Opinions - 16.01.2013

Révolution tunisienne : 2013, l'année de tous les dangers

La Tunisie s’enfonce chaque jour davantage dans l’intolérance et le sectarisme. Rien ne semble pouvoir arrêter une machine infernale qui conduit le pays inexorablement au chaos et à la guerre civile. Le tribalisme, le corporatisme et le régionalisme ont pris le dessus sur la Nation et l’intérêt public.  Quant à l’Etat, affaibli et domestiqué, il n’est plus en mesure de jouer son rôle d’arbitre, ni d’assumer ses devoirs les plus élémentaires de sécurité et de justice. Aucune problématique socioéconomique majeure à la base du déclenchement de la révolution n’a trouvé de solution, ni même un début de solution. Aux yeux du monde comme à nos propres yeux, la Tunisie n’est plus la Tunisie, terre de progrès et de tempérance.

La responsabilité du désastre est générale. Le régime de Ben Ali légua, quoique disent certains, un bilan catastrophique à tous  points de vue : des déséquilibres économiques, régionaux et sociaux gravissimes ; une classe dirigeante globalement déconsidérée et déconnectée des réalités ; un Etat plus craint que respecté ; une administration blasée et démobilisée ; des régressions mentales et morales rédhibitoires. Mais ce legs, tout négatif qu’il soit,  ne doit pas tout excuser.

Si l’on analyse objectivement les tenants et les aboutissants ce qui s’est passé plus précisément après le 14 Janvier 2011, on ne peut que souligner la très grande responsabilité du Haut Comité pour la réalisation des objectifs de la révolution. L’adoption d’un mode de scrutin inapproprié a impulsé aux hommes et aux structures politiques une direction et des choix qui portent en eux tous les ingrédients du malheur qui s’annonce. Aucun être sensé ne peut attendre de la proportionnelle de liste autre chose que l’inflation des partis politiques, la nullité du débat d’idées et la paralysie du pouvoir. Quelle que soit la majorité parlementaire qui se dégagera  des prochaines élections, elle ne sera jamais assez solide et cohérente pour soutenir un gouvernement efficace, capable d’affronter les difficultés et de mener le processus de démocratisation à bien. Car, contrairement à ce qu’il se dit dans certains cercles et salons, l’assemblée nationale n’a pas pour vocation première de représenter tous les courants politiques existants dans un pays. La proportionnelle est justifiée quand il s’agit d’élire un conseil municipal ou de région, mais elle est inadéquate dès lors qu’il s’agit de dégager une majorité à l’assemblée nationale. Que l’on juge les choses par rapport aux contingences actuelles ou que l’on se projette dans l’avenir, la proportionnelle de liste ne permettra jamais de dégager une telle majorité, ni d’assurer au pays un minimum de stabilité.

Qu’il ait existé une lame de fond favorable à certains politiques lors des élections du 23 Octobre 2011, c’est incontestable, mais jamais leur résultat n’aurait été le même si chacun avait rempli ses devoirs les plus élémentaires, à commencer par l’ISIE et le gouvernement alors en place. Complètement sourd à ce qui se passait réellement dans la campagne et au sein des IRIE, structures noyautées « légalement » par Ennahda, l’ISIE a pratiqué la politique de l’autruche et cautionné de fait des résultats électoraux fondamentalement faussés. Quant au gouvernement de l’époque, il laissa faire en toute connaissance de cause, arguant des circonstances ou d’un manque de moyens ou d’autorité.

A aucun moment, le « quatrième pouvoir » n’a rectifié le tir, ni aidé à l’élévation du débat public. Empêtrée dans ses contradictions « originelles », paralysée par des années de collaboration avec le régime de Ben Ali, intimidée par des aboyeurs et des prévaricateurs en herbe, une bonne partie de la presse nationale  a participé à ce qu’il convient d’appeler une médiocrité ambiante dégénérative. Force est en effet de constater que cette presse a sacrifié  l’essentiel au spectaculaire, la démonstration structurée à la phraséologie creuse, la raison à la passion. Pour des raisons mercantiles ou obscures, la presse tunisienne, dans sa majorité, semble avoir choisi la voie de la facilité et du sensationnel. Elle ne semble pas consciente qu’elle contribue ainsi à l’avilissement  de la vie politique, grave situation pour un pays qui aspire à la démocratisation. 
 
Si la démagogie, les surenchères verbales et autres effets de manche ont prévalu jusqu’ici, c’est que le niveau général de la population l’encourage. A lire les diatribes de ceux qui croient savoir, à suivre le cheminement tortueux de la pensée  de certains, à analyser la nature des arguments politiques qui portent, on se rend  vite compte que l’institution éducative a formé des générations de perdus et de dyslexiques. Le discernement s’acquiert certes par le vécu et l’ouverture d’esprit, mais le manque de discernement est d’abord une affaire de culture et d’éducation. Sur ce plan, l’école a manqué incontestablement à son devoir. Il nous faudra des générations pour inverser la donne. C’est d’autant plus inquiétant que nous  assistons paralysés  à une fuite généralisée des cerveaux (5 seulement sur les 160 bacheliers 2001 du Lycée Pilote de l’Ariana  sont restés au pays) conduisant ainsi à un double appauvrissement économique et académique. C’est donc ce système éducatif qui participe grandement à la division du pays en deux blocs hostiles. En fin de cycle, les étudiants originaires des régions défavorisées repartent vers leur région avec le sentiment  qu’ils appartiennent à une autre Tunisie et que jamais ils n’accèderont au standard de vie de leurs camarades issus des régions favorisées. La frustration les domine, les poussant à choisir la voie facile de la victimisation, de la démagogie et de la haine.    

Venons-en maintenant aux responsabilités capitales de la troïka. Constituée en fait bien avant les élections d’Octobre 2011 sous les auspices bienveillants d’une « association » cultuelle française bien connue,  et ce dès 2003, la troïka n’a pas cessé de commettre  erreur sur erreur. Dès sa constitution, le gouvernement de la troïka portait en lui tous les germes de l’échec programmé (http://www.leaders.com.tn/article/un-gouvernement-cacophonique-expression-du-regime-des-partis?id=7274). Se sont ajoutés de vrais scandales politiques et moraux,  de l’auto promotion professionnelle à la visite incongrue  et indécente de l’exposition  des biens saisis du clan Ben Ali, de l’affairisme revendiqué de certains au népotisme ostentatoire de beaucoup. En fait, le gouvernement de la troïka n’a fait que calquer ses pas sur ceux de l’ANC : mêmes défaillances morales et politiques,  mêmes penchants inassouvis pour l’argent et la vindicte, même incompétence et mêmes suffisances et insuffisances.

Qu’il s’agit de la troïka ou de l’ANC, une odeur fétide s’en échappe, une odeur de  plus en pestilentielle. Au sein de l’une et de l’autre, on se presse de se servir au lieu de servir. C’est ainsi que certaines dispositions datant de Ben Ali ont été maintenues tel le salaire exorbitant du Président provisoire de la République ou sa rente à vie.  A titre de comparaison, le salaire mensuel brut de notre président est à peu près équivalent à 93,75 fois le Smig tunisien (320 DT) contre un rapport de 1 à 10 en France (14.910 Euro contre 1426 Euro pour le Smic français). Le salaire mensuel brut du ministre tunisien  est de 22,5 fois le Smig alors que le salaire brut d’un ministre français est de 9940 Euro (rapport de 1 à 7 par rapport au Smic). Le salaire d’un député français est de 13512 Euro bruts par mois (rapport de 1 à 9) alors celui de nos députés est équivalent à 20,3 notre Smig. Une charité bien ordonnée commence par soi-même dit-on, voilà notre nomenklatura de pacotille bien charitable pour elle-même faute de l’être pour les deniers publics et le contribuable tunisien.

Les Tunisiens ont évidemment eux aussi leur part de responsabilité dans l’impasse où se trouve leur pays. Toutefois les peuples ont le droit de se tromper, pas leurs élites et leurs classes dirigeantes. Faute de s’être opposées fermement à Ben Ali dès le départ, les élites de ce pays avaient fini par se corrompre et se décrédibiliser. Il ne faut surtout pas que le même scénario se répète face à un pouvoir qui n’a pour visée que l’instauration d’un Etat théocratique et l’étouffement des libertés publiques. Il est donc temps pour nos élites de s’amender honorablement de leur action passée en résistant au nihilisme et en prenant à bras le corps certaines thématiques  jusque là marginalisées: emploi, chômage, stratégie industrielle, dégradation du pouvoir d’achat, régionalisation, partage équitable de la charge fiscale et des richesses produites, réforme de l’éducation et de la formation, etc. Pour tout pays, les élites peuvent tout aussi bien constituer un motif de honte qu’une source de fierté.  

Si les Tunisiens veulent rétablir une communauté nationale dans laquelle un minimum de références communes existe, s’ils veulent éloigner le spectre d’une déchirure qui ne sera pas seulement politique, c’est à travers l’éducation et la culture qu’ils doivent le faire. C’est dire la complexité de la tâche qui nous attend. La cassure entre régions du littoral et régions de l’intérieur et du Sud ; la fêlure entre milieux favorisés et milieux défavorisés ; les rapports opposés aux progrès, à l’universalité et au développement économique ont pour origine la géographie, l’histoire ou le développement inégal au plan socioéconomique, mais aussi une fracture culturelle que l’accès à l’école et à l’université n’a pas pu ou su gommer. Jusqu’à la fin des années quarante, il était de l’ordre de l’apostasie dans ma ville d’origine d’envoyer les enfants au Lycée. Seule la Zitouna  comptait et jusqu’à sa mort, ma grand-mère paternelle me répétait qu’il n’y avait pas de « ilm » en dehors de la Zitouna. Beaucoup, beaucoup trop de tunisiens croient encore à  ce genre d’ineptie.

Et la révolution tunisienne dans tout ça ?  Elle n’est évidemment plus cette formidable effervescence bénie que l’on attendait, source régénératrice d’un pays, d’une culture et d’une société. Dès l’instant où des fractions ont réussi à en détourner l’élan et à en pervertir les objectifs fondamentaux, la révolution tunisienne s’est graduellement transformée en une simple révolte. Dès l’instant où la majorité des « corps constitués »   a accepté la mise en place des contre-feux allumés par Ben Ali avant sa fuite, la cause était entendue. Dès l’instant où les partis politiques d’une certaine mouvance ont été placés par les Tunisiens eux-mêmes aux postes de commande, la remise en cause de l’ordre socioéconomique est devenue caduque. Or il n’y a pas, il n’y a jamais eu de révolution sans remise en cause de cet ordre. Trop de temps a été perdu en palabres, en approximation et en digressions juridiques. Or le temps est le véritable ennemi des révolutions. Tout ce qui ne peut y être immédiatement arraché au système établi et à la réaction est perdu, pour longtemps. L’Histoire est, sur ce point, implacable. C’est dans les semaines qui suivent le déclenchement d’une révolution que tout se décide, pas deux ans après.

On pourrait rétorquer que de préférence à « l’effervescence révolutionnaire » capable du meilleur comme du pire, on peut tout aussi bien canaliser et reconstruire dans le cadre d’« une révolution par la loi ». Sauf que la révolution tunisienne a été dépourvue dès le départ de toute vue d’ensemble et de toute « théorisation », qu’elle n’a jamais réussi à intégrer la dimension économique et sociale de la problématique. L’ANC et la troïka ne s’y sont pas trompées puisque aucune loi de caractère économique et sociale n’a été proposée ou votée par elles. Aucune réforme de structure n’a été mise en discussion et pas la moindre avancée sur des questions capitales pour l’avenir du pays. Ainsi la révolution tunisienne a fini par sombrer dans des pugilats verbaux à grand spectacle devenant un slogan creux, un fond de commerce pour quelques franges en mal d’exister. Ceux qui l’évoquent le plus sont ceux précisément qui s’acharnent le plus à l’enterrer parce que les moins aptes à  en comprendre la genèse et les plus incapables à la faire aboutir.

Au bout du compte, la révolution tunisienne a malencontreusement enfanté d’une formidable et oppressante contre-révolution, phénomène classique en la circonstance. Et les fameuses « ligues de protection de la révolution » alors?  On se méprendrait lourdement sur la réalité des choses si on passe à la trappe la bonne foi de certains « ligueurs », l’inculture politique de beaucoup et l’irrationalité de la majorité. En dehors même des ligues, beaucoup de tunisiens pensent aussi que la révolution tunisienne a été confisquée ou dévoyée. L’erreur fondamentale des ligueurs est de ne pas pointer du doigt les responsabilités immenses de la troïka elle-même. Si les « ligueurs » étaient réellement tous de bonne foi, ils auraient dû exercer leur pression sur la troïka justement, détentrice de tous les pouvoirs et source in fine de tous les blocages.  Car si la troïka avait voulu concrétiser les objectifs premiers de la révolution tunisienne, rien ne l’aurait empêché de le faire, pas même l’inertie classique de l’Administration ou le harcèlement logique de l’opposition.

Aussi, l’année qui commence est annonciatrice de tous les dangers. Il est difficile de croire en effet que les attaques contre l’UGTT vont cesser. Il est difficile de penser  que les ligues de protection de la révolution puissent redécouvrir subitement les bienfaits du débat démocratique. Il est difficile de se convaincre que conformément à la promesse du gouvernement de la troïka, les mosquées puissent être rendues à Dieu et à Dieu seul. Ce sont pourtant là des préalables indispensables à tout assainissement de la vie politique ainsi qu’à l’organisation d’élections libres et transparentes.

Quoi qu’il en soit, la bataille qui s’engage ne peut plus être menée par les seuls partis politiques. Les Tunisiens de tout bord et de toute condition doivent répondre de concert pour sauver l’essentiel, c’est dire l’Etat et la République. Car aucune « révolution par la loi » n’est concevable sans Etat et sans régime républicain. Il reste alors à établir une plate-forme commune acceptable par tous.   

1 - La dissolution des ligues de protection de la révolution ne doit être ni discutée, ni  négociée. Dans un Etat de droit, la lutte politique ne peut se faire qu’au sein des partis politiques, à travers le combat des idées et des programmes. Sans cette dissolution, il n’existera aucune chance de faire librement campagne ou de voter en conscience. Sans cette dissolution, le processus démocratique lui-même est condamné à s’interrompre.

2 - Une commission ad hoc doit être constituée pour faire des propositions concrètes sur la gestion des lieux de culte et la désignation des « Imams ». Les mosquées sont des lieux de prière et de recueillement. Aucun sermon à caractère partisan ne doit y être proféré. Aucun prêche ne doit servir à excommunier les uns ou à  béatifier les autres.
 
3 - Toute attaque visant l’UGTT en tant qu’institution doit être considérée  comme la ligne rouge au-delà de laquelle, la rupture définitive avec le pouvoir en place peut être prononcée. Si les forces politiques du pays n’avaient pas entamé un dialogue de dupes avec Ben Ali en 1988-89, jamais son régime n’aurait duré vingt-trois ans.

4 - L’ANC doit être sommée de finir ses travaux au plutôt, le gouvernement de présenter un calendrier précis quant à la date des échéances électorales. Si par malheur le pouvoir vient à ne plus vouloir honorer ses engagements, il se mettrait de lui-même hors-la-loi et dans ce cas, «l’obéissance cesse d’être un devoir » selon la formule consacrée.  

5 - Les problèmes économiques et sociaux doivent être replacés par tous, en particulier par la presse, au centre de tout débat politique. Mais pour initier un débat sain sur ces questions, il faut d’abord se mettre d’accord sur les instruments de mesure. Une commission d’experts indépendants pourrait être chargée de valider ou d’aménager nombre de nos agrégats et indicateurs socioéconomiques.

6 - C’est à la société civile de mettre sur la table des problématiques telles que l’emploi et le chômage, la stratégie industrielle et agricole, la bonne gouvernance des ressources en eau, le déficit énergétique, la réforme de l’école, la fiscalité, la subdivision du territoire en régions économiques, la péréquation fiscale intra et inter régionale, la compétitivité de l’économie  nationale, etc. L’Université tunisienne peut opportunément  ouvrir ses portes pour organiser ou accueillir  des colloques spécifiques traitant de ces sujets.

Habib Touhami