Loi d'exclusion : cinq grandes questions
La troïka au pouvoir a présenté fin novembre, par le biais de 71 membres de l’assemblée constituante, un projet de loi très controversé sur « la fortification de la révolution », qui est en fait appelé par l’opposition et la société civile « loi d’exclusion politique ». C’est ce qu’on appelle aussi, comme dans certains pays de l’Europe de l’Est après 1989, les lois de lustration. Une loi semblable est également en cours de discussion en Libye.
Sur le plan de la « moralité », cette loi vise à purifier la vie politique de l’après révolution, en écartant les membres qui ont occupé sous le régime de Ben Ali des postes politiques au gouvernement, au parlement, dans l’administration, dans les régions, dans les services de sécurité et dans le parti, le RCD, de toute éligibilité et de certains emplois publics sensibles.
Sur le plan politique, cette loi d’exclusion vise le parti Nidaa Tounès, devenu le plus sérieux concurrent d’Ennahdha et de la troïka, parce qu’on suppose que plusieurs collaborateurs de l’ancien régime y ont adhéré et le soutiennent.
On peut faire à propos de cette loi cinq observations :
1. La contre-révolution est visée, mais qu'est-ce qu'elle signifie exactement ?
Dans le bref exposé des motifs de la loi, ce sont les courants de la contre-révolution qui sont visés. La contre-révolution n’est pas définie, mais d’après sa définition habituelle et les indications données dans cet exposé des motifs, elle peut s’appliquer tant aux Rcdistes qu’au parti Ennahdha dans son comportement post-révolutionnaire.
Toutes les attitudes qui tirent vers le passé, politique ou religieuse, qui tentent de remettre en cause les nouveaux principes de la révolution, c’est-à-dire la liberté, la dignité, la démocratie, l’égalité par des moyens passéistes, traditionnels, tels que la shari’a, le califat, l’atteinte au sacré, la complémentarité de la femme, ou qui recourent à la violence, la division, la discrimination, la haine et aux préjugés rentrent dans la catégorie des courants habituels de la contre-révolution.
Il est en effet explicitement dit dans l’Exposé des motifs, avec un style littéraire romancé, ni juridique, ni politique, qu’ : « Il est du devoir des responsables et des garants des révolutions de prendre l’initiative de fortifier la révolution dès le début en vue de vérifier sa source sur la terre profonde de sa naissance… et il est du devoir des responsables de l’après-révolution de prendre l’initiative d’une nouvelle loi qui la préserve du retour des acteurs du despotisme… ». La loi devrait ainsi préserver le pays de tout retour du despotisme, quel qu’il soit, qui paraît contraire aux principes de la révolution.
Or, la contre-révolution la plus dangereuse, la plus concrète, celle qui a un effet immédiat sur la vie des gens dans le pays est celle qu’on observe aujourd’hui quotidiennement dans les actes et l’action d'Ennahdha, parti au pouvoir.
Officiellement, le RCD, incarnation officielle de l’Ancien régime, est mort, il a été abrogé. Les actions les plus graves de l’ancien régime et du RCD sont, elles, en cours de traitement par la justice. La contre-révolution Rcdiste d’aujourd’hui paraît être beaucoup plus une guerre de mots qu’une réalité politique. Mais, la violence palpable qu’Ennahdha autorise aujourd’hui après la révolution, des salafistes jusqu’aux ligues de protection de la révolution, reste manifestement impunie.
Aujourd’hui, la contre-révolution des islamistes tue, assassine, agresse femmes et enfants, envahit par la force le siège des syndicats et partis, emprisonne et frappe les journalistes et les intellectuels, empêche les manifestations pacifiques de la société civile, utilise les mosquées pour la propagande religieuse. S’agit-il ici de défense de la révolution, comme il est dit dans l’exposé des motifs du projet de loi ?
Il aurait donc été plus opportun d’élargir dans l’article 2 du projet de loi la durée et le champ d’application visée de ce texte : non pas des élections du 2 avril 1989 (première élection frauduleuse de l’ère Ben Ali) au 14 janvier 2011 (date de la fuite de Ben Ali), mais du 2 avril 1989 jusqu’à aujourd’hui. En matière de contre-révolution, il n’y a pas deux poids, deux mesures. Ou on punit tous les comportements de la contre-révolution qui nuisent au processus de la révolution, d’avant et d’aujourd’hui, ou on ne punit personne. Car la contre-révolution est non seulement un concept qui a un certain sens, mais qui est en plus lourd de conséquences graves.
2. Les politiques de mémoire sont nécessaires mais pas dans une optique de vengeance
On sait que Nidaa Tounès est le seul parti visé par ce projet de loi en raison de sa progression en tant que force politique. Si on observe la législation comparée et la vie politique de différents pays, on constate qu’il y a plusieurs moyens de suppression des partis :
- Interdiction pure et simple de création de parti : cas des systèmes de parti unique. La Tunisie, les pays arabes et africains l’ont déjà expérimenté ;
- Suspension et dissolution pour non-conformité à la loi et à la constitution (dans toutes les législations des pays démocratiques), tantôt par le ministère de l’Intérieur, tantôt par une décision de justice, tantôt par les cours constitutionnelles. En Allemagne par exemple, le tribunal constitutionnel peut suspendre l’activité d’un parti et prononcer son interdiction s’il viole la constitution ;
- Soumission à une nouvelle législation appelant les partis à se regrouper ou à disparaître, en posant des conditions draconiennes. C’est le cas de la loi adoptée le 11 juillet 2001 en Russie sous l’impulsion du Président Vladimir Poutine. D’après cette loi, le parti doit avoir 10 000 membres répartis dans la moitié des 45 Sujets (ou entités) de la Fédération, les aides privées sont limitées à 3000 roubles, etc. Cette loi voulait réduire le nombre des partis qui était de 199, rationaliser les nouvelles majorités et renforcer le contrôle de l’Etat. La loi a réussi à réduire le nombre de partis. Seuls 19 partis ont pu en effet satisfaire à ces nouvelles exigences ;
- Baisse sensible de la représentativité électorale du parti : les électeurs cessent ici de voter pour certains partis aux élections législatives jusqu’à les faire disparaître. C’est le cas notamment des partis communistes en Europe en Europe de l’Ouest, puis de l’Est, qui se sont d’ailleurs transformés ou ont changé de nom ;
- Et enfin les lois d’exclusion, qu’on appelle aussi les lois de lustration (rite de purification d’une personne ou d’une institution ou d’un lieu), qui rentrent dans les politiques de mémoire, censées être nécessaires à la démocratisation du système politique.
Les politiques de mémoire sont nécessaires. Mais pas n’importe comment. Pas dans le cadre de la vengeance, pas dans le cadre de la liquidation des vaincus par les vainqueurs. En Tunisie, la loi d’exclusion se veut une vengeance collective, radicale, sans nuance, sans distinction, contre toute l’ancienne classe politique au pouvoir mise dans le même sac : les mauvais, les moins mauvais et les bons.
Il y a une double vengeance : vengeance contre une ancienne classe politique qui a emprisonné, condamné et exilé les islamistes et les démocrates et vengeance d’une nouvelle classe sociale humiliée contre une autre supposée être privilégiée. L’ancienne classe politique privilégiée est surtout supposée soutenir le mouvement libéral et réformiste Nidaa Tounès et son leader symbolique, Béji Caïd Essebsi.
Il ne s’agit plus de politique de mémoire, mais d’une loi de calcul politique. La troïka craint le rééquilibrage du jeu politique par Nidaa Tounès. Au niveau du timing, la loi d’exclusion est sortie juste au moment où Nidaa Tounès devient menaçant dans les sondages, où la chute des alliés d’Ennahdha, CPR et Ettakatol, est devenue spectaculaire, et où les difficultés politiques, économiques et sociales de toutes sortes sont devenues insurmontables pour la majorité.
3. Il était préférable d'attendre la Constitution et la cour constitutionnelle
Dans quels contextes sont apparues ces lois d’exclusion dans les systèmes comparés, et notamment en Europe de l’Est ? En effet, certains pays de l’Europe de l’Est ont connu après 1989 de telles lois. La plus répressive était celle qui a été adoptée le 4 octobre 1991 par la Tchécoslovaquie, qui concernait des dizaines de milliers de personnes qui avaient des fonctions dans le régime communiste et qui prévoyait des interdictions professionnelles dans plus de dix secteurs d’activités. Mais cette loi ne visait que les membres des forces de sécurité, les secrétaires d’un organe du PC tchécoslovaque, des milices populaires et des étudiants à l’Université Félix-Dzérijinski.
Dans la plupart des autres pays de l’Europe de l’Est, les lois d’exclusion ont été adoptées dans des pays où le processus de réconciliation a été engagé à la suite de négociations, conférences et des tables-rondes tenues entre les anciens dirigeants et les nouveaux partis et membres de la société civile. Elles ont été adoptées souvent après l’adoption de nouvelles constitutions démocratiques (Pologne, Hongrie).
Et puis, il y avait des cours constitutionnelles qui contrôlaient le processus même d’exclusion par les lois. Ainsi, en Albanie la cour constitutionnelle a estimé que la loi d’exclusion de 1993 n’était pas conforme à la constitution. En Tchécoslovaquie, la cour constitutionnelle a considéré que la loi de 1993 était « globalement », mises à part des questions mineures, conforme à la constitution. Le tribunal constitutionnel de la Pologne a constaté dans son arrêt du 11 mai 2007 relatif à la loi de lustration de 2006 (qui a supprimé la première loi sur la lustration du 11 avril 1997) que 39 dispositions de la nouvelle loi sur 77 analysées n’étaient pas conformes à la constitution. Le tribunal a précisé notamment qu’il est « toujours indispensable de prouver la faute dans chaque occurrence individuelle, faute individuelle et non collective, ce qui amène la nécessité d’appliquer individuellement, et non collectivement les lois de lustration ».
Enfin, ces lois ne visaient pas à exclure les anciens partis communistes de toute participation politique. Bien au contraire, certains PC, comme le PC polonais, ont pu revenir au pouvoir et obtenir la majorité dans le cadre de la nouvelle démocratie. C’est la réconciliation par l’urne. Tous ces éléments ne sont pas encore établis en Tunisie dans le contexte du projet de « la loi de fortification de la révolution ».
Objectivement, la lustration ne sert qu’à éliminer ou à diminuer notablement les dangers pouvant surgir dans une démocratie naissante en quête de stabilité et de liberté. En luttant en Tunisie contre les reliques de l’ancien régime despotique et du RCD, l’Etat doit appliquer les règles de l’Etat de droit démocratique. Autrement, il n’est pas meilleur que le régime de Ben Ali.
Si la majorité n’était pas motivée par un calcul politique électoral, on aurait pu attendre l’adoption de la constitution et l’érection d’un tribunal constitutionnel, avant de songer à une telle loi d’exclusion. Cela aurait évité les règlements de compte expéditifs. Cela donnerait plus de garanties aux personnes visées et au système politique. Sans contrôle constitutionnel d’une telle loi, tous les abus politique de la majorité de la troïka sont possibles. Qu’elle soit votée par une assemblée constituante n’y changerait rien.
4. On peut exclure le RCD mais on ne peut exclure le courant bourguibien et Destourien. On ne supprime pas une réalité politique par une loi.
Il y a déjà eu plusieurs exclusions touchant les anciens dirigeants et collaborateurs du régime de Ben Ali.
- Le peuple a déjà exclu les dirigeants du passé le 14 janvier. Ben Ali et les siens se sont même exclus d’eux-mêmes par leur fuite ;
- Le RCD a été dissous par une décision de justice le 9 mars 2011 ;
- Les élections de l’assemblée constituante du 23 octobre ont certifié démocratiquement la défaite politique définitive de l’ancien régime et du RCD. L’arrivée d’une majorité islamiste est en elle-même une forme d’exclusion spectaculaire du RCD ;
- Les gouvernements successifs de la transition ont arrêté plusieurs dirigeants et responsables corrompus de l’ancien régime, et saisi leurs biens. La justice suit son œuvre, certains ont été jugés, d’autres attendent encore de l’être;
- Faut-il encore, comme l’a suggéré le caricaturiste de La Presse, Lotfi Ben Sassi, « dissoudre le peuple » pour satisfaire les désirs de la majorité actuelle ? Ou faut-il exclure tous les Tunisiens passifs de l’ère Ben Ali ?
Par ailleurs, s’agissant des anciens Rcdistes, certains se sont retirés du jeu politique par la force des choses ; certains autres font l’objet de poursuites judiciaires en raison de leurs forfaits ; d’autres non inquiétés par la justice, n’ayant rien à se reprocher, veulent redevenir citoyens ordinaires, ont accepté les principes de la révolution, et ont adhéré à différents partis politiques, des islamistes jusqu’à Nidaa Tounès, aux mouvements bourguibistes et destouriens, en passant par le CPR, Ettakatol et Al Aridha. Ils veulent participer pacifiquement à la nouvelle démocratie et à la refondation nationale. Où est le mal ?
Dans un Etat de droit et en démocratie, le citoyen a le droit de participer au débat et à la vie politique, tant qu’il n’a pas porté atteinte aux droits d’autrui. C’est le juge qui exclut selon la loi ; la politique, elle, cherche à construire et à intégrer. Comment des associations criminelles comme les Ligues de protection de la révolution, ont le droit de participer, par la violence même, au jeu politique, alors que des citoyens pacifiques, qui reconnaissent s’être trompés dans leur choix politique passé, sont exclus de la citoyenneté, sans avoir fait l’objet d’une action en justice ? Paradoxe politique. Une telle exclusion risque même de constituer un prétexte à la violence et à la guerre civile.
On peut exclure le RCD, mais on n’exclut pas le courant bourguibien et destourien et toutes les personnes qui se reconnaissent en lui. Ce courant réformiste représente un courant politique et culturel qui a des racines dans l’histoire du pays.
J’ajoute, il faut faire attention, si la loi cherche à exclure les anciens membres du RCD de toute responsabilité politique durant 10 ans, elle ne va pas les exclure de leur droit de vote. Or, par le droit de vote, ces citoyens, exclus des responsabilités politiques, vont certainement voter pour les partis représentant leurs courants, notamment pour Nidaa Tounès. Et là, on n’est pas encore sorti de l’auberge. Tant d’efforts pour rien de la part des islamistes. Sans compter le fait qu’un parti a des chances de se fortifier lorsqu’on cherche à l’exclure. On ne supprime pas une réalité politique par une loi.
5. Le pays reste dans la transition de crise, il n'a pas accédé au stade du partenariat politique
Il y a deux manières diamétralement opposées de fortifier la révolution :
- La manière de Robespierre, qui consiste pour les vainqueurs de persécuter et d’abattre les vaincus, et même les tièdes (Robespierre a soumis à la guillotine son ami Danton dans la Révolution, parce que ce dernier a commis un « crime » de modération) ;
- La manière de Mandela, celle qui a été expérimentée en Afrique du Sud et dans les pays de l’Europe de l’Est : celle de la réconciliation nationale. Réconciliation qui n’exclut pas des lois de lustration, raisonnables et méticuleusement contrôlées, sur les cas les plus graves (crimes, torture, sécurité…).
Le paradoxe en Tunisie, qui a réussi une élection démocratique le 23 octobre, c’est que les tentatives de réconciliation n’ont pas été prises au sérieux. Certains partis ont essayé d’y pousser en vain, l’UGTT a essayé en vain. Il n’y a pas de dialogue serein, pas de gouvernement de compromis. La recherche du consensus ne peut pas être poursuivie seulement à l’intérieur de l’assemblée constituante, elle doit aussi se prolonger entre l’ensemble des forces politiques du pays. La loi d’exclusion confirme qu’on est dans la transition de crise, qu’on n’a pas accédé encore à la transition de compromis. On est dans le rapport vainqueurs/vaincus, vengeance des victimes contre tous les membres de l’ancien parti. On n’est pas au stade du partenariat politique et du consensualisme.
Hatem M’rad
Professeur de science politique
(*) Article publié avec l’aimable autorisation de notre confrère Le Courrier de l’Atlas