Opinions - 21.06.2009

Ahmed et ses 50.000 petits amis

L’erreur relevée dans l’épreuve de calcul du concours d’entrée aux collèges a été mal vécue par les élèves et leurs parents. Des sources informées qui regrettent cette erreur confirment qu’aucun élève n’en sera pénalisé, ce qui est rassurant. Mme Anissa Ben Hassine Khalfat, enseignante-chercheur, mère d’Ahmed, nous décrit, avec talent et passion, ses sentiments.

Mon fils a 10 ans. Il s’appelle Ahmed. Comme 50.000 autres petits Tunisiens de son âge, il a pris le chemin du collège où il a été affecté pour passer le concours d’entrée aux collèges pilotes du 18 au 20 Juin 2009.

Il était plein d’espoir de rejoindre ces établissements d’élite où sa sœur l’avait précédé depuis l’année dernière. Il faut dire qu’il avait travaillé dur pour nous montrer qu’il était aussi bon qu’elle, que lui aussi était capable d’aller dans un collège pilote. Une chance unique s’offrait à lui pour nous prouver, nous ses parents, qu’il n’était pas le mouton noir de la famille.

Que d’heures il avait planché, avec ses petites mains, pour maîtriser les connaissances nécessaires pour exceller dans les épreuves d’arabe, d’anglais, de français, de sciences et de calcul. Il a dû abandonner ses jeux d’enfant, ses rêves d’enfant plusieurs heures par jour pour être à la hauteur des espérances que nous placions en lui. Au troisième trimestre, il a même dû arrêter de faire du violon, la passion de sa vie, l’activité qui lui donne le plus de satisfaction personnelle.

Il ne faut pas croire qu’en tant que parents, nous mettions la pression. C’est bien Ahmed qui rêve, comme 50.000 autres petits Tunisiens, de poursuivre des études supérieures de haut niveau. Lui veut devenir vétérinaire pour pouvoir soigner tous les chats abandonnés qu’il nous rapporte de temps en temps à la maison (nous habitons au Bardo). C’était donc de notre devoir de l’accompagner et de l’aider à accomplir ce qu’il souhaite.

Le 18 juin il s’est donc présenté, comme 50.000 autres petits Tunisiens, à 7h30 mn pour passer ses premières épreuves. Ils étaient beaux ces enfants qui ont revêtu leurs plus beaux habits, les yeux pleins d’espoir, rieurs et jouant au plus courageux. A onze ans, on n’est plus petit mais pas encore assez grand.

Les parents étaient, eux, agglutinés devant la grande porte grillagée, les larmes aux yeux, se soutenant les uns les autres suivant, jusqu’à la perdre, la silhouette fuyante de leur enfant qui s’engouffrait pour passer ce qu’il faut bien qualifier d’une épreuve initiatique. Qui de nous, qui de vous, a oublié le jour du 6ème ?Les enfants sont placés bien en rang. Ils chantent l’hymne national devant le drapeau tunisien qui se lève. Tous égaux, tous réunis, le fils du pauvre comme celui du plus riche, celui qui est venu en Mercédès comme celui qui a pris le bus jaune, celui qui est issu de l’école privée comme celui qui est issu de l’école publique. Ils passeront tous la même épreuve et dans les mêmes conditions. Pour la première fois peut-être les enfants tunisiens de toutes les couches sociales sont réunis. Le meilleur d’entre vous sera le plus méritant.

Tout se passe bien le premier jour et aussi le deuxième jour. Ahmed est très content. Ses amis aussi. Les épreuves portent sur des connaissances acquises au cours des années de primaire. Les questions sont claires, le personnel est aimable et professionnel.

Et puis vient le dernier jour. Ce samedi 20 juin 2009 n’est pas une journée comme les autres. C’est l’épreuve reine, les calculs, aimés par certains mais craints par tous. Une heure où les élèves auront à plancher sur des parcelles de terrain plantées d’arbres différents que leurs propriétaires achètent ou revendent. Confiants du fait de leurs bonnes performances des jours précédents, les enfants sont assez détendus ce jour-là. Mais à la sortie, c’est une toute autre ambiance.

Certains enfants pleurent, d’autres sont tristes, abattus, déçus, les autres sont déboussolés. C’est la panique totale. Une erreur au début du troisième exercice a déstabilisé les candidats. En tout, l’épreuve comporte trois exercices. Le premier est moyennement facile, le deuxième est difficile et le troisième comporte deux questions faciles et une très difficile. J’ai fait tous les exercices moi-même et à mon avis, le niveau de difficulté dépasse de loin les épreuves des deux années précédentes. D’une manière générale, le niveau exigé dépasse les capacités d’un élève de 6ème. Mais après tout, le concours est destiné à sélectionner une élite et, à ce titre, mettre la barre haut ne fait que renforcer la crédibilité de l’exercice. En plus, puisque c’est un concours, la note n’a aucune importance, seul compte le rang.

Lorsque les enfants sont sortis de l’école en criant : « il y a une faute dans l’énoncé », la réaction de la plupart des parents a été de dire : « c’est un piège et vous ne l’avez pas vu ». Mais l’erreur ne pouvait laisser aucun doute. Il était demandé aux candidats de calculer la longueur et la largeur d’un rectangle dont on leur donnait le périmètre et où la longueur =2/3 de la largeur ! Placée au tout début de l’exercice 3 (le plus long), cette fausse donnée empêchait la réalisation de l’ensemble de l’exercice (toutes les questions étant liées, ce qui est un autre problème).

Ahmed a pu faire le premier exercice. Il  n’a pas su comment finir le deuxième. Comme on le lui avait conseillé, il est passé au troisième exercice. Le fait de trouver une longueur inférieure à la largeur l’a déstabilisé, c’était contraire à toutes les règles qu’il avait apprises. Il en a informé le surveillant. D’autres élèves, qui ont buté sur la même difficulté, ont fait la même remarque mais les surveillants, stoïques, n’ont pas voulu les écouter et leur ont demandé de travailler avec les données qu’ils ont.

Ahmed a alors commencé à douter de lui. C’est une épreuve nationale d’un concours d’entrée aux collèges pilotes. Les exercices sont préparés, corrigés et contrôlés par les meilleurs enseignants de calcul du pays. S’il y avait une faute, c’était bien en lui qu’elle se trouvait. Eux, ne pouvaient pas se tromper. Après tout, c’est lui qui est en train d’être évalué, c’est lui qui pourrait commettre des fautes pas ceux qui sont censés l’évaluer.

Après plusieurs minutes de ces stériles réflexions, il revient à l’exercice 2 qu’il avait laissé de côté. Sans succès. Des larmes d’impuissance lui montent alors aux yeux et il commence à pleurer. Il perd la concentration, se rend compte qu’il est en train de rater l’épreuve de calcul, ce qui réduit à zéro ses chances de réussite et passe le reste de l’heure entre les deux exercices, complètement paniqué.

Depuis, nous avons beaucoup cherché à consoler Ahmed pour lui dire que ce n’est pas de sa faute mais nous avons du mal à lui redonner confiance dans ce système qui l’a trahi, qui lui a manqué de respect, qui n’est pas fiable.

Quelle crédibilité pourra avoir Ahmed dans son collège, dans la parole de ses enseignants à l’avenir ? A la prochaine difficulté, il pensera : « il y a une faute puisqu’il y en a eu dans le concours national ! ».

Comment faire pour qu’il continue à croire que les enseignants sont là pour véhiculer le savoir, pour transmettre des connaissances, qu’ils sont un des piliers de notre société et qu’il faut écouter leurs directives, leurs conseils ?

Le plus désolant dans cette histoire, ce n’est pas que des fautes se soient insérées dans un sujet d’examen. En tant qu’enseignante, j’ai été confrontée plusieurs fois à cette situation et elle n’est pas dramatique. Mais c’est la manière dont elle a été gérée qui est révoltante. C’est une crise et en matière de gestion des crises, il y a des procédures à suivre pour éteindre l’incendie et laisser le moins de séquelles possibles.

Il y a des failles et des défaillances dans tous les systèmes. Le plus important, c’est de réfléchir sur les moyens de les diminuer et surtout de communiquer, de parler, d’expliquer. Plus de 24 heures après l’incident, je n’ai pu avoir aucune information ou réaction officielle, seule la radio privée Mosaïque FM a couvert l’événement sans parvenir, elle aussi, à avoir des réactions officielles.
Quelle décision sera prise ? On n’en sait toujours rien ! Et comme toujours dans ce genre de cas, c’est la porte ouverte à toutes les rumeurs !

Nous attendons fébrilement la décision qui sera prise et la mise en place de procédures à trois niveaux :

  • En amont : pour la préparation et le contrôle des épreuves d’examens nationaux par des personnes compétentes.
  • Durant les épreuves : la nomination de responsables capables d’intervenir en temps réel dans les centres d’examen en coordination les uns avec les autres.
  • En aval : la communication des décisions prises aux différents acteurs concernés (médias, écoles, parents, etc.).                     

Comme 50.000 autres petits Tunisiens de son âge, Ahmed attend en espérant que les décisions qui seront prises lui redonneront espoir dans l’école publique tunisienne.


La mère de Ahmed
Anissa BEN HASSINE KALFAT