Opinions - 08.02.2022

Hatem Kotrane: Nous avons un roi, sauf l’hérédité !

Tunisie: Nous avons un roi, sauf l’hérédité !

1. L’expression est de Louis Blanc (journaliste et historien français, membre du gouvernement provisoire de 1848 et député sous la 3ème République) et résume les pouvoirs du président sous la 3ème république en France, comparables à ceux d’un monarque parlementaire. Nous devions déjà utiliser cette même expression dans un article que nous projetions de publier le lendemain même du décret présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021, relatif aux mesures exceptionnelles, qui étaient venues perpétuer une situation amorcée le soir du 25 juillet avec l’adoption successive du décret Présidentiel n° 2021- 69 du 26 juillet 2021, portant cessation de fonctions du Chef du Gouvernement et de membres du Gouvernement, du décret Présidentiel n° 2021-80 du 29 juillet 2021, relatif à la suspension des compétences de l'Assemblée des représentants du peuple et du décret Présidentiel n° 2021-109 du 24 août 2021, relatif à la prorogation des mesures exceptionnelles relatives à la suspension des compétences de l'Assemblée des représentants du peuple).

Nous avions dû abandonner la publication de notre article et demandé alors à Leaders de s’abstenir de le faire de peur que notre réaction ne soit interprétée comme la marque d’une attitude inamicale, hostile au changement.

2. Or, ne voilà-t-il pas que par décision annoncée la nuit du 5 février depuis le ministère de l’intérieur, le président de la République annonce la dissolution pure et simple du Conseil supérieur de la magistrature ! La décision serait fondée sur des accusations de corruption dudit Conseil supérieur de la magistrature contre lequel le Président a appelé ses partisans à manifester sous le slogan: "Le peuple veut nettoyer le système judiciaire".

3. Et que dire de cet argument souvent mis en avant par le Président de la République, selon lequel la justice ne serait pas un pouvoir indépendant comparable aux pouvoirs législatif et exécutif, mais un simple service public ? L’argument peut trouver quelque appui, dès lors que la bonne administration de la justice n’est point l’affaire des seuls juges mais constitue bien un des piliers de toute l’organisation politique et constitutionnelle du pays au point d’occuper normalement une place de choix, dans les régimes démocratiques, au niveau des programmes électoraux des prétendants aux élections présidentielle et législatives dont ils sont seuls comptables auprès de leurs électeurs, alors que les juges ne sont points élus et ne rendent pas compte publiquement des résultants obtenus en ce domaine.

4. L’Etat et les pouvoirs élus (Président de la République, gouvernement et députés) ne sauraient donc être indifférents face aux dérives de la justice et des juges, surtout lorsque ces derniers s’étaient autorisés, à plusieurs reprises, à des mouvements de grève, aboutissant à geler au détriment des justiciables la bonne marche de la justice et ce, en violation totale des règles définissant le statut des magistrats, dont l’article 18, tel que modifié par la loi organique n° 85-79 du 11 août 1985, aux termes duquel « Sont formellement interdites aux membres du corps judiciaire, la grève et toute action concertée de nature à perturber, entraver ou arrêter le fonctionnement des juridictions » et au mépris du « droit de réserve », corollaire inséparable de l’indépendance des juges à l’égard du pouvoir exécutif, appelant les juges à « …s'abstenir de tout acte ou comportement susceptibles de porter atteinte à l'honneur de la profession » (Article 24 (nouveau), tel que modifié par la loi organique n ° 2005-81 du 4 août 2005) ?

5. Autant d’abus qui se sont produits devant nos yeux, dans un silence assourdissant du Conseil supérieur de la magistrature lui-même ! En face, les gouvernements successifs laissaient tout filer, car il était bien peu imaginable que, vu le rapport de force et la tendance effrénée au démantèlement de l’Etat, y compris – hélas de la part des personnes investies des plus hautes fonctions -, des suites aient pu être données à ces mouvements de grève ou que des poursuites disciplinaires aient même pu être engagées, ou encore que des retenues de salaires aient pu être effectuées correspondant aux jours d’arrêt de travail ainsi délibérément décidés(1).

Sauver la République en préservant l’indépendance de la justice par rapport au pouvoir exécutif!

6. Fallait-il se résigner et accepter que l’on continue à démanteler l’Etat et les valeurs de la République de la part de ceux-là mêmes qui sont les garants de l’application de la loi?
Certainement pas! Et l’initiative présidentielle aurait pu s’inscrire comme base d’un sursaut républicain en vue de sauver le pays de l’état d’anomie et de déliquescence dans lequel il était plongé, de restaurer les piliers de l’État et de préparer une vision globale d’une politique républicaine qui résiste au chaos !

7. Dans un précédent article intitulé : « L’initiative présidentielle du 25 juillet 2021: Vers une nouvelle gouvernance pour sauver la République» paru sur Leaders du 30 juillet 2021, l’initiative  du Président de la République du 25 juillet 2021 trouvait, à notre avis, une base constitutionnelle solide, déjà exposée dans un autre article d’il y a une année(2), celle tirée de l’article 72 de la Constitution, «où le Président de la République, Chef de l’Etat et symbole de son unité, tenu de garantir son indépendance et sa continuité, prend lui-même conscience de l’ampleur de la difficulté créée par cette même Constitution et décide, de sauver l’essence même de la République et de son texte fondateur».

«D’aucuns y verraient un coup d'État ! Or, il n’en est rien! Il ne s’agirait point d’un renversement du pouvoir par une personne investie d'une autorité, de façon illégale et brutale. Un Président de la République, de surcroît lorsqu’il a été élu à plus de 70% des voix des électeurs à la dernière élection présidentielle, pourrait être enclin à répondre au devoir historique et impérieux lié à sa haute charge et emprunter des voies exceptionnelles, voire extraconstitutionnelles, permettant de sauver l’essence même de la République et de sa Constitution!».

8. Nous mesurons, six mois après, le risque que nous eussions été leurrés ! Notre leurre, parfaitement assumé, n’est pas lié au fait d’avoir tenté, au-delà de tous les débats constitutionnels, de trouver une base légitime à l’initiative du Président de la République, en recourant à une théorie empruntée au droit civil et au droit pénal, celle de l’état de nécessité, La nécessité motive l’action, dit-on pour résumer cette théorie, où la personne qui l’invoque est placée devant un non-choix, elle s’incline devant la nécessité : elle ne décide rien mais obéit. L’évidence, critère déclencheur de l’urgence ou de l’impérieuse nécessité, suppose qu’il n’y ait pas d’alternative entre agir d’une façon ou d’une autre et entre agir et ne pas agir. Cette évidente nécessité empêche toute interprétation juridique, qui suppose de délibérer et d’argumenter pour subsumer telle action sous la règle.

9. Peut-on continuer, en toute bonne foi, à rechercher une légitimité constitutionnelle aux mesures arrêtées depuis le soir du 25 juillet, reconduites le soir du 24 août 2021 et singulièrement officialisées par le Décret 117 du 22 septembre 2021 et par la dernière décision annoncée le soir du 5 février portant dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, alors même que l’article 80 de la Constitution, mis en avant comme base constitutionnelle, interdit formellement la prise de telles mesures ?
Comment résoudre autant de contradictions et prévenir, surtout, le passage d’une euphorie populaire en une  désillusion généralisée face aux prémices d’une nouvelle dictature ?

La mise place d’une nouvelle organisation durable des pouvoirs!

10. En portant dissolution du Conseil supérieur de la magistrature sous prétexte de lutter contre la corruption, le Président ne poursuit-il pas moins, en réalité, la même nouvelle organisation durable des pouvoirs, en totale métamorphose des orientations et principes enchâssés dans la Constitution du 27 janvier 2014, en substituant en particulier à la dilution des pouvoirs qui la marquait si nettement un système de concentration absolue des pouvoirs entre les mains du Président de la République!

11. Voilà un choix tout à fait individuel, pris par un homme seul sans consultation des acteurs politiques, des organisations nationales et des associations de la société civile et qui ne manquera pas de diviser, encore plus, la classe politique et l’ensemble des Tunisiens en rappelant les mauvais souvenirs des régimes personnels qui ont gouverné la Tunisie.

Certes, des personnalités nationales  notoires – ainsi le bâtonnier de l’Ordre national des avocats – ont pu trouver un fondement à une telle mesure en appelant à reconsidérer la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Il a même été soutenu qu’en France, par exemple, ledit  Conseil supérieur de la magistrature serait présidé par le Président de la République. Or, il n’en est plus ainsi depuis surtout la réforme introduite par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui met fin à la présidence du Conseil par le Président de la République, élargit la composition du Conseil, reconnaît au Conseil une compétence consultative pour la nomination des procureurs généraux et permet à un justiciable de saisir directement le Conseil à titre disciplinaire.

L’article 64 de la Constitution française affirme bien que : « Le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire ». Mais là s’arrête sa mission ! Il n’a plus d’emprise sur le fonctionnement dudit Conseil désormais présidé par des magistrats (premier président de la Cour de cassation pour la première formation, procureur général près la Cour de cassation pour la deuxième). Le ministre de la justice n'est plus vice-président, mais il peut participer aux séances des deux formations, sauf en matière disciplinaire. Enfin, quatre nouveaux membres sont ajoutés dans chaque formation : un avocat et trois personnalités qualifiées supplémentaires.

Les autorités politiques sont donc moins présentes directement dans le Conseil supérieur de la magistrature en France, étant rappelé que le  Conseil supérieur de la magistrature a pour équivalents, dans l’ordre administratif, le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel et le Conseil supérieur des chambres régionales des comptes. 

Restaurer la légitimité constitutionnelle par la sauvegarde des droits et libertés, et l’indépendance de la justice!

12. Restaurer la légitimité constitutionnelle passe, avant tout, par une reconsidération des pratiques d’atteinte aux libertés individuelles et des restrictions aux droits fondamentaux, qui s’opèrent depuis le 25 juillet, surtout celles d’un recours immodéré à l’assignation à la résidence surveillée, aux restrictions de voyage d’un nombre important de citoyens sans fondement légal clair, ainsi que la poursuite de civils devant les tribunaux militaires. Un des points positifs du décret 117 du 22 septembre 2021 est d’avoir au moins pris le soin de rappeler, aux termes de son article 20, que : « Le préambule de la Constitution, ses premier et deuxième chapitres et toutes les dispositions constitutionnelles qui ne sont pas contraires aux dispositions du présent décret Présidentiel, continuent à être appliquées ».  Disposition toutefois sibylline qui tend à transgresser le principe de la primauté de la Constitution sur tous les autres textes alors que le décret 117 semble conditionner l’application des dispositions constitutionnelles à leur compatibilité avec ses propres dispositions!

13. Convient-il de rappeler également que le chapitre II de la Constitution portant sur les droits et libertés interdit dans son article 49 que des restrictions soient apportées à leur substance, en précisant que les restrictions légales ne peuvent être établies que pour répondre aux exigences d’un État civil et démocratique, et que « Les instances juridictionnelles assurent la protection des droits et libertés contre toute atteinte », ce qui atteste, si besoin en était encore, que ledit Chapitre II de la Constitution est intimement lié au Chapitre V portant sur le pouvoir juridictionnel dont l’article 102 rappelle solennellement que: « La magistrature est un pouvoir indépendant, qui garantit l’instauration de la justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et libertés.

Le magistrat est indépendant. Il n’est soumis, dans l’exercice de ses fonctions, qu’à l’autorité de la loi. ».

14. La Tunisie reste par ailleurs, faut-il de surcroît le rappeler, liée par les dispositions des conventions internationales des droits de l’homme dûment ratifiées, reconnues comme étant  « supérieures aux lois » par l’article 20 de la Constitution, y compris le Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont l’article 4 autorise, certes, les Etats parties, « dans le cas où un danger public exceptionnel menace l'existence de la nation et est proclamé par un acte officiel  à prendre, dans la stricte mesure où la situation l'exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte.. ». De surcroît, ajoute le même texte, « Les Etats parties au présent Pacte qui usent du droit de dérogation doivent, par l'entremise du Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies, signaler aussitôt aux autres Etats parties les dispositions auxquelles ils ont dérogé ainsi que les motifs qui ont provoqué cette dérogation. Une nouvelle communication sera faite par la même entremise, à la date à laquelle ils ont mis fin à ces dérogations ».

15. Enfin, il est utile de rappeler les observations finales adoptées le 27 mars 2020 par le Comité des droits de l’homme à l’issue de l’examen du sixième rapport périodique de la Tunisie au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, où ledit Comité s’est dit préoccupé en particulier par « Le recours abusif au décret no 78-50 du 26 janvier 1978, réglementant l’état d’urgence et les pouvoirs conférés à la police pour exécuter des ordonnances exécutives restreignant substantiellement les droits et libertés fondamentales » et par «  L’absence de contrôle juridictionnel adéquat de ces ordonnances exécutives, privant ainsi les personnes qui y sont soumises de leur droit de contester la légalité, la nécessité et la proportionnalité de ces mesures (art. 4, 7, 9, 10, 14, 18 et 19) ».

Selon le Comité, l’État partie devrait  en conséquence :

« a) Envisager de cesser la prorogation continuelle de l’état d’urgence ;

b) Accélérer le processus d’adoption d’une loi qui soit conforme aux dispositions de l’article 4 du Pacte et à l’observation générale no 29 (2001) du Comité sur les dérogations au Pacte en période d’état d’urgence;

c) Garantir la primauté du droit et le respect des droits intangibles consacrés dans le Pacte durant l’état d’urgence, en particulier le droit à l’application régulière de la loi;

d) Mettre un terme à l’usage abusif de l’assignation à résidence, aux restrictions à la liberté de circulation et aux violations du droit à la vie privée » (Cf. CCPR/C/TUN/CO/6, Para. 29 et 30).

16. Osons espérer alors un respect plus cohérent de l’ensemble de ces droits et libertés. Et pour y parvenir, travaillons ensemble pour la restauration d’une justice indépendante du pouvoir exécutif, responsable et efficace !

Transformer l’état d’exception en un espace de dialogue national démocratique!

17. Notre avis demeure pour notre part que le Président de la République devrait renouer contact avec les principales parties prenantes, y compris quoiqu’il semble persister à les exclure en bloc, les partis politiques, les organisations nationales au premier rang desquelles les organisations syndicales représentatives des travailleurs et des employeurs, les instances nationales indépendantes, les organisations de défense des droits de l’homme, les organisations des enfants et des jeunes – à qui l’avenir appartient – ainsi qu’en ayant recours à des experts reconnus dans les domaines notamment juridique et économique, en vue de restaurer les bases de l’Etat de droit  et redonner vigueur à l’expérience démocratique de la Tunisie moderne.

18. Un tel Dialogue national pourrait inscrire, comme axes prioritaires, la rédaction rapide d’une nouvelle Constitution corrigeant toutes les lacunes de la Constitution du 27 janvier 2014 et d’une nouvelle loi électorale permettant au pays d’être réellement gouverné.
En même temps, le Dialogue national devrait avoir pour missions de:

Restaurer les piliers de l’Etat et contrer toutes les tentatives de saper les principes de la République, établir un espace citoyen ouvert à tous pour protéger l’Etat et ses institutions de toutes les forces de l’extrémisme, de la corruption, du populisme et du corporatisme, et préparer une vision globale d’une politique de la République qui résiste au chaos et propose des stratégies et des programmes pour promouvoir l’Etat civil dans divers domaines et réformer les politiques et les institutions. Un espace qui intègre Toutes et Tous sans surenchère idéologique ni dépendance vis-à-vis des intérêts internes et externes.

Construire une culture de politique démocratique participative visant à élever le statut de l’action politique en tant qu’engagement à changer la société, d’une société fondée sur l’ignorance, la privation et la marginalisation sociale et économique à une société visant à parvenir à l’inclusion sociale et au développement inclusif tout en défendant la souveraineté nationale et en protégeant les ressources naturelles du pays et l’environnement.

C’est à ce prix que le Président de la République redeviendra alors ce qu’il a promis d’être en prêtant serment au lendemain de son élection: « le Chef de l’État et le symbole de son unité. Il garantit son indépendance et sa continuité et il veille au
respect de la Constitution» (Article 72 de la Constitution).

C’est aussi à ce prix que le peuple tout entier réinscrira éternellement la Tunisie dans sa confiance !

Hatem Kotrane
Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques,
politiques et sociales de Tunis

(1) Cf. notre article  « Des Dieux et des héros ! A propos de la grève des magistrats », La Presse de Tunisie, 30 décembre 2016, Leaders, 21 novembre 2020

(2) Cf. notre article  «Vers une nouvelle gouvernance pour sauver la République», Leaders du 11 février 2021


 

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