J'ai mis vingt ans avant de voir Jellal Ben Abdallah se servir d'un pinceau
Parler de Jellal Ben Abdallah, c’est évoquer l’histoire de la peinture tunisienne et, accessoirement, celle qui nous lie depuis une trentaine d’années.
A 18 ans, tout fraîchement reçu au baccalauréat du collège Sadiki, je reçois de lui un rouleau de papier qui, déployé, révèle un dessin représentant un jeune poulain. Un tableau peut donc ne pas être à plat et emprisonné dans un cadre?
Sur fond clair aux tons dégradés, le trait dessine très simplement de magnifiques arabesques et seul l’œil de l’animal est achevé. L’œil, déjà ! Premier contact avec une œuvre d’art achevée telle qu’elle sort de l’atelier et qui exhale encore des relents de vernis. Je peux alors parcourir à loisir le papier sur lequel l’artiste a posé les doigts et deviner le point extrême où il a terminé son geste avant de revenir à lui-même.
Bien plus tard, j’apprends que les dessins donnés en cadeau par le peintre à des proches figurent souvent des chevaux pour les jeunes gens et des colombes pour les demoiselles : Me voici a posteriori rassuré sur mon appartenance au genre masculin grâce à la Peinture !
Ce jour-là, je me suis identifié à ce dessin, un dessin-cadeau à valeur prémonitoire: Jellal m’aurait-il déjà adopté et adoubé par ce geste faisant de moi son poulain ?
Les gènes du présent ouvrage seraient ainsi d’emblée inscrits dans cet acte fondateur, dans cette genèse.
Plus tard, lorsque j’ai voulu être reçu à l’atelier du peintre, c’est sur rendez-vous, et la déception qui m’y attend alors est à la hauteur de mes espérances : toute trace de peinture fraîche est soigneusement gommée et il n’est pas encore question de voir l’artiste manipuler ses pinceaux. Je suis alors loin d’imaginer qu’un jour viendra où il me chargera de trouver tel ou tel dessin «puisque tu connais mon atelier bien mieux que moi».
Car j’ai fini par y avoir mes habitudes et je suis désormais toléré quelques minutes pour y boire le café. Nous y discutons et Jellal me montre enfin quantité de trouvailles accumulées au fil des ans et quelques tableaux inconnus du grand public. Peu à peu, j’acquiers le droit de voir ses esquisses et dessins au crayon - jamais exposés — ainsi que les maquettes des grandes fresques. Tandis qu’il les remise, je dispose de quelques instants pour regarder furtivement dans «l’arrière-boutique» où de grandes études, tout de bistres et de noirs, m’accrochent déjà le regard !
«Je crois que Latifa t’appelle» est la phrase tant redoutée qui sonne le glas du départ et mon hôte doit parfois bien s’y reprendre à deux ou trois reprises avant que je ne consente à quitter les lieux. J’ai mis vingt ans avant de voir Jellal Ben Abdallah se servir d’un pinceau.
C’est pour exécuter une signature. Cinq interminables minutes pour choisir la couleur et cinq autres pour décider du pinceau qui va graver la célèbre calligraphie sur le papier…
A.B.
(Extraits de l’avant-propos)