Opinions - 06.08.2013

Tunisie : le spectre du « coup de Prague »

L'écrivaine d'origine tchèque Hélène Bourgois fait ici le parallèle entre l'attitude des islamistes tunisiens et celle des communistes tchécoslovaques en 1948. Une comparaison des plus pertinentes, dans l'inquiétude même qu'elle peut suscite.

L’assassinat du député tunisien d’opposition Mohamed Brahmi évoque pour moi, une fois de plus, l’histoire de ma Tchécoslovaquie natale. Pour m’en alarmer, cette fois.

En janvier 2011 j’étais pleine d’espoir, en effet. D’aucuns comparaient le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi avec celui du Tchèque Jan Palach qui s’immola à Prague en 1969, en un mois de janvier lui aussi. Même geste de désespoir d’une jeunesse qu’un régime momifié et honni privait de toute espérance. Martyr infligé à soi-même sans désir d’attenter à la vie d’autrui.

Mais les circonstances géopolitiques n’étaient pas comparables. Le suicide de Jan Palach avait marqué la mort du Printemps de Prague. Celui de Mohamed Bouazizi annonçait l’avènement du Printemps de Tunis. Alors que les Tchèques avaient dû céder devant les tanks des «pays frères» et attendre 20 ans – 1989 - pour jeter à bas le régime communiste et entamer la difficile construction de la démocratie, la Tunisie avait le champ libre. Je m’en réjouissais: pas de «Grand frère soviétique», pas d’armées «fraternelles» du Pacte de Varsovie . Heureuse Tunisie, 20 ans de gagnés ! 

C’était compter sans d’autres «frères».

Car l’avenir du Printemps de Tunis ne fut pas celui que j’avais espéré. L’absence de la menace extérieure ne suffisait pas pour créer les conditions de possibilité d’une transition démocratique. On devait aussi – et je l’avais négligé – prendre en considération les forces à l’œuvre dans la société tunisienne elle-même. Pourtant, j’aurais dû y penser. Car s’il y avait bien une analogie avec la Tchécoslovaquie ce n’était pas avec celle de la « révolution de velours » de 1989. Non. La situation tunisienne rappelait plutôt celle qui prévalait en Tchécoslovaquie à la veille du « coup de Prague » de février 1948, ce «février victorieux» où les communistes réussirent à instaurer un régime totalitaire grâce aux instruments que la démocratie même mettait à leur disposition.

Il faut se souvenir, en effet, que, semblables en cela aux «frères» tunisiens, les «camarades» tchèques étaient arrivés au pouvoir par la voie démocratique. Ils avaient recueilli près de 40% des suffrages aux élections de 1946, les premières élections libres d’après-guerre. Et je repère dans la situation tunisienne d’autres traits encore qui rappellent la Tchécoslovaquie des années 1946/48. Rappelons les faits.

Profitant de leur victoire, les communistes ont nommé leurs hommes à tous les postes clé, dans l’armée et la police notamment. Ils ont formé et armé des milices populaires qui quadrillaient la population et semaient la terreur. Ils ont procédé à des arrestations d’opposants potentiels. Le 20 février 1948, en protestation contre cette confiscation progressive du pouvoir, les ministres des partis d’opposition ont démissionné. Et le 25 février, le gouvernement a été remanié au profit des seuls membres du parti et de leurs « compagnons de route ». Ainsi s’accomplissait le « coup de Prague » inaugurant un régime totalitaire qui allait durer 40 ans et dévorer bientôt ses propres enfants.

Le coup accompli, il ne restait au gouvernement qu’un seul ministre qui, bien qu’étiqueté « sans parti » , était ouvertement non communiste - l’emblématique Jan Masaryk, le fils du fondateur de l’Etat tchécoslovaque. L’affaire fut vite réglée. Le 10 mars 1948, son corps sans vie fut retrouvé au bas de son logement de fonction du Ministère des Affaires Etrangères. On conclut au suicide. Une foule immense suivit ses obsèques portant le deuil d’un homme et d’une démocratie.
 
En voyant à la télévision les images de la foule rassemblée autour du cercueil de Mohamed Brahmi, je ne pouvais m’empêcher de penser à l’émotion qui fut celle des miens ce jour-là.

Certes, en Tunisie rien n’est joué encore et un « coup de Tunis » n’est pas une fatalité. Comment l’éviter ? L’histoire tchèque ne donne pas de clé. Mais, assurément, sans l’unité et la coordination des forces démocratiques rien ne sera possible. A cet égard, ces deux petits pays, la Tchécoslovaquie et la Tunisie, avaient chacun dans sa région une spécificité et un atout: l’expérience – aussi courte et imparfaite qu’elle ait été – de l’état de droit démocratique instauré après l’indépendance par leurs pères fondateurs, Masaryk et Bourguiba. Les Tchèques n’ont pas su (pas pu ?) la mettre à profit en 1948. Souhaitons qu’à la faveur d’une situation géopolitique plus propice, les Tunisiens de 2013 ne fassent pas la même erreur.