News - 22.09.2023

Pr Abdelaziz Annabi: A la perte de La Jalila, permettez-moi d'associer mon émotion et ma tristesse

Pr Abdelaziz Annabi: A la perte de La Jalila, permettez-moi d'associer mon émotion et ma tristesse

Jalila Hafsia est née le 10 août 1927, comme un signe de l’histoire, entre deux dates d’anniversaire qui ont marqué son destin. Le “3 août”, qui glorifie la naissance du père de la Nation, “né avec le siècle”, et le “13 août”, qui symbolise l'avènement du code du Statut Personnel(*) et qui porte le sceau désormais de “la Fête de la femme”, qu’elle a marqué de son combat avec ses aînées et condisciples des années de lutte.

Voilà une page mémorable de la femme engagée du féminisme des années de Lutte et de l'émancipation de la Tunisie, qui s'en va. A l'instar de leur inspiratrice et de leur inspirateur, ma grand-mère Habiba Menchari et Tahar Haddad, et de leurs disciples et de leurs condisciples et pasionarias du combat de la femme à son image, Radhia Haddad, Taouhida Ben Cheikh, Bchira Ben M'rad et bien d'autres icônes du féminisme.

Jalila avait, comme Simone de Beauvoir, une culture éclectique et un don d'auteur, du conte et du roman, de l’écoute et de l’éloquence qui nous manquera, à jamais.

Elle m'honorait de sa confiance et de son amitié. Nous sommes restés proches tout au long des belles années de mon parcours à l'ancien Hôpital Aziza Othmana, dont j'échappais en toute occasion pour la rejoindre dans le mythique Club Tahar Haddad. Jalila a fait de ce lieu un temple de la culture et des rencontres des étudiants et des étudiantes dont elle était l'égérie et la grande aînée, et un temple des rencontres des artistes, des lecteurs et des écrivains qui avaient la chance de la côtoyer, de l'écouter et d'échanger avec elle.

C’est là, dans mon souvenir incroyablement présent encore aujourd’hui, comme hier, lors d'”une matinée particulière” (... J’ose plagier là le titre du film d’Ettore Scola “Une journée particulière”, qui a marqué plus d’un), que j’ai rencontré pour la première fois La Jalila dans le courant de l’année 1982.  Alors que je suivais scrupuleusement les pas et que j’écoutais le Conservateur en Chef de la Médina et grand serviteur du Patrimoine Abdelaziz Daoulatli, qui m’accompagnait pour une visite guidée des Palais et demeures de La Vieille Cité (… Si Abdelaziz, avait pour les âmes cinéphiles une gémellité surnaturelle qu’il partageait avec le grand réalisateur, critique et écrivain du cinéma de la nouvelle vague, François Truffaut). Alors que nous passons sous le porche de l’auguste “20, Rue du Tribunal”, qui abrite le Club Tahar Haddad au milieu des arches et des voûtes andalouses et gothiques qui abritent les anciennes écuries du Palais de Dar Lasram, je suis saisi par le charme de l’endroit, où La Jalila officiait avec le leadership, l’élégance et l’éclectisme qui ont fait sa légende. En entrant, juste à droite en passant le pas de la porte de son bureau directorial, mon attention était attirée par une table de travail d’époque entièrement drapée d’un film de verre sous lequel étaient disposés “pêle-mêle” les cartes postales manuscrites et compostées et les portraits photographiques des visages de tous ceux qui retracent à n’en pas douter la reconnaissance et l’affection de ses élèves, amis et admirateurs! A cet instant, je n’ai pu détacher mes yeux du portrait du regretté Zouhair Essafi, premier Interne des Hôpitaux de Paris de la Tunisie  et du monde arabe et premier Patron  du premier Service de Chirurgie de la Tunisie Indépendante (Si Zouhair a donné l’exemple et montré le chemin de la voie royale offerte par la réussite au fameux concours de l’Assistance Publique à Paris, que Napoléon 1er a créé pour réunir une élite de médecins et de chirurgiens dévoués à la santé et aux blessures des Soldats de la Grande Armée”).La Jalila était en réunion dans son bureau humblement placé sous une voûte avec une charmante photographe américaine d’Art contemporain, Mrs. Di.Di Cutler (de son vrai nom “Isabelle”); elles discutaient d’une prochaine Exposition à Tahar Haddad des photographies prises par Mrs. Cutler dans les pâturages du terroir de la Tunisie profonde. Di.Di Cutler était l’épouse de l’Ambassadeur des Etats-Unis à Tunis, Walter Cutler. J’ai acheté deux de ces photographies, lors de la visite que j’ai faite au Club après le vernissage de l’Exposition dont j’ai fait le tour en compagnie de La Jalila. Mrs. Cutler y a apposé sa dédicace personnelle.  (S. E. W. L. Cutler, né à Boston, avait la distinction du “perfect gentleman and handsome diplomat and politician” éduqué dans le Massachusetts, dont le profil marquant est incarné par “The Late President J. F. K and the Senator Bob Kennedy”! W. L. Cutler, que le célèbre Photographe Henri Cartier Bresson, dont Mrs. Cutler act as a nice pupil, a fait le portrait officiel de son époux).Quel destin en ce lieu! Je devais, comme je le rappelle plus loin, exposer trois années plus tard  sous l’égide de La Jalila les Photographies que j’ai prises lors de ma visite aux Etats-Unis qui s’est déroulée au mois de septembre 1983; les clichés saisis aux deux extrêmes de la journée, les uns à l’aube, les autres au crépuscule, des bustes des quatre Présidents fondateurs, Georges Washington, Thomas Jefferson, Abraham Lincoln et Théodore Roosevelt, sculptés à la dynamite, au marteau piqueur et au burin dans la roche de granite de Mount-Rushmore dans le Dakota du Sud entre 1927 et 1941, et qui symbolisent les grands idéaux de la Nation, dans ce qui est le Monument National Américain. Et c’est l’Ambassadeur Cutler qui m’a transmis l’Invitation à peine un an plus tard en qualité de “Visiting Professor and Special Guest of the United States”. L’Ambassadeur Cutler répondait à Tunis à la proposition de son collègue à l’époque, l’Ambassadeur Evan Galbraith à Paris, qui montrait ainsi toute l’estime et toute la considération qu’il portait à l’Ambassadeur de Tunisie Hédi Mabrouk, mon vénérable aîné et ami, qui lui en avait fait la demande.(**)J'ai eu moi-même, par un hasard "qui n'arrive qu'aux gens bien préparés" pour reprendre l'adage de Pasteur, qu'elle eût aimé ré-entendre, la chance de rencontrer La Jalila une seconde fois "par hasard" au bas des escaliers de la grande Bibliothèque d'Harvard, ”The famous Widener ‘s Library”, lors du séjour que nous avons effectué à Boston chacun de son côté dans un cadre différent, au mois de juillet 1983. La Jalila était l’invitée du Département d'Etat parmi nombre de femmes avant-gardistes du monde arabe. Elle était accompagnée d’une étudiante de Cambridge (la ville de l’Université d’Harvard) et gracieuse demoiselle de la vieille aristocratie italienne et américaine de la Nouvelle Angleterre, qui maîtrisait parfaitement le français; elle est aujourd’hui, ai-je appris, la Vice-présidente d’une Chambre de Commerce Américaine   et Européenne à Bethesda, dans le Maryland. Voilà, aujourd’hui, le rang de la gracieuse candidate du bureau des visiteurs étrangers de Boston, qui était chargée d’accompagner La Jalila!

J'ai eu le privilège, en avril 1985, d'exposer au Club Tahar Haddad, sous le parrainage d’une amie de La Jalila depuis leurs premières années d'études au Lycée de Jeunes Filles Armand Fallières, ma tante Leila Menchari, artiste-peintre des Beaux-Arts, décoratrice et scénariste des vitrines d’Hermes et condisciple de La Jalila, sa cadette de 20 jours. L’Exposition portait sur les photographies prises à Mount Rushmore aux Etats-Unis. La Presse avait relaté l’événement dans sa page culturelle le lendemain. L’Exposition s'est déroulée sous le leadership de La Jalila, au milieu d'un parterre d'invités, d'amis et de diplomates de la représentation américaine à Tunis, dont l’Ambassadeur Peter Sebastian que j’avais rencontré au Département d’Etat, en sa qualité de “Directeur pour les Affaires du Maghreb et du Moyen Orient” lors de ma visite à Washington en 1983, juste avant sa nomination à Tunis comme Ambassadeur.

Jalila est venue à mon mariage civil, à la municipalité de Mutuelleville en novembre 1985. Sa généreuse présence m’avait d’autant plus touché qu’elle assistait à la cérémonie aux côtés de ses mentors et de ses deux pygmalions de la Culture et de l’Education, Mahmoud Messaadi et Chedly Klibi, et de tous les Sadikiens et camarades de mon père, Si Mohamed Salah, et dont Jalila était proche, Bahi Ladgham, Rachid Driss et Taieb Slim, l’ami de toujours et le parrain de mon frère Hédi. La Jalila, en cette belle circonstance, était assise auprès de quatre invités d’exception, dont la présence prend aujourd’hui une dimension historique, Wassila Bourguiba et Neila Ben Ammar, sa sœur et complice des années de lutte et Habib Bourguiba Jr. et son épouse Neila. Leurs présences incomparables en cette journée témoignaient de la place de chacun dans le cœur de ma mère Frida Menchari et de ma tante Leila Menchari, ainsi que de la reconnaissance qu’ils entendaient aussi me témoigner, alors même que je m’étais retiré du Palais de Carthage depuis l’incident qui m’avait confronté au Président Bourguiba, vieillissant, en novembre 1984.

Je partageais avec La Jalila notre reconnaissance et notre affection pour l'immense culture et pour la personne charismatique de Habib Bourguiba. Le Président m'avait clamé un jour dans "un tête-à-tête" à haute voix les vers d'anthologie d'un poète pamphlétaire de Napoléon 1er. Un morceau qui ferait pâlir d'envie un agrégé de Lettres de La Sorbonne.

Je cite le couplet de vers que j’ai fini par trouver au bout de quarante années, aujourd’hui:                     
“Que de lauriers tombés dans l’eau
Et que de fortunes perdues!
Que de gens réduits en tombeau,
Pour porter Bonaparte aux nues;
Ce guerrier vaut son pesant d’or,
En France personne n’en doute;
Mais il vaudrait bien mieux encore,
S’il valait tout ce qu’il nous coûte (bis)!

(Le Chansonnier royaliste ou Ami du roi, à la Librairie du lys d’or, quai des Augustins, n° 11, 1816, p. 80).

Je le lui lirais plus tard au bout du "Temps Qui Reste" dans la béatitude d'un monde meilleur. Là où plus personne ne fait plus "l'Ange et la Bête". Là où les blessures et les trahisons des humains, les manquements et l’hypocrisie des Etats n’ont plus d’écho, ni de résonance.

Dans son Eden d’aujourd’hui, La Jalila sera auprès de toutes les voix féminines et de toutes les femmes éternelles qui l’ont marquée de leur empreinte dans le Tunis d’antan, et dont les noms chantent la grâce et la noblesse d’une époque révolue et dont Jalila est la dernière ou, dans un élan d’espoir encore, l’une des dernières ou des avant-dernières: Les Jallouli’ s, Les Fayache ’s, Les Hajouj’ s, Les Menchari’ s, Les Bach Hamba’ s, Les Kaak’ s, Les Mohsen‘ s, Les Ben Ali-Chérif ‘s et d’autres encore, vestiges d’éponymes d’une lignée et d’un passé oublié, abîmé et effacé.

C'est avec beaucoup de chance que j'ai pu revoir "Jalila", comme elle aimait qu'on l'appelle simplement, entourée de ses proches et de sa merveilleuse fille de compagnie et d'adoption, et de Hajer sa nièce à ses côtés(***).

Abdelaziz Annabi, M. D
“Médecin des Leaders de La Nation”

Notices
(*) “Le code du Statut Personnel”, auquel ma grand-mère Habiba Menchari, disciple de Tahar Haddad et égérie du combat du féminisme et de l’émancipation de la femme sous le Protectorat, a donné véritablement naissance dans une allocution mémorable prononcée au Palmarium le 8 janvier 1929, à laquelle le jeune avocat Habib Bourguiba avait assisté avec ses compagnons du Néo-destour, subjugué par sa beauté et impressionné par son éloquence et son élégance. Mais il était en totale contradiction, à cette période, avec La Habiba dont il dira plus tard, tantôt dans les moments d’apaisement, comme il l’a dit un jour en a parte à ma tante Leila Menchari: “... Votre mère a commencé… j’ai continué !” Tantôt, dans les moments de rancœur attisés par des esprits funestes du Palais, comme il l’a fait avec moi en public, au départ de son voyage officiel à Alger le 29 mai 1983. Il me fixait soudain du regard, comme s’il s'adressait à un étranger, tout en pointant le doigt vers moi, donnant l’impression à l’assistance qu’il ne me connaissait pas, alors même que j’avais soupé en tête-à-tête avec lui l’avant-veille du départ, souper au cours duquel nous avons parlé de cette première visite que le Président effectuait en Algérie après l’Indépendance du peuple algérien qui s'apprêtait à commémorer le 10ème anniversaire de son Indépendance en juillet prochain. Il s’agissait de la 1ère visite à l’étranger que je devais effectuer avec le Président après que j’eus pris en charge le Chef de l’Etat le 31 janvier 1982. S’exclamant, presque menaçant “...C’est bien votre grand-mère, Habiba Menchari, qui a fait ce discours contre le voile en 1929… Je n’étais pas d’accord avec elle!” J’avais répondu : “... C’est bien elle, Monsieur le Président… Je Vous souhaite un bon voyage !” Le Président montait alors dans la magnifique “Rolls” d’époque (offerte par Sa très gracieuse Majesté “The Queen Mum” lors de sa visite à Tunis, l’année 1961) laissant, je dirais, “sur le tarmac”, son médecin personnel en cette période de son mandat”.

J’avais donné mes soins au Président depuis mon arrivée au Palais de Carthage. Il avait pu reprendre ses audiences et son magistère tant et si bien qu’il a dit à mon propos, en se penchant sur son épouse, La Wassila, peu de temps auparavant, au cours d’un déjeuner dominical au Palais, auquel je participais, tout “en pointant le doigt vers moi”, comme à son habitude : “Wassila ! ... C’est surprenant … J’ai fait le tour du monde… et la science est près de moi !”

(**) “Je n’oublierai jamais la démarche de Si El Hédi auprès des ambassadeurs américains à Paris et à Tunis, qui me donnait ainsi l’occasion unique de rencontrer les prestigieux mentors et les collègues américains de renom dans la spécialité en neurologie et en neuropathologie, et de discuter de mes travaux, dont le sujet de ma thèse (inaugurale) sur la pathologie territoriale ischémique de la IIIème paire crânienne.
Le Président Bourguiba m’avait accordé son accord, étant son médecin personnel, sachant que je devais ainsi m’absenter plusieurs semaines aux Etats-Unis. 

(***) Sa nièce Hajer (Annabi et Fille de Nazly sa regretté Sœur) m’a confié que La Jalila s’est endormie paisiblement dans la nuit, pour ne plus se réveiller ! “Elle est partie sereine et légère dans son sommeil comme elle l’espérait, on ne pouvait lui souhaiter un meilleur départ”, m’a-t-elle écrit. Une telle disparition m’invite à faire une digression littéraire d’anthologie sur la gémellité des divinités grecques symbolisée par Hypnos et Athos, et les grands poètes de la Renaissance, ainsi que Ronsard et Montaigne, qui s’attachent à la philosophie et à la symbolique psychosensorielle et mystique du sommeil, de la nuit et de la mort... 

Recueil de citations de Lettres classiques sur le thème du sommeil, de la nuit et de l’au-delà: “Hypnos et Thanatos, une association traditionnelle renouvelée à la Renaissance”…
“Le repos est à la fois l’image la plus ancienne, la plus populaire et la plus constante de l’au-delà” …

”Dans la mythologie antique, Hypnos et Thanatos sont frères jumeaux.”...

“Le rapprochement du sommeil et de la mort n’est pas le seul fait des Grecs... Des sociologues et des historiens se sont penchés sur cette gémellité et en ont trouvé des traces chez les Romains, dans les textes médiévaux, mais aussi, loin de l’occident, chez de nombreux peuples dits primitifs”...

“A la Renaissance, certains penseurs et théologiens, médecins, poètes et écrivains, reprennent cette association traditionnelle du sommeil et de la mort, et lui donnent souvent une portée qu’elle était loin d’avoir dans les textes antiques”...

“La mort est un sommeil”...

“Cette association a comme but principal d’euphémiser la mort, de supprimer ce qui fait d’elle l’altérité absolue, de la rapprocher d’un état connu, rassurant, et que traverse l’homme chaque jour: le sommeil”...

“Le discours de Socrate à la veille de sa mort est, à cet égard, révélateur: la mort n’est peut-être qu’une nuit sans rêves”...

“Montaigne, à la Renaissance, reprend le raisonnement socratique au livre III des Essais”:

“Si c’est un anéantissement de notre être, c’est encore amendement d’entrer en une longue et paisible nuit …”

“Nous ne sentons rien de plus doux en la vie, qu’un repos et sommeil tranquille et profond sans songes…”

“Si la mort est un sommeil, l’agonie n’est qu’une autre forme de l’endormissement …”

“Point de douleur là où la conscience glisse progressivement ailleurs, dans la douceur”...    

“Il me semblait que ma vie ne me tenait plus qu’au bout des lèvres: je fermais les yeux pour aider (ce qui me semblait) à la pousser hors, et prenais plaisir à m’alanguir et à me laisser aller…”

“C’était une imagination qui ne faisait que nager superficiellement en mon âme,  aussi tendre et aussi faible que tout le reste: mais à la vérité non seulement exempte de déplaisir, ainsi mêlée à cette douceur, que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil…”

(In, “Hypnos et Thanatos: une association traditionnelle renouvelée à la Renaissance, l’Information littéraire, 2008/4 (Vol. 60), pages 21 à 34, Christine Pigné).

 

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