News - 18.09.2023

La Tunisie face au changement climatique - (Re) penser la transition : Planification écologique, sobriété, justice sociale et bien -être

La Tunisie face au changement climatique - (Re) penser la transition : planification écologique, sobriété, justice sociale et bien -être

Par Pr Samir Allal. Université de Versailles/Paris- Saclay. Les Tunisiens en ont eu un avant-goût cet été: épisodes caniculaires successifs, sécheresse, feux de forêt, problème d’eau… L’effet de serre se fait ressentir, ainsi que les conséquences du réchauffement climatique. Une bombe à retardement. 

Si l’enjeu est planétaire, la Tunisie ne saurait se soustraire à cet effort commun salutaire: faire face au changement climatique et lutter contre les inégalités.

L’instabilité politique, le relâchement général et les abus en tous genres restés dans l’impunité ont lourdement impacté le pays, entravé la mise en œuvre de nombreux programmes et causé de graves dégâts. L’accélération du changement climatique risque de basculer la Tunisie dans de multiple vulnérabilités.

Une urgence à agir mais une léthargie générale semble s’installer

Bien que limitées par rapport aux autres pays, les émissions de gaz à effet de serre s’élèvent en Tunisie à 35 millions de tonnes équivalent CO2. Elles proviennent essentiellement de l’énergie (60%), de l’agriculture (22%), de l’industrie (11%) et des déchets (6%). L’ambition du pays est de réduire son intensité carbone de 45% à l’horizon 2030 par rapport à son niveau de 2010.

Ainsi, la Tunisie s’est fixée comme objectif d’assurer une transition énergétique du fossile au renouvelable dans la production d’électricité à un taux de 30% d’ici à 2030.

Un plan de transition écologique est élaboré par les pouvoirs publics. Il s’inscrit dans le cadre «d’une Stratégie de développement neutre en carbone et résilient aux changements climatiques (SNBC-RCC) à l’horizon 2050». Les besoins en financement pour la période pourraient s’élever à plusieurs milliards USD.

Le détail est précis dans un document présenté à la COP 27, je le cite : «En tenant compte des simulations globales des besoins en adaptation développées par l’UNEP, les besoins en financement de la Tunisie pour répondre au niveau élevé des risques climatiques attendus pourrait s’élever à plus de 408 millions USD dès 2022 (soit près de 2 % du budget national) pour atteindre le coût annuel de 475 millions USD à l’horizon 2030 et 1.179 millions USD à l’horizon 2050».

Les chantiers sont aussi nombreux qu’urgents. De la reconversion industrielle à la transition énergétique, mais aussi l’agriculture, la santé, le bâtiment, le tourisme ou le transport, toutes les filières sont concernées.

Où trouver ces financements? A quelles conditions ? La communauté internationale est-elle prête à mettre la main à la poche pour y contribuer? Difficile d’y croire.

Si les plus avertis, en Tunisie, estiment qu’il y a urgence à agir, une léthargie générale semble s’installer. Faute de stabilité, de suivi dans les actions et de renforcement continu de capacité, la Tunisie est encore loin de la mobilisation nécessaire.

Clarifier le débat sur la transition nous ouvre la voie aux bifurcations nécessaires 

La stratégie nationale bas carbone adoptée, définit bien une trajectoire globale de réduction des émissions, avec des déclinaisons sectorielles et une batterie d'indicateurs, mais son influence sur les politiques publiques, tant nationales que locales, reste encore marginale.

Plusieurs obstacles expliquent cette difficulté:

L’horizon très long du changement climatique, incompatible avec le «court-termisme» de la plupart des acteurs publics et privés;

L’incertitude liée à l'émergence de risques nouveaux engendrés par la crise climatique freine les investissements;

Les volumes de financement requis par la transition, vont au-delà des capacités de la majorité des acteurs publics, alors que la finance privée ne semble toujours pas prête à contribuer si ce n’est marginalement;

L’absence d'objectifs contraignants au niveau des secteurs et des types d’activité;

La faible mobilisation des partenaires sociaux et de la société civile dans les changements requis par la transition.

En revanche, les illusions rassurantes et le «Green washing», risquent d’enfermer le pays dans des trajectoires insoutenables. Le verdissement de façade, la récupération d'un discours environnementaliste vidé de sa substance, la mise en place d'innovations aux effets «écologiques» douteux, biaisent le débat public et empêche des choix démocratiques éclairés avec le risque de captation de la transition par les intérêts dominants. Clarifier ce débat nous ouvre la voie aux bifurcations nécessaires.

Pour «encercler» ces obstacles à une transition juste en Tunisie, le pays a besoin d'une planification écologique, c'est-à-dire d'un processus visant à assurer la cohérence de l'action publique et à accompagner la transition des filières industrielles et des secteurs clés de l'économie tunisienne.

Un changement radical de comportement de l’ensemble des acteurs de la société est nécessaire à la réussite de cette transition. Il ne peut être obtenu que si celui-ci s’inscrit dans un processus démocratique, fondé sur deux grands principes énoncés par l’ONU (protocole de Kyoto de 1977): le principe de participation et d’information, et celui de solidarité et de justice.

La planification écologique peut contribuer à organiser ce processus démocratique tant espéré en Tunisie.

Restituer au mot «transition» toute sa complexité et sa diversité

Le mot «transition» en Tunisie, a conquis en quelques années une audience et une visibilité considérables. Son essor est censé être l’expression du verdissement des politiques publiques, dans une situation d’urgences et de crises écologiques.

En raison de son aspect consensuel et rassurant, le mot a été repris et investi par d'autres acteurs: académiques, militants et associatifs et syndicaux en quête de solutions qui ne passeraient ni par l'État ni par le marché.

Aujourd'hui, le mot «Transition» s'est imposé comme un sésame, une incantation presque magique censée montrer combien la Tunisie s'est engagée dans la voie d'un changement, susceptible d'enrayer la (s) crise (s). Sa signification reste cependant floue et ambiguë. Elle ne dit rien du contenu concret des politiques et actions à engager.

L'argument de la transition vient généralement à propos dans les discours publics, visant à rassurer l'opinion en montrant combien les indispensables changements sont déjà en cours. Cette notion de transition rend aveugle, en raison d'au moins deux problèmes de taille:

• Premièrement, elle véhicule une image tronquée du changement socio-historique, qui ne se départit pas d'une vision linéaire du temps

• Deuxièmement, cette notion tend à surestimer les enjeux techniques et à minorer les enjeux socio-économiques et en particulier la question des inégalités entre les citoyens et entre les territoires.
La langue est un «paysage sonore» qui oriente la pensée. Les mots sont sans cesse pris dans des enjeux de pouvoir, ils s'élaborent dans des luttes d'appropriation, contre des entreprises de manipulation et de confiscation.

La «Transition» est de ceux-là. Recyclée dans le discours politiques, elle devient un instrument de la «grande adaptation» pointée par Romain Felli, je le cite «cette nouvelle injonction du capitalisme néo-libéral qui tente d'étendre son pouvoir à la faveur du choc climatique».

Penser la transition suppose de sortir du faux dilemme de la rupture et de la continuité et de s’éloigner de l'idée convenue du passage d'un état à un autre. Il faut aussi déplacer le questionnement sur la manière dont la ou plutôt les transitions sont ou peuvent être habitées.

L'enjeu est moins d'élaborer un modèle clés en main qui procéderait à un ajustement systémique permettant de corriger les erreurs de l'ancien modèle, mais d'être attentif à la fragmentation et aux multiplicités.

Nous savons désormais assez précisément comment il est possible d’atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre que nous nous sommes fixés : Tirer les freins de l’urgence et s’extraire du système productiviste.

Il s’agit notamment de modifier nos productions et notre consommation dans le sens d’une plus grande sobriété, grâce à des changements de pratiques individuelles, mais surtout grâce à des transformations structurelles obtenues par des investissements massifs dans les énergies renouvelables, la rénovation thermique des bâtiments, les alternatives aux transports thermiques et l’agriculture notamment.

Mais pour le gouvernement, passer de la parole aux actes lui faudra d’abord être capable de mobiliser l’ensemble de la population en faveur d’une politique de sobriété.

Nous vivons «la fin de ce qui pouvait apparaître comme l’abondance», les prix de pétrole, gaz et électricité s’envolent, un été caniculaire où les forêts ont brulé et l’eau a manqué appellent à une mobilisation collective, placée sous le signe de «sobriété» volontaire ou subie.

La sobriété, c'est à la fois moins quantitativement mais mieux qualitativement. Le peuple n’acceptera la sobriété que si elle associe la nouvelle éthique de la consommation à un idéal de justice redistribuant les cartes du contrat social en même temps que celles de l'énergie.

Impliquer les concitoyens dans des délibérations sur les contours de ces formes nouvelles de vie commune est indispensable. Nous ne pouvons pas nous passer de dialogue.

Je suis de ceux et de celles qui, après avoir cru à une cosmopolitique du climat, après avoir assisté à plusieurs COP, arrivent à penser que c'est en luttant contre toutes les inégalités, en prenant soin des milieux de vie - plantes et animaux compris - et en réorganisant toutes nos activités dans le sens de cette responsabilité que nos sociétés et collectivités locales retrouveront de la puissance d’agir, et non en se reposant sur des technostructures paralytiques.

En un mot «faire barrière au monde d’avant» comme aimait répéter Bruno Latour avant sa disparition.

Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris- Saclay

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