine et CNOM) n’aient pas été, comme il est d’usage, officiellement saisies pour donner un avis sur un projet aussi important. » Le bureau fédéral de l’UGET au sein de la faculté de médecine de Tunis a considéré pour sa part que « ce projet de loi vise à détourner l’opinion publique des vrais problèmes dont souffre l’hôpital en mettant tous les maux du secteur de la santé sur le dos des médecins spécialistes. »
Les internes et les résidents en médecine qui ont déposé en bonne et due forme une demande officielle d’audience à l’intention du ministre de la santé dès le 23 avril 2013 n’ont jamais été réellement entendus et se sentent de plus en plus mal à l’aise dans la position où l’on tente de les enfermer. Il n’y a pas comme tente de le faire croire le ministère de la santé, une seule et unique solution qui résoudrait le problème de l’accès aux soins des Tunisiens qui vivent dans les régions de l’intérieur.
Non Monsieur le ministre de la santé, les jeunes médecins ne sont pas responsables des carences sanitaires dans la Tunisie profonde ! Non Monsieur le ministre, les jeunes médecins ne sont pas tous des citadins opportunistes qui ne pensent qu’à leur confort matériel! En simplifiant à outrance la donne, Monsieur Abdellatif Mekki attise la haine sociale à l’égard des médecins considérés à tort comme des profiteurs et des ennemis de classe. Le RCD est tombé, mais ses méthodes perdurent. Une véritable révolution est celle qui change radicalement les mentalités. Tant que nous ne nous débarrasserons pas des réflexes passés, nous serons toujours hantés par le spectre de la dictature.
Les solutions réalistes et réalisables ont été proposées par l’UGTT, le Conseil National de l’Ordre des Médecins et les Doyens des Facultés de Médecine : 1. A court terme, il s’agira de mettre en place un partenariat entre les grands centres hospitalo-universitaires du littoral et les régions de l’intérieur. [C’est le projet défendu par les Doyens des Facultés de Médecine.] 2. A moyen terme, il faudra créer de véritables pôles de santé pluridisciplinaires à l’échelle de grandes régions regroupant plusieurs gouvernorats. [C’est le projet défendu par l’UGTT et le Conseil National de l’Ordre des Médecins.]
La bonne volonté existe chez les médecins. Après tout, ils ont eux aussi la fibre patriotique et l’intérêt de leurs concitoyens leur tient à cœur, eux qui sont confrontés quotidiennement à la souffrance et à la maladie. Cependant, ils ne sont en aucune façon, prêts à accepter des mesures injustes, populistes et qui leur attribuent tous les torts.
Non Monsieur le ministre, si la Santé tunisienne va si mal, ce n’est pas la faute des médecins! C’est celle des politiques menées par Bourguiba et Ben Ali, mais aussi la vôtre, vous qui créez de faux problèmes et fermez les yeux sur les plaies qui minent réellement notre système de santé publique : l’activité privée complémentaire qui aboutit à la privatisation des hôpitaux publics, la malhonnêteté de certains confrères qui exercent dans l’intérieur, le manque chronique de médicaments et de matériel de base (et ce jusque dans les grands hôpitaux de la capitale) et la faible part du budget national alloué à la santé.
Monsieur le ministre, avant de pointer du doigt les jeunes médecins, apprenez d’abord à faire votre autocritique!
Karim Abdellatif