A l'adresse de la jeunesse tunisienne
Mélancolique, angoissée, déboussolée, frustrée et parfois même désespérée au point de verser dans la voie facile de l’extrémisme et de la violence, la jeunesse tunisienne l’est indéniablement. Elle risque malheureusement de le devenir davantage si le pays se révèle incapable de répondre à ses aspirations les plus profondes, les plus légitimes et les plus urgentes. Elle a pourtant payé le prix du sang.
Ce qui a conduit à la chute du régime de Ben Ali n’est point le travail de sape de l’opposition politique comme on essaie de le faire croire mais bien le désespoir des jeunes Tunisiens. Prenant des risques terribles, cette jeunesse s’est jetée dans la bataille sans calcul, animée qu’elle était par le feu du désespoir. Si l’on examine de près l’âge des morts de la «révolution», on s’apercevra qu’il dépasse rarement la trentaine. C’est dire que c’est la jeunesse tunisienne qui a payé le tribut le plus lourd à cette « révolution». Encore aujourd’hui, la flamme de la résistance à l’absolutisme et à l’obscurantisme est entretenue essentiellement par les jeunes et les femmes, et ce n’est pas là un hasard. Cette dimension sociologique et démographique des choses n’est pas appréciée à sa juste mesure sinon les préoccupations de la jeunesse tunisienne auraient été plus sérieusement prises en compte par la classe politique. Que veut cette jeunesse ? L’emploi et la justice économique et sociale, certainement, la liberté de penser et de croire, l’accès à une culture non imposée, la joie de vivre, le droit au bonheur en quelque sorte, mais aussi de la considération, de la reconnaissance et de la fierté, une participation effective au gouvernement du pays, un projet mobilisateur et une ambition nationale affichée.
Que lui propose-t-on ? Rien de tout cela. On peut penser qu’à défaut, les partis politiques se seraient consacrés à l’éducation politique des jeunes et à leur apprentissage dans la gestion des affaires publiques, ce qui constitue le premier devoir des partis politiques. Que nenni ! Comment ces partis peuvent-ils le faire d’ailleurs s’ils sont incapables, eux-mêmes, d’aller aussi loin dans la réflexion, la programmatique et l’action. Prenons comme premier exemple de cette contradiction la question centrale de l’emploi et du chômage. Ce problème n’a jamais été exposé à la jeunesse tunisienne avec la justesse et la rigueur qu’il faudrait sinon elle se serait vite rendu compte que la résorption du chômage appelle obligatoirement un ensemble d’actions cohérentes de termes différents : redéfinition de la stratégie économique, réforme de la formation universitaire, refonte complète de la formation professionnelle (structure et contenus) et de la gestion du marché de l’emploi, assainissement de l’Etat et de ses finances, élargissement des perspectives économiques et politiques nationales vers un Maghreb à édifier en toute urgence et par-dessus tout du sérieux, de l’effort et de l’imagination.
Or ces questions sont absentes du débat public et n’entrent pas encore dans les préoccupations « exprimées » de la jeunesse tunisienne elle-même. C’est d’autant plus paradoxal qu’en raison de notre système de retraite, c’est cette même jeunesse qui supportera dans l’avenir le lourd poids financier du vieillissement de la population. Prenons un autre exemple : l’équité sociale. Dans un pays gangrené depuis des décennies par la reproduction sociale, on peut raisonnablement penser que la priorité des priorités doit aller à une réforme profonde de l’éducation nationale puisque le moteur essentiel de la mobilité sociale est l’école. Or ce moteur est depuis longtemps en panne. La réussite scolaire, les résultats au baccalauréat et leurs implications sur le choix des filières et l’emploi sont devenus moins une affaire de méritocratie qu’une affaire de milieu social et de région de résidence.
La question qui se pose alors est de savoir comment peut-on briser ce cycle infernal sans que les syndicats, les parents d’élèves et le corps enseignant acceptent que l’on revienne, nécessairement, sur les critères d’affectation du corps enseignant, l’îlotage, les fameux 25% au bac ou les cours particuliers ? Autrement dit, la question lancinante à laquelle il faut répondre est: qui accepterait de dépasser son corporatisme et ses intérêts particuliers pour consentir à une réforme excessivement difficile mais qui est à la base, en fin de compte, de la circulation sociale, de la paix civile et de la solidarité nationale ?
On peut certes évoquer d’autres problématiques aussi cruciales, mais l’essentiel, ici, est d’observer que les débats fondamentaux sont continuellement parasités par l’évènementiel et les joutes politiciennes, juridiques et constitutionnelles; et que la jeunesse tunisienne ne prend suffisamment pas en charge les réformes de structure indispensables à la régénérescence du pays. Or, aucune autre composante de la société ne peut faire tomber les barrières et se projeter en avant. Il est vrai que notre jeunesse baigne dans une culture politique dominante qui ne va pas au fond des choses et qui a du mal à transformer la contestation en un vrai programme d’action de gouvernement. Un régime réellement démocratique, une société tolérante et apaisée, un idéal élevé, une ambition nationale partagée et une solidarité sociale et régionale retrouvée, voilà ce que la jeunesse tunisienne veut. Ce qu’elle n’exprime pas encore clairement tourne autour du recouvrement de la place de notre pays dans le concert international, source de fierté nationale; la transformation du capital humain, notre seul capital, en moteur de progrès alors qu’il ne constitue à l’heure actuelle qu’un boulet ; l’assainissement de la vie politique à travers l’adoption d’un mode de scrutin qui laisse peu de place au jeu destructeur des partis politiques et enfin l’édification d’un Maghreb uni, seul moyen de lui assurer des lendemains moins incertains.
Cette tâche herculéenne est à la mesure des ambitions de la jeunesse tunisienne pour peu qu’elle se décide enfin à l’accomplir par elle-même, avec l’aide des générations les plus anciennes si possible, sans ou contre elles s’il le faut. Car c’est dans cette reconstruction que notre jeunesse pourra se reconstruire elle-même. A elle alors d’en prendre conscience et d’y consacrer toute son énergie et tout son enthousiasme.
Habib Touhami